François Gemenne

Pourquoi les questions d’immigration nous divisent-elles autant ?

François Gemenne Directeur de l’Observatoire Hugo. Université de Liège.

Dans le débat public aujourd’hui, il n’y a guère de sujet qui divise davantage. Qui divise non seulement la société dans son ensemble, mais qui divise aussi à l’intérieur les partis politiques, les familles, et même l’Union européenne.

Le vote du Brexit a été largement acquis en agitant les peurs de la population à l’égard des migrations, et une fracture de valeurs se creuse chaque jour davantage entre l’est et l’ouest de l’Europe. Comme le rappelait récemment l’ancien premier ministre italien Enrico Letta dans un entretien à Libération, c’est sur cette question que se joue désormais l’avenir de l’Union européenne.

Et pendant que les naufrages en Méditerranée continuent, pas un jour ne se passe sans que l’on n’assiste à un déluge de messages racistes et xénophobes sur les réseaux sociaux, sans que ne pleuvent les invectives. Pas un jour ne se passe sans que ceux qui évoquent les contours d’une autre politique migratoire ne soient taxés de bobos mondialisés irresponsables, tandis que les gouvernements sont à leur tour accusés de renier leurs valeurs et de salir l’honneur du pays.

Pourquoi ? Pourquoi sommes-nous incapables d’un débat rationnel et serein sur l’un des plus grands défis pour nos sociétés ? J’y vois deux raisons principales.

La première, c’est que nous ne parvenons pas à penser les migrations autrement que comme un problème à résoudre, une crise à gérer. Cette dialectique de la crise est d’abord un redoutable moyen d’éviter toute remise en question, d’évacuer toute critique, parce qu’il n’y aurait pas d’alternative. Et les ministres de l’Intérieur, de gauche ou de droite, seraient des pompiers au milieu de l’incendie. La crise nous empêche de penser les migrations : il n’y a pas à réfléchir.

On a déjà beaucoup montré, pourtant, que cette crise était bien davantage une crise de l’accueil, une crise politique, qu’une crise migratoire. On a beau avancer tous les chiffres, tous les faits, rien ne résiste à la post-vérité de la rhétorique de l’invasion. Et si cette rhétorique est tellement puissante, c’est parce que nous restons persuadés que les migrations sont un problème à régler. C’est ce que j’appelle le paradigme de l’immobilité : l’idée que dans un monde idéal, chacun resterait chez soi. Dès lors, une partie de notre conscience collective refuse d’admettre le caractère structurel des migrations, et nous enferme dans des jugements normatifs polarisés : les migrations sont une chance ou un fardeau, une charge ou une opportunité pour l’économie, une richesse ou un danger. Ces débats sont vains : les migrations sont une réalité. Essayer de les empêcher, de les juguler, de les contrarier, est par nature une vaine entreprise. Nous pouvons allumer autant de lampadaires que l’on veut, la nuit continuera à succéder au jour. Et la meilleure chose que nous puissions faire, c’est d’organiser les migrations, plutôt que de nous obstiner à vouloir y résister.

La seconde raison, c’est parce que les migrations nous confrontent à la question de notre identité collective, de notre rapport à l’autre. Comment nous définissons-nous ? Les frontières géographiques permettent-elles encore de définir une identité collective ? Ou cette identité collective doit-elle s’affranchir des frontières, dans une logique cosmopolitique ? La question des frontières n’est pas seulement une affaire technique de politique migratoire: derrière, c’est un projet de société qui se joue. Et ceci transcende le clivage gauche-droite pour s’articuler sur une autre ligne de fracture politique, traversée par la mondialisation, qui sépare le souverainisme du cosmopolitisme.

Je pense que le souverainisme est une voie sans issue qui ne permet pas d’appréhender les défis du 21ème siècle. Mais les tenants du cosmopolitisme, dont je fais partie, doivent aussi reconnaître qu’ils n’ont pas toujours su proposer des alternatives crédibles, et se sont parfois abrités derrière des incantations et des jugements de valeur. Comme le soulignait récemment dans un éclairant article Brendan Cox, le mari de la députée britannique Jo Cox, assassinée en 2016 par un extrémiste, il faudra opposer davantage que des chiffres et des faits aux peurs et aux angoisses. Il faudra surtout (re)construire le narratif de ce que nous avons en commun, alors que nous avons tant insisté – et souvent à juste titre – sur les apports de la diversité.

Je reste toujours frappé du fait que les migrants, les réfugiés, les demandeurs d’asile, les sans-papiers… soient toujours désignés au pluriel, comme s’ils constituaient un groupe organisé et structuré, en marge de la société. Au-delà des réalités différentes qu’ils recouvrent, ces termes ne peuvent pas devenir consubstantiels de l’identité de celles et de ceux qu’ils désignent. Le défi de l’intégration, c’est d’abord d’accepter la singularité de chaque individu, au-delà de ces catégories collectives. Et le défi du cosmopolitisme, c’est de montrer que ce que nous avons en commun est plus fort que ce qui nous distingue.

Et pouvoir discuter de cela sereinement, c’est aussi la condition d’un débat apaisé sur l’immigration, qui puisse fonder un vrai projet politique.

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