Au XIXe siècle, Bruxelles, où se multiplient les maisons closes et de passe, est considéré comme le "petit Paris" par les guides touristiques. © DR

Prostitution : Bruxelles, cité du plaisir

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

« A Bruxelles, toutes les soirées finissent dans un établissement de tolérance », constate Baudelaire en 1864. Des historiens révèlent les secrets des lieux du plaisir dans la capitale, du XIXe siècle à nos jours.

Bruxelles, un soir de septembre 1864. La nuit est délicieuse, avec un ciel étoilé et une température d’une douceur exceptionnelle. Un petit groupe d’amis français et belges se promène en direction des  » Bas-Fonds « , haut lieu du vice de luxe dans la capitale. L’aérostier et photographe français Félix Nadar, noctambule invétéré, marche en tête avec, à ses côtés, Alexandre Dumas fils, l’auteur de La Dame aux camélias, roman inspiré par son amour pour la courtisane Marie Duplessis. Baudelaire ferme le cortège en compagnie du jeune écrivain Georges Barral, qui narrera cette soirée mémorable (Cinq journées avec Charles Baudelaire à Bruxelles). Le poète des Fleurs du mal réside depuis avril à l’hôtel du Grand Miroir, rue de la Montagne.

Accoudés à la balustrade du Jardin botanique où, quatre jours plus tôt, le Géant, le ballon gigantesque de Nadar, s’est élevé dans le ciel, les promeneurs contemplent le panorama nocturne vers Koekelberg. Puis, ils descendent le boulevard jusqu’à la rue Pacheco, contournent le collège Saint-Louis et, un peu plus bas, pénètrent dans une maison close bien connue du quartier Saint-Laurent, fréquentée par la magistrature et la grande bourgeoisie bruxelloises.

 » C’est la coutume à Bruxelles  »

Charles Baudelaire : le poète des Fleurs du mal réside à Bruxelles depuis avril 1864.
Charles Baudelaire : le poète des Fleurs du mal réside à Bruxelles depuis avril 1864. © RUE DES ARCHIVES

Baudelaire glisse à l’oreille de Barral :  » C’est la coutume à Bruxelles. Toutes les soirées finissent dans un établissement de tolérance.  » Passé un couloir non éclairé, les clients sont accueillis par une forte dame outrageusement maquillée, vêtue de velours noir et largement décolletée.  » Tout à coup un bruit confus de rires, de chants, de mots gras, et un écoeurant relent de musc firent irruption par une porte brusquement ouverte, raconte Barral. Alors, dans le salon, se répandirent autour de nous une dizaine de nymphes, mi-vêtues, dévêtues, des blondes, des brunes, des grasses, des maigres, des grandes et des petites, allemandes et françaises. Elles allèrent s’asseoir sur le divan. Quelques-uns n’hésitèrent point à les y rejoindre.  »

Les bouchons de champagne sautent, on choque les flûtes, on forme des voeux. Alors que leurs compagnons gagnent les chambres de l’étage en voluptueuse compagnie, Baudelaire conseille à Barral, cible des attouchements et invites réitérées d’une grosse blonde, de ne pas mettre sa santé en danger, pour son bien et celui de sa future épouse.  » Un homme n’est jamais forcé de faire comme les autres « , assure-t-il au jeune écrivain, qu’il entraîne dans la demi-obscurité de la rue…

L’intérêt des historiens

Impasse Saint-Roch, en 1894. Les impasses et ruelles des vieux quartiers populaires bruxellois ne manquaient pas de lieux propices à la prostitution.
Impasse Saint-Roch, en 1894. Les impasses et ruelles des vieux quartiers populaires bruxellois ne manquaient pas de lieux propices à la prostitution.© MUSÉE DE LA VILLE DE BRUXELLES

