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Qu’est-ce qui a conduit Charles Michel à sa perte ?

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Charles Michel a fini par présenter la démission de son gouvernement. Ce qui a commencé par un désaccord au sujet d’un pacte international s’est rapidement transformé en une crise à l’échelle nationale.

Tout ce qui s’est passé ces dernières semaines au sein du gouvernement Michel ne peut être compris qu’à travers les dernières élections en octobre et la perspective des prochaines élections en mai. Ce n’est pas un hasard si les partis qui se sont braqués lors de la crise de Marrakech étaient aussi les vainqueurs des élections communales – Open VLD et Groen. Et la N-VA, bien qu’elle ait revendiqué la victoire alors que ce n’est pas tout à fait le cas.

C’est même le contraire. Les élections municipales ont surtout enseigné à la N-VA que la victoire n’est plus « acquise ». Hormis à Anvers et sa « ceinture dorée » (dixit Bart De Wever) et les succès remportés dans certaines villes et communes – Theo Francken à Lubbeek, Zuhal Demir à Genk, Steven Vandeput à Hasselt, Lorin Parys à Louvain – il y a eu surtout des pertes. Souvent, la N-VA a perdu plus de cinq pour cent, parfois plus de dix pour cent. Également dans les communes où la N-VA livrait le bourgmestre. Un exemple remarquable est celui de Bilzen, dans le sud du Limbourg, où Frieda Brepoels, une star de la N-VA, était bourgmestre. Pourtant, la N-VA a dégringolé de manière inattendue de 28,1 % à 18,1 %.

Ce phénomène s’est produit ici et là en Flandre. Conclusion : pour un parti comme la N-VA, la « bonne gouvernance » ne suffit pas. Un slogan tel que « voor een veilig en welvarend Vlaanderen » (pour une Flandre sûre et prospère) est apparemment trop mou pour s’attacher les électeurs. Theo Francken et Bart De Wever sont les plus habiles à traduire la résistance flamande aux potentielles menaces extérieures.

Manifestement, c’est la leçon pour l’ensemble du parti après les élections communales: on emmerde le sens de l’état. Au moins jusqu’aux prochaines élections, la N-VA sera de nouveau le parti qui fonce. Moins d’un mois après les élections communales, la N-VA s’est emparée de « Marrakech » pour mener le forcing au sein du gouvernement Michel, et si nécessaire quitter le cabinet.

« Marrakech » est un cas d’étude intéressant. Il y a deux raisons pour lesquelles Theo Francken n’a pas fait de bruit plus tôt autour du Pacte (ce dont l’opinion publique et ses partenaires de la coalition l’accusent, et ils n’ont pas tort).

Premièrement, parce que tous les pays d’Europe occidentale ont négocié ce pacte au sein des Nations Unies, aucun parti au pouvoir n’a fait échouer ces négociations. Ni la Belgique, ni l’Autriche, ni l’Allemagne, ni le Danemark ou les Pays-Bas.

Il est désormais notoire que le cabinet de Theo Francken a joué un rôle particulièrement actif dans la détermination de la position de la Belgique dans ces négociations. Les interventions belges auraient contribué à ce que dans le texte final de « Marrakech », la différence entre migration légale et illégale soit préservée, qu’il n’y ait pas de catégorie distincte de réfugiés climatiques, qu’une liste des droits sociaux inaliénables des migrants soit supprimée, etc. Cela indique qu’une partie de l’ONU voulait aller beaucoup plus loin, mais que les États membres d’Europe occidentale se sont également beaucoup opposés. Si c’est aussi le « mérite » de la Belgique, c’est aussi celui de Francken. Cela rend le virage de la N-VA encore plus abrupt, ce qui explique encore mieux pourquoi les partenaires se sont sentis d’autant plus piégés après coup.

Deux : le mois précédant les élections municipales du 14 octobre, un politicien de race comme Theo Francken s’occupait de plus en plus du… 14 octobre. Un exemple. La dernière réunion au cours de laquelle le gouvernement belge a donné le feu vert au Pacte de Marrakech a été la réunion entre le Coormulti (la réunion de coordination entre tous les cabinets concernés – y compris ceux de la N-VA) et les services publics du 12 septembre.

En résumé : l’agenda des migrations était de toute façon chargé et les régimes électoraux ont fait le reste – Francken avait d’autres chats à fouetter que sa communication sur « Marrakech ». Ce n’est que fin octobre, après l’opposition de la droite radicale et de l’extrême droite au pacte de Marrakech dans toute l’Europe, que le sommet de la N-VA s’est saisi de cette question pour montrer clairement que le temps de la volonté de compromis était fini dans le domaine politique après tout si important de « l’asile et des migrations ».

