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Quand la Belgique tombe dans le panneau routier

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

C’est une histoire bien belge qui révèle cruellement toute la paralysie d’un pays. Elle démarre par la louable intention d’améliorer la signalisation routière. Elle dérape sur un casse-tête institutionnel monstre et s’enlise dans une chicane linguistico-communautaire d’enfer. Minitrip en absurdie.

Guido De Padt (Open VLD) n’est pas homme à chercher les ennuis. A 59 ans, avec dix années de vie parlementaire sans relief particulier au compteur, ce libéral flamand n’imaginait pas le guêpier dans lequel il a pu fourrer le pays en décidant d’apporter une modeste pierre à l’édifice de la sécurité routière.

Le sénateur croyait bien faire, il en reste d’ailleurs convaincu. Pourquoi pas des messages d’avertissement multilingues le long des grand-routes ? Voilà qui rendrait le trajet plus sûr et plus sympa aux nombreux routiers étrangers qui transitent par nos contrées. « Des affiches en anglais, en plus de celles existantes en néerlandais, en français et en allemand, ne peuvent qu’être bénéfiques pour la sécurité routière », s’est dit Guido De Padt. Et l’élu de coucher sa bonne idée sur papier, à l’intention du Sénat qui l’enregistre sous forme de proposition de loi répertoriée 5-273 et datée d’octobre 2010.

L’affaire a de bonnes chances de passer comme une lettre à la poste. Le projet a la bénédiction de la Febetra, la fédération des transporteurs routiers, le secrétaire d’Etat à la Mobilité Melchior Wathelet (CDH) est prêt à lui reconnaître une vraie plus-value, et nombreux sont ceux qui louent son bon sens. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une « première » : les voisins néerlandais usent déjà de ce procédé, tout comme les autoroutes des Alpes françaises ou du nord de la France. Rien de techniquement insurmontable non plus : il s’agit de toucher un chouia à la législation sur l’emploi des langues. Tout, sauf un détail.

Embardée communautaire Entrés en séance pour en débattre, les sénateurs sont invités à boucler leur ceinture et à s’accrocher. Les élus flamands tendent aussitôt l’oreille, et les plus nationalistes d’entre eux se cabrent : on ne s’aventure pas à la légère sur ce terrain, théâtre « de longs combats linguistiques et d’équilibres durement négociés ». L’exercice a quelque chose de carrément… « périlleux », s’alarme Bart De Nijn, représentant N-VA. Un collègue Vlaams Belang se dit aussi assailli par une foule d’angoisses existentielles : « Quel sera l’ordre à respecter pour les différentes langues ? D’abord les deux langues nationales, puis une troisième langue ? Qui déterminera quelles langues seront utilisées dans le cadre d’une campagne ? »

Cela sent l’embardée communautaire à plein nez. Pédale douce ? Un CD&V, Dirk Claes, appuie au contraire sur le champignon : au fait, s’interroge-t-il, la réforme de l’Etat ne prévoit-elle pas de transférer aux Régions la sécurité routière, volet sensibilisation y compris ?

L’affaire se corse, tout se complique. Sécurité routière ou paix communautaire : il va falloir choisir. A moins d’un plan B providentiel, sorti de nulle part : la piste des pictogrammes est soulevée en séance. Sans emporter l’adhésion de la commission sénatoriale.

Appelée à la rescousse, la ministre de l’Intérieur Joëlle Milquet (CDH) confirme l’embrouille. Et balise le chemin de croix dans lequel s’engagent les sénateurs. Première station : signalisation et sécurité routières restent de compétence fédérale. Deuxième station : les Régions gèrent autoroutes et voiries régionales, y compris le placement de la signalisation sur ces chaussées. Troisième station : ce sont les Communautés qui, « en principe » (sic), appliquent les règles d’emploi des langues, sauf dans les communes à statut spécial qui restent chasse gardée du fédéral.

Qui peut faire quoi dans tout ça ? Joëlle Milquet en convient sans rire : « La question est assez délicate. » Pour ne pas dire désespérée, puisque « par le passé, des réponses apparemment (re-sic) différentes ont déjà été données ». Autrefois consultés sur de semblables projets, juristes du Conseil d’Etat, experts de la Commission permanente de contrôle linguistique (CPCL), ministres ou secrétaires d’Etat à la Mobilité successifs, ont montré l’étendue de leur désaccord. « De ces différents éléments de réponse, l’on retient la grande complexité de la question de l’emploi des langues en matière de signalisation routière », constate gravement Joëlle Milquet.

Qu’à cela ne tienne. « Compte tenu de l’importance de la question qui touche à la sécurité des citoyens » (enfin, nous y voilà ), la ministre de l’Intérieur suggère de sonder derechef la… Commission permanente de contrôle linguistique et le Conseil d’Etat. Dans l’espoir un peu fou d’y voir enfin clair.

Miracle ! Voilà que d’un trait de plume, le Conseil d’Etat tue tout suspense : la proposition de loi n’appelle à ses yeux aucune… observation. Stupeur et tremblements dans les rangs flamands : un avis aussi laconique, est-ce franchement bien raisonnable ? Le Diable aime tant se cacher dans les détails.

« C’est cela, la Belgique » Guido De Padt, l’homme par qui tout cet imbroglio arrive, retrouve des couleurs : « L’avis du Conseil d’Etat en dit long : la proposition de loi est tellement simple qu’elle ne pose aucun problème sur le plan juridique. » C’est bien cela qui chipote un certain Huub Broers : « Cet avis aurait-il été aussi sibyllin s’il s’était agi de la suppression des facilités ? » s’interroge, soupçonneux, le sénateur N-VA. Broers est aussi bourgmestre de Fourons, et se sent dans son élément : il se demande déjà dans quelles langues fleuriront les panneaux routiers disposés sur le territoire de sa commune jadis si turbulente. Il ne manquerait plus que ça : une nouvelle question fouronnaise sur les bras.

Les élus francophones gardent leur calme, jouent à dédramatiser. Rien n’y fait. A ce stade des discussions, Guido De Padt implore la clémence : c’est sciemment qu’il a exclu de sa proposition les routes communales, « afin de ne pas ouvrir trop grand la boîte de Pandore communautaire ». Oui, oui, on dit ça, relève le camp des nationalistes flamands : « Par le passé, la Flandre a cru de bonne foi que les facilités linguistiques seraient extinctives. »

Tout y est. Maquis juridique inextricable, répartition chaotique des compétences entre niveaux de pouvoirs. Incertitude, confusion, interprétations parfaitement contradictoires. Et par-dessus tout, cette méfiance nord-sud qui confine à la parano. « C’est cela, la Belgique », confie en soupirant au Vif/ L’Express Guido De Padt.

On sait comment cela commence, jamais où cela finit. Ni même si cela finira un jour. Trois ans après son dépôt, la proposition de loi venait enfin de négocier avec succès le virage de la commission sénatoriale, quand elle est stoppée net en séance plénière. Marche arrière et retour à la case commission.

Motif : on n’a pas pensé à tout. Et notamment au ring bruxellois, grand oublié dans l’aventure. C’est très fâcheux : la signalisation routière y est soumise à un régime linguistique si spécifique qu’il ne pourrait être modifié qu’à une majorité parlementaire des deux tiers. Nouvelles consultations juridiques, réouverture des débats, nouvelles chicaneries en vue. Avant un nouveau parcours du combattant à la Chambre. Circulez, y a rien à voir. De toute façon, le bout du tunnel n’est pas en vue.

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