Ce témoignage, l’un des rares d’un auteur du XIXe siècle sur les lieux de  » débauche  » à Bruxelles, est une source précieuse pour les historiens contemporains. Longtemps négligé, le sujet inspire ces temps-ci les chercheurs. L’historien et conférencier Gonzague Pluvinage, conservateur aux Musées de la Ville de Bruxelles, vient ainsi de publier Sex in the city (Historia Bruxellae, 2016), petit ouvrage qui retrace l’histoire des lieux du plaisir à Bruxelles, du XIXe siècle à la révolution sexuelle. Par ailleurs, un étudiant de l’UCL consacre son mémoire aux règles appliquées par les autorités belges au  » plus vieux métier du monde  » dans l’entre-deux-guerres. De même, une historienne, Lola Gonzalez-Quijano, qui a publié récemment une thèse de doctorat intitulée Capitale de l’amour. Filles et lieux de plaisir à Paris au XIXe siècle (Vendémiaire, 2015), mène des recherches dans les archives de la Ville de Bruxelles pour comparer le phénomène dans les deux capitales. D’après ses sources, nombre de  » comédiennes « , demi-mondaines et autres prostituées françaises ont  » travaillé  » à Bruxelles, et vice versa.

Question plaisirs, Bruxelles n’est-elle pas décrite, par les touristes et les guides de voyage du XIXe siècle, comme un  » petit Paris  » ? Tous les quartiers du centre-ville comptent une ou plusieurs maisons de tolérance, que les autorités communales parviennent, dans les années 1840-1860, à concentrer dans certaines rues et impasses.  » Lieu d’assouvissement des désirs sexuels les plus variés, la maison close est l’endroit où s’épanouit la sociabilité masculine, et l’on s’y rend parfois en groupe « , relève Gonzague Pluvinage. Victor Hugo, qui séjourne à Bruxelles après le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, note en janvier 1852 dans ses carnets :  » Le soir, on voit attablés dans des bouges, au milieu d’une fumée rousse où l’on se meut presque à tâtons, les bourgmestres qui boivent des verres de faro et les premiers présidents qui fument leurs pipes.  »

Vagabondage masculin

L'historien Gonzague Pluvinage.
L’historien Gonzague Pluvinage.© SDP

Centre politique d’un nouveau royaume et carrefour économique européen, Bruxelles attire de nombreux visiteurs. Entre 1830 et 1900, la cité et ses faubourgs connaissent aussi une forte croissance démographique, alimentée par l’exode rural. La ville offre des opportunités et l’anonymat à ceux qui, célibataires ou hommes menant une double vie, cherchent à se soustraire au contrôle de leur entourage.  » Le XIXe siècle bourgeois est obsédé par le sexe ! s’exclame l’historien. L’adultère est plus durement sanctionné pour la femme que pour l’homme. Le vagabondage masculin est l’objet d’une grande indulgence lorsqu’il concerne des « filles de joie ».  »

Aux yeux des penseurs du temps, la prostitution est d’ailleurs un mal nécessaire. En 1836, le médecin hygiéniste français Alexandre Parent-Duchâtelet affirme que  » les prostituées sont aussi inévitables, dans une agglomération d’hommes, que les égouts, les voiries et les dépôts d’immondices « . Les filles publiques  » contribuent au maintien de l’ordre et de la tranquillité dans la société « . Car, sans elles,  » le mâle, qui a des désirs « , pervertira les jeunes filles de bonne famille et les domestiques. Inutile, donc, d’interdire les lieux de dévergondage. Si la prostitution doit être tolérée, il faut néanmoins la contrôler, afin de minimiser les risques de contagions biologique – les maladies vénériennes – et morale. Les lieux de débauche doivent être surveillés et il convient de traquer tout ce qui peut ressembler à un outrage public à la pudeur.

Contrôle sanitaire

34 très jeunes Anglaises se retrouvent enfermées dans des maisons closes

Les travaux de Parent-Duchâtelet inspirent les autorités bruxelloises. Le règlement qu’elles adoptent en 1844, revu et complété à plusieurs reprises jusqu’au milieu du XXe siècle, servira de modèle à la plupart des villes belges. Il contraint les prostituées à s’inscrire sur des registres tenus par la police. Parmi les  » légales « , on distingue les recrues des maisons closes et les filles qui travaillent dans des maisons de passe tolérées ou à domicile, après avoir racolé le client dans la rue. Toutes sont soumises à un contrôle sanitaire régulier, sous peine d’amende ou d’emprisonnement. Mais cette politique trop rigide et inadaptée à la réalité mouvante de la prostitution urbaine échoue. Elle ne permet pas de lutter efficacement contre la prostitution clandestine.