Dans la période  » post-14 octobre « , lorsque la N-VA s’est mise à adopter une position d’ultraprincipe autour de  » Marrakech « , d’autres partis avaient presque tout autant de bonnes raisons d’adopter une position de principe presque égale sur ce même « Marrakech ». Kristof Calvo et Meyrem Almaci ont poursuivi dans cette voie pour le parti d’opposition Groen, qui a célébré les meilleures élections communales de son existence le 14 octobre 2018. Tant dans les négociations en coulisses sur la composition des collèges d’échevins (Ostende, Vilvorde, Gand,….) que lors de leurs interventions politiques au forum public, les ténors du parti les plus importants ont enfoncé l’accélérateur. Dans ces cercles, « Marrakech » est devenu un symbole aussi grand qu’à la N-VA, mais inversement.

Au sein du gouvernement, l’Open VLD a rapidement fait sien ce message vert. Et puis il y a le Vice-Premier Ministre Alexander De Croo (Open VLD).On a vu le ministre de la Coopération au développementse transformer en un ardent défenseur d’une coopération accrue entre le Nord et le Sud et de la suppression de frontières inutiles. Le 2 décembre, De Croo a twitté depuis l’Afrique du Sud, entouré d’habitants enthousiastes : « On a day like this, we are all global citizens » (Par un jour comme celui-ci, nous sommes tous des citoyens du monde).

C’était au beau milieu de la crise de Marrakech, où la N-VA a essayé de convaincre les partenaires de la coalition fédérale que des pactes comme celui de Marrakech s’inscrivaient dans une évolution imposée par au-dessus vers un « monde global ». Mais l’Open VLD n’a-t-il pas dit qu’il voulait vraiment cette évolution ? Inspiré par le libéralisme « tout est possible » de Gwendolyn Rutten, l’Open VLD a pris ces dernières semaines une position infiniment plus « ouverte » que ne l’avait affiché ce même Open VLD lorsque Maggie De Block était Secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration sous le gouvernement Di Rupo – elle aussi a montré qu’elle était plus stricte que ces dix derniers jours, quand elle s’est hâtée de donner une image inhumaine et dure à son successeur Theo Francken.

Cette division interne au sein du gouvernement est exacerbée par des erreurs de construction qui, dès le départ, ont mis en évidence la faiblesse de ce gouvernement. Cela commence par le poste de Premier ministre de Charles Michel. En fait, il est inédit que le président d’une petit partenaire de coalition obtienne la direction d’un gouvernement – aux élections législatives la N-VA a engrangé 1.366.397 voix, le CD&V 787.058, l’Open VLD 659.571 et le MR seulement 650.260, soit même pas la moitié de celles de la N-VA. En raison du jeu de la répartition des sièges ajustée en fonction de la communauté, le MR (20 sièges) passe en deuxième position, après la N-VA (33 sièges) mais avant le CD&V (18 sièges) et l’Open VLD (14 sièges). En tant que membre de la N-VA et Némésis de la Belgique francophone, Bart De Wever ne voulait (et ne pouvait) pas diriger le gouvernement fédéral, bien qu’en tant que leader incontesté du parti gouvernemental le plus fort, il était au fond la bonne personne pour être Premier ministre. Ainsi, au nord et au sud du pays, si De Wever n’était pas disponible, on s’attendait à ce que Kris Peeters devienne Premier ministre – lui-même, soit dit en passant – jusqu’à ce que le président du CD&V, Wouter Beke, donne la priorité à Marianne Thyssen au poste de commissaire européen. C’est pourquoi le poste de Premier ministre s’est soudainement retrouvé aux mains du numéro un du seul parti francophone de ce cabinet. C’est ainsi qu’est né le gouvernement inédit Michel.

Depuis le début, on s’est interrogé sur la viabilité de ce cabinet, même si, en même temps, les observateurs ont accordé le bénéfice du doute à cette construction asymétrique. Il est vite apparu que les sceptiques avaient raison. En imposant des corrections sociales au reste de cette coalition de centre-droit, Kris Peeters, au nom du CD&V et en partie à contre-courant de son passé Unizo, a irrité les autres partis flamands – d’où le surnom de « cabinet de la discorde ». Au fond, Peeters a surtout aidé le MR de Charles Michel, qui pour maintenir le cap du gouvernement acceptable en Belgique francophone, a opéré un glissement vers la gauche. En conséquence, Bart De Wever a été constamment contraint de faire comprendre depuis Anvers que ce gouvernement devait rester de droite et qu’il devait régulièrement exhorter Charles Michel à changer le cours du gouvernement. De Wever donnait l’impression d’être déjà en « mode campagne » dès le premier mois après avoir prêté serment en 2014. La N-VA avait l’aura du parti au pouvoir en Flandre, et cela se confirmerait à chaque mois et à chaque sondage. Entre-temps, Charles Michel n’avait d’autre choix que de subir constamment le joug de De Wever : garder son gouvernement uni et rester Premier ministre.

