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Quatre scénarios pour l’après-corona : du retour à la normale à l’effondrement total

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Plus rien ne sera-t-il comme avant, une fois le virus vaincu ? Cette crise peut être une opportunité de transformer le monde… ou pas. Une étude dévoile les hypothèses plausibles.

À quoi ressemblera le monde d’après ? A l’heure où les réflexions fusent dans tous les sens sur l’avenir de notre société, une fois le virus vaincu, Frédéric Claisse, chercheur de l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique, s’est livré à une synthèse passionnante dans les ‘Notes de veilles prospectives de l’institut« .

« Première pandémie vécue et commentée en direct par l’humanité, un tel événement bouleverse les représentations que nous avons de nous-mêmes et de nos sociétés, entame-t-il. Pour certains, il offre une opportunité de revoir l’ordre de nos priorités, de transformer en profondeur nos comportements individuels et collectifs. Pour d’autres, il constitue une sorte de fait de nature, une épreuve redoutable mais que nous surmonterons de manière à reprendre le cours de nos activités – en espérant pouvoir en tirer des leçons pour éviter que la crise ne se reproduise et renforcer notre résilience. Pour d’autres enfin, en affectant les chaînes d’interdépendance qui constituent la trame même de notre mode de production et de consommation, il expose la vulnérabilité du système des échanges internationaux, au point que celui-ci pourrait connaître un effondrement total ou partiel. »

Quatre scénarios sont donc sur la table : la transformation du monde, le retour à la normale, la résilience ou l’effondrement pur et simple. « Ces scénarios ne s’excluent pas mutuellement », précise le chercheur. Qui ajoute : l’objet de son travail n’est pas de les juger positivement ou négativement

Transformation : remettre notre modèle en question

« La crise sanitaire et plus particulièrement le confinement représentent pour les tenants de ce scénario une occasion de remettre en question un modèle qu’ils estiment en bout de course, écrit Frédéric Claisse. La force de ce registre, très présent depuis le début de la crise, est de se poser en modèle d’explication de la crise : la situation actuelle serait l’aboutissement d’une trajectoire intenable, qui portait déjà en elle les germes d’un bouleversement majeur. La pandémie agit ici comme un ‘révélateur’ : il ne pourra y avoir de retour à la normale, car elle montre à quel point la situation précédente ne l’était pas. » C’est singulièrement la thèse, en Belgique francophone, de partis comme le PS ou Ecolo.

Le modèle à remettre en cause prend d’ailleurs des formes différentes. « Pour les uns, le Covid-19 vient interrompre un système qui était en train de causer la destruction de l’environnement et d’accélérer le réchauffement climatique. Dans cette perspective, pour reprendre l’expression de Jonathan Piron (du think tank écologiste Etopia), c’est davantage d’un ‘plan de sortie’ que d’un plan de relance que nous aurions besoin. Pour les autres, la pandémie révèle l’impasse d’un modèle de gouvernance qui a vu l’État se désinvestir de ses missions de service public, au risque de compromettre la santé de ses citoyens. Face à ces défaillances, ils voient dans la crise sanitaire une opportunité pour un retour de l’État social. »

La politique, souligne le chercheur, pourrait se remettre à penser à long terme. « Un facteur pourrait même avoir un effet d’accélérateur sur ce scénario : la transformation potentielle de la crise en scandale sanitaire dans la période de l’après. Selon les estimations de la Commission européenne, la capacité des États membres ne pourra répondre qu’à 10% seulement de la demande d’équipement de protection et de matériel médical. » La polémique sur les masques, chez nous, a des équivalents dans de nombreux pays, France en tête.

Retour à la normale : business libéral as usual

Plus rien ne sera plus comme avant ? Rien n’est sûr. « D’autres observateurs se déclarent sceptiques quant aux effets de la pandémie de Covid-19 sur la capacité des États à transformer en profondeur leurs référentiels d’action et opérer un virage social, souligne Frédéric Claisse. Du reste, le retour à la normale correspond à un souhait exprimé par de nombreux acteurs économiques et financiers. Dès aujourd’hui, beaucoup d’entre eux manifestent leur pleine confiance dans la capacité du capitalisme à surmonter les crises qui le remettent périodiquement en cause. Témoin parmi d’autres de cet état d’esprit, l’entrepreneur milliardaire Mark Cuban affirme ainsi que c’est bien ‘le capitalisme qui nous sauvera’ quand le monde sortira de la pandémie. Georges-Louis Bouchez, président du MR, a parfaitement endossé cette position dans notre paysage politique.