Pour être à la portée de toutes les bourses, les maisons officielles, closes ou de passe, sont réparties en trois catégories de prix. La rue Saint-Laurent, où se sont rendus Nadar, Dumas fils et leurs amis (près de l’actuel musée de la BD), compte beaucoup d’établissements de première catégorie. Les rues du quartier des Minimes, près de la rue Haute, ont chacune entre une et trois maisons de catégories différentes. Les quartiers populaires Saint-Roch et de la Putterie, à l’emplacement du Mont des Arts et de la gare Centrale actuels, sont, eux, des repaires de tenanciers de maisons de dernière catégorie. Entre la colonne du Congrès et le boulevard du Régent, le quartier ouvrier Notre-Dame-aux-Neiges abrite aussi ce genre de  » lieux de perdition « . L’amour vénal a également ses adresses autour de la Grand-Place et de la place Sainte-Catherine.

La lanterne rouge

Descente de police dans une maison de prostitution (années 1930).
Descente de police dans une maison de prostitution (années 1930).© DR

Depuis 1844, une lanterne rouge doit être placée au-dessus de la porte des maisons closes et de passe pour éviter tout risque de confusion avec une maison  » honnête « . Ce repère disparaît en 1877 : les autorités exigent alors plus de discrétion. Dans une maison close de 1e ou 2e catégorie, le client paie à l’entrée, reçoit un coupon ou un jeton en laiton, accède à la  » salle aux dames « , remet la pièce à l’élue et monte avec elle dans la chambre. A la fin de la journée, les filles sont rémunérées en fonction du nombre de passes effectuées. Destiné aux classes populaires, le lupanar de 3e catégorie, lui, est souvent un débit de boissons où les clients, dans le bruit et la fumée, s’enivrent avec les filles, avant de monter dans une chambre en compagnie de l’une d’entre elles. Dans ce cas, nulle discrétion, pas de salons cossus ni de boudoirs élégants.

Les grands travaux d’assainissement entrepris à Bruxelles dans la seconde moitié du XIXe siècle entraînent la destruction d’anciens quartiers populaires. Avec eux disparaissent bon nombre de maisons de prostitution, et d’abord celles de dernière catégorie. Bientôt ne subsistent que les établissements trop onéreux pour la majorité de la population, qui se tourne alors vers d’autres lieux de  » débauche « . Estaminets, cafés, cabarets et boutiques de  » tabagie  » concurrencent les maisons closes.  » Des établissements mettent des sofas à disposition dans une arrière-salle pour accueillir les ébats « , précise l’historien. Des prostituées font la retape dans les théâtres et au casino. La rue des Bouchers est restée célèbre – jusque dans les années 1950 – pour ses brasseries à femmes. Les serveuses sont des filles que les étudiants de l’ULB, université alors située dans le quartier de la Putterie, fréquentent assidûment.

 » Eparses  » et  » insoumises  »

Publicité d'une maison close bruxelloise. L'ex-rue des Cailles, détruite en 1960, était située en contrebas de la place du Congrès. Le terme
Publicité d’une maison close bruxelloise. L’ex-rue des Cailles, détruite en 1960, était située en contrebas de la place du Congrès. Le terme  » cailles  » désignait les prostituées, qui ont longtemps exercé dans cette rue.© ARCHIVES DE LA VILLE

Les espaces de promenade et de passage aménagés à Bruxelles offrent aux prostituées de nouveaux terrains de chasse : les galeries royales Saint-Hubert, le Parc royal, les alentours de la gare des Bogards et de la gare du Nord… La prostitution est aussi masculine et se pratique souvent dans les parcs et les urinoirs des boulevards du centre-ville. La plupart des prostituées, elles, sont des  » coureuses de rues « , appelées  » éparses  » par les autorités lorsqu’elles sont inscrites sur les registres de la police, ou  » insoumises  » quand elles exercent leur activité clandestinement. Beaucoup d’entre elles sont des occasionnelles. Filles des classes populaires, elles exercent divers petits métiers : modiste, fleuriste, colporteuse…  » La prostitution est l’objet de plaintes, signale Gonzague Pluvinage. Des habitants rouspètent contre le tapage nocturne ou le désagrément d’avoir été racolés en rue. Les journaux dénoncent le manque de zèle de la police face à la présence, à la belle saison, de « troupeaux de fillettes » de la Bourse au Passage du Nord.  »