Après les élections du 14 octobre aussi, cet écart s’est également révélé trop important. Le MR s’est pris une raclée, le PS ne s’est pas brisé au fédéral (et depuis l’année dernière aussi dans l’opposition wallonne), mais s’est mobilisé pour redevenir le premier parti de la Belgique francophone.

C’est pourquoi Charles Michel s’est vu contraint de se manifester en héros wallon, non pas en battant le tambour linguistique, mais en se positionnant (tout comme la N-VA, mais inversement) sur des thèmes éthiques et internationaux. Pour Michel, aller à Marrakech, c’était soudain se placer « du bon côté de l’histoire ». Le public francophone ainsi que la N-VA ont très bien compris cette pique: sans le dire textuellement, il a déjà placé la N-VA du « mauvais côté » de l’histoire. Entre les lignes : collabo un jour, collabo toujours.

Bart De Wever est particulièrement sensible à ce genre de signaux. Il a renvoyé la balle à Michel en lui expliquant les véritables rapports de force sur la VRT:  » Michel a besoin du soutien de l’opposition et dans les faits, c’est moi. Il doit venir me le demander à Anvers et je lui dirai oui ou non. Et il retourne le couteau dans la plaie : « Pendant des années, on a répété à Michel que j’étais son Premier ministre de l’ombre, mais à présent, il est en toute transparence la marionnette de Bart De Wever « .

La fin de Michel I a évidemment aussi été la mort de Michel II. Un gouvernement minoritaire, d’accord, mais un gouvernement qui n’a qu’un tiers des sièges à la Chambre est une parodie de démocratie parlementaire. C’était déjà évident à la chute du gouvernement Michel, lorsque le Premier ministre et les présidents des partis de la majorité restante avaient convenu entre eux qu’il n’y avait pas de nouveau gouvernement, et que c’était précisément la N-VA qui a eu la surprise d’apprendre que Michel ne s’était pas rendu à Laeken, mais qu’il avait présenté lui-même la nouvelle composition à la presse et que ce n’est qu’ensuite il est allé voir le roi Philippe.

Le Premier ministre a ignoré le plus longtemps possible une réalité pourtant claire et, la tête haute, il l’a fait encore pendant une dizaine de jours, comme si le sol ne s’était pas dérobé sous sa coalition. Le Premier ministre Michel et sa coalition interurbaine ont essayé d’utiliser la fiction de « Michel II » pour expliquer que la N-VA était la cause de cette crise gouvernementale, et non les trois autres partis. Que la N-VA ne veuille pas continuer avec ce cabinet, et que la ligne anormalement dure de Francken, De Wever et co n’était qu’une mascarade pour provoquer des élections.

Grâce aux dons généreux, la N-VA possède de loin le plus grand trésor de guerre, ce qui signifie qu’elle n’a aucun problème à financer deux campagnes électorales coûteuses de suite. Premièrement, lors des élections fédérales, la N-VA peut capitaliser sur son opposition courageuse à « Marrakech », seule contre tous les autres partis  » Marrakech « . La formation d’un gouvernement fédéral sera alors pratiquement impossible, d’autant plus que ces discussions auront lieu lors de la campagne électorale flamande et européenne du mois de mai. Et lors de ces élections flamandes, la N-VA peut à nouveau tirer la carte anti-fédérale, pro-flamande : « Vous voyez que cette Belgique ne fonctionne pas ». Le principal parti du gouvernement fédéral de ces quatre dernières années s’efforcera autant que possible de s’opposer à ce même État fédéral. Cela peut sembler illogique et impossible, mais la N-VA parie qu’elle s’en tirera aussi avec cette explication.

La stratégie électorale un peu trop transparente de la N-VA ne change rien au fait que l’analyse politique fondamentale de De Wever and Co. est correcte, et même légitime. Un gouvernement dispose de la moitié plus un siège. Si ce n’est pas le cas, le gouvernement cesse d’exister. Le Premier ministre est mort. Vive le Premier ministre.

PS : Le 19 décembre dernier, l’Assemblée générale des Nations Unies à New York a adopté le Pacte des Nations Unies sur les migrations. La Belgique aussi. Il convient de noter que la Belgique, comme le Danemark ou les Pays-Bas, a joint une « note interprétative » à cette approbation. Donc un texte avec ses propres accents belges et quelques réserves. C’est-à-dire, à peine un jour après que Charles Michel ait finalement présenté sa démission au roi, la preuve presque matérielle que lors de la crise passée, le Pacte de Marrakech lui-même n’était pas le véritable enjeu, ni dans un camp, ni dans l’autre. Dans ce pays, un pacte international sur les migrations et les réfugiés a servi d’alibi à une lutte interne entre les partis belges, tous tout aussi focalisés sur les prochaines élections.

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