« Pour les promoteurs les plus actifs du libéralisme, ajoute le chercheur, la crise n’est d’ailleurs pas le résultat d’une absence ou d’une faillite de l’État, mais au contraire, comme l’affirme Jean-Philippe Delsol (président de l’Institut de Recherches Économiques et Fiscales, think tank libéral), de ‘décennies d’étatisation de la santé’ – avançant pour preuve que les États qui semblent avoir le mieux géré la crise, la Corée du Sud et Taïwan, ont un système de santé largement privatisé. » Sur le plan environnemental, le politologue François Gemenne pense au contraire que, malgré « des effets positifs de court terme », le confinement sera « une catastrophe pour le climat ».

Dans un tel scénario, une fois levée la période de confinement, les individus, trop heureux de reprendre le cours de leur vie, se remettront à voyager et à consommer comme avant. « En réalité, ce scénario de continuation est plus ambivalent qu’il n’y paraît, estime-t-il. D’une part, rares sont les observateurs à avoir exprimé leur vision d’un monde parfaitement revenu à la normale – ne serait-ce que parce que la crise sanitaire aura des effets durables et que toute reprise sera forcément lente et douloureuse. D’autre part, certains redoutent plus explicitement que la crise ne soit l’occasion d’une fuite en avant, c’est-à-dire d’une aggravation des tendances antérieures. » Sur le plan social, des gouvernements pourraient en profiter pour assouplir des normes sociales. Des acteurs privés, eux, pourraient s’affranchir de normes sanitaires ou environnementales, comme en témoigne le choix de Proximus avec la 5G.

Résilience : sortir de la crise par le haut

« Ce scénario suppose une sortie par le haut et l’atteinte d’un nouvel équilibre, qui n’est pas pour autant synonyme de retour à l’état antérieur, souligne Frédéric Claisse. Parce qu’elle a généré des effets d’apprentissage, la crise fera évoluer vers une résilience accrue des systèmes de gouvernance nationaux et internationaux soumis à rude épreuve. » Bref, on rirerait les leçons de la crise pour améliorer notre modèle. Et « après des années de post-vérité et de mépris pour la science, les experts font leur retour sur le devant de la scène ».

« Malheureusement, ce savoir n’a pu se traduire en système d’alerte, si ce n’est dans les pays asiatiques qui ont pu mettre à profit leur expérience de ces nouvelles pathologies pour agir en ‘sentinelles des pandémies’, selon l’expression de l’anthropologue Frédéric Keck, constate le chercheur. Un facteur-clé explique cette inaction dans les pays occidentaux : l’oubli progressif du principe de précaution, stigmatisé durant les années 2010 pour sa soi-disant obsession du ‘risque zéro’ et son hostilité irrationnelle aux calculs coûts/bénéfices. On s’aperçoit ainsi que les gouvernements se sont retrouvés à improviser leur gestion de crise, alors qu’il aurait été plus sage (et de meilleure ‘gouvernance’) d’être pré-actifs en réfléchissant, très en amont, en termes de planification d’urgence. »

Tirer de bonnes conclusions de ce qui se passe conviendrait à s’adapter à la nouvelle donne générée par la pandémie. « L’après-crise a ainsi pour effet de restaurer la précaution comme principe de gouvernement et marque plus généralement le retour du risque en politique. L’humanité prend davantage conscience de sa vulnérabilité. Simplement, les dispositifs d’alerte et de veille sanitaire, ainsi que les mesures de santé publique s’intensifient. Chacun a appris à modifier ses habitudes : le masque se généralise, le présentisme (se rendre au travail avec un rhume) fait l’objet de réprobation sociale, la distance physique durant les pics de grippe saisonnière devient la norme. » Une société post-corona, différente tout en étant semblable.

Effondrement : la thèse des collapsologues

Enfin, il y a cette thèse qui trouve de crédit dans la crise selon laquelle elle marquerait le début de la fin d’un monde : « Pour certains, la crise sanitaire donne un avant-goût de ce que les collapsologues prédisent depuis plusieurs années, à savoir l’effondrement, selon eux inévitable, de la civilisation industrielle dont la plupart des indicateurs ont irréversiblement dépassé les seuils d’alerte. Par son caractère global et systémique, la manière dont elle met à nu les vulnérabilités de notre modèle de société, la crise actuelle donne de nouveaux aliments à une imagination catastrophiste déjà bien préparée par les signes de plus en plus tangibles d’accélération du changement climatique. » La seule question resterait de savoir combien de temps sera nécessaire avant l’effondrement total.

« En réalité, il conviendrait plutôt de parler d’effondrement différencié, précise Frédéric Claisse, tant la crise sanitaire précarise certaines catégories de la population ou certaines zones géographiques. Un des effets les plus soulignés de la pandémie est la manière dont la crise et sa gestion par le confinement révèlent les inégalités et intensifient les vulnérabilités. »

La crainte du grand soir pourrait-elle avoir des effets inattendus ? « Le discours collapsologiste pourrait, avec la crise sanitaire, gagner en crédibilité et offrir de nouveaux arguments pour un changement majeur de civilisation« , souligne Frédéric Claisse. Le débat politique d’après-coronavirus promet d’être animé.

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