De leur côté, les médecins accusent les hommes qui fréquentent des prostituées avant ou après le mariage d’introduire dans le sanctuaire conjugal d' » ignobles services « . En 1872, l’un d’eux rapporte les confidences de jeunes mariées indignées par les exigences sexuelles de leurs maris (fellations…), clients réguliers de maisons closes. Quelques années plus tard, l’un de ses confrères estime que les  » odieux stratagèmes de la débauche  » glissés dans le lit conjugal conduiront forcément la femme à tromper son mari. Les historiens, eux, voient dans ce phénomène des années 1860 le signe d’une première révolution sexuelle, celle de l’érotisation du couple conjugal.

Le  » scandale des petites Anglaises  »

Intérieur d'un estaminet d'une maison de passe clandestine. Gravure tirée de Bruxelles la nuit..., 1871.
Intérieur d’un estaminet d’une maison de passe clandestine. Gravure tirée de Bruxelles la nuit…, 1871.© ARCHIVES DE LA VILLE

Une dizaine d’années plus tard, la règlementation de la prostitution est vivement contestée par le mouvement abolitionniste. Ses militants, les féministes en tête, prônent une prohibition complète de la prostitution, considérée comme une maladie et non comme un mal nécessaire. Ils entendent démontrer le caractère immoral de la maison close. Le laxisme des autorités est d’autant plus stigmatisé que Bruxelles est secoué, en 1879-1880, par le  » scandale des petites Anglaises « . A Londres, un réseau de malfrats a fait miroiter à des mineures anglaises la perspective d’emplois intéressants en Belgique. Munies de faux papiers, 34 très jeunes filles se retrouvent enfermées dans des maisons closes réglementées de la capitale belge. Les enquêtes mettent au jour la complicité de hauts responsables de la police des moeurs bruxelloise. L’affaire fait grand bruit pendant deux ans et suscite un débat international.

En 1914, seuls six bordels tolérés avec 38 pensionnaires subsistent dans la capitale. Mais pendant les quatre années suivantes, Bruxelles, lieu de transit des troupes allemandes vers le front, voit son nombre de prostituées exploser. La ville occupée devient le symbole de la décadence (lire à ce sujet La Prostitution à Bruxelles pendant la Grande Guerre : contrôle et pratique, de Benoît Majerus).

Applis pour rencontres sexuelles

La politique de réglementation de la prostitution instaurée au XIXe siècle est abolie en 1948. Les féministes n’ont pas pour autant obtenu gain de cause : l’acte sexuel tarifé n’est pas considéré comme un crime. Seuls le proxénétisme, l’incitation à la débauche et la tenue de maisons de débauche sont interdits par le Code pénal. Les lieux de la sexualité dans l’espace public sont tolérés, à condition qu’ils restent dans une certaine clandestinité.

Aujourd’hui, la prostitution de rue et de vitrine marque toujours plusieurs quartiers de Bruxelles, ce qui divise responsables politiques, féministes et intellectuels.  » Les saunas, salons de massage et sex-clubs, où exercent aussi des prostituées, n’ont pas à se cacher, mais leur fréquentation n’est pas exempte de réprobation morale, pointe Gonzague Pluvinage. La sexualité de couple, même libérée des impératifs du mariage, de la reproduction et du modèle hétérosexuel, reste le modèle de référence.  » Le grand changement vient surtout d’Internet et des applis pour smarphones, qui ouvrent de nouveaux champs aux rencontres sexuelles tarifées ou non.

Une exposition consacrée aux lieux de plaisir à Bruxelles, adaptation du livre de Gonzague Pluvinage Sex in the city, se tiendra aux Halles Saint-Géry du 27 janvier au 10 mars 2017. Le sujet sera également le thème d’un  » salon littéraire  » le 20 novembre à 16 h., au salon du livre d’histoire Ecrire l’Histoire, à l’hôtel de ville de Bruxelles.

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