Laurence Van Ruymbeke

Presse écrite: « Sur le fond, entre monde réel ou virtuel, tout est pareil. Mais il y a le reste, le piment, l’inattendu, l’insoupçonné »

Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour la presse écrite, la vie d’après consistera à maintenir la hausse, spectaculaire, des ventes au numéro et des abonnements tout en enrayant la baisse, sévère, des recettes publicitaires. Et à renouer le contact avec le réel. Sans filtre virtuel.

Au bout du téléphone, il y a votre voix. Parfois, au milieu de l’écran, votre visage. Je vous questionne et vous me répondez. Pourtant, vous n’êtes pas vraiment là. A ce dialogue, il manque une, ou des, dimension(s). Lequel de nos cinq sens en chômage forcé nous fait-il à ce point défaut pour que l’on se dise, depuis toutes ces semaines, que nous sommes orphelins du sel des choses ?

Depuis que le virus nous confine, nous, journalistes de la presse écrite, nous ne bougeons plus de chez nous, ou si peu. Nous ne serrons plus la main de nos interlocuteurs, représentants de l’associatif, chefs d’entreprise, consommateurs, agriculteurs, syndicalistes, parents, responsables politiques… Il est pourtant précieux, ce geste-là. En temps normal, il dit tant de vous. Regardez-vous dans les yeux ? Proposez-vous un café ? De l’eau ? Rien ? Passez-vous commande aussitôt auprès d’un ou d’une secrétaire ou vous chargez-vous, vous, de chercher sucre ou décapsuleur ? Que portez-vous comme chaussures ? Qui brillent ? Des baskets ? A moins que vous ne soyez en chaussettes ?

Comment le deviner, derrière un écran ? Bien sûr, on voit si vos murs sont couverts de livres, si votre bureau est rangé ou non, si vous aimez les plantes vertes ou les faux Magritte. Mais ça, vous le donnez à voir, volontairement. Certains d’entre vous sont des professionnels de la communication et ne laissent rien de vous au hasard.

Quand au contraire on se rencontre, pour de vrai comme disent les enfants, il y a presque toujours quelque chose qui vous échappe : un silence, un sourire soudain, une hésitation. Voire un mouvement d’humeur quand la question dérange. Il arrive parfois qu’une larme retenue fasse briller vos yeux, à votre coeur défendant. Votre téléphone sonne-t-il en pleine interview ?  » Permettez que je décroche, j’ai laissé mon ado à la maison, elle n’était pas bien ce matin.  » Ou  » Oups, mon président de parti, je sors quelques minutes, pardon « . Ou encore, sur un ton rageur :  » Pas moyen d’être tranquille ! J’avais dit de ne pas m’interrompre…  »

En trente minutes d’interview skypée, rien de tout cela. Rien de ces indices qui vous disent. L’information que vous nous transmettez est-elle pour autant différente ? Non, sans doute. Sur le fond, entre monde réel ou virtuel, tout est pareil. Mais il y a le reste, le piment, l’inattendu, l’insoupçonné : un parfum, une perle de sueur sur le front, un chat dans la gorge. C’est peu ? Cela suffit à faire la différence. Ce n’est pas un sens en particulier, réduit à l’inactivité journalistique, qui nous prive du grain des choses : c’est de perdre l’indescriptible et si précieuse sensation d’être face à un humain. C’est franchir sous la contrainte la faille béante qui distingue la présence de l’absence.

Penchés chacun chez nous sur nos ordinateurs, smartphone à portée de main, nous attrapons les informations avec un filet à papillons. Nous retenons les plus importantes, mais, impuissants, nous laissons filer l’indicible. Communiquer les chiffres des décès dans les maisons de repos, ce n’est pas y vivre, comme l’a fait pendant près de deux semaines la journaliste du Monde Florence Aubenas, avant de coucher sur trois pages ces journées à cheveux gris qui lui ont retourné le coeur.

Alors, après la crise ? Sentir à nouveau sous nos pieds la terre et les pavés, frapper à votre porte et vous serrer la main un peu plus fort que d’habitude. Puis se retenir de dire :  » Vous, vous tous et chacun, vous nous avez manqué.  » Mais le penser si fort.

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