Le livreur de dépliants publicitaires est soit indépendant, soit pensionné. Il perçoit une rémunération fixe, qui peut augmenter en fonction de différents paramètres, comme le nombre de folders à porter. © Hatim Kaghat

Pourquoi les enseignes réduisent les dépliants publicitaires, cette espèce en danger

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Coûteux, parfois jetés aussitôt reçus mais toujours très populaires, les dépliants publicitaires sont peu à peu délaissés par les enseignes. Au profit des promos en ligne et au nom de la défense du climat. Comme d’autres grandes marques, Cora vient d’annoncer une réduction de sa distribution de prospectus papier.

Son vaste sac vert en bandoulière, Rémi (1) ne fait même pas mine de se retourner vers la boîte aux lettres retorse cachée derrière un buisson de photinias. A force de parcourir les mêmes rues depuis deux ans, il connaît les secrets de chacun de ces coffres à courrier. De celui-là, le livreur sait pertinemment qu’il est décoré d’un autocollant «Stop pub». Alors pas la peine de ralentir le pas. Quelques dizaines d’autres boîtes aux lettres l’attendent dans ce quartier de la région montoise, prêtes à engloutir leur ration hebdomadaire de dépliants publicitaires. «Moi, je suis content, résume Rémi. Je parcours toutes les semaines 21 kilomètres à pied, à raison de sept par jour de tournée. Je me sens utile, des gens me félicitent d’avoir le courage d’assurer ces tournées, et je gagne un peu d’argent pour compléter ma pension. Je bois parfois un petit café chez l’un ou l’autre. Enfin, pas toujours du café», pouffe-t-il.

Gagner 1 000 euros brut par mois pour un livreur est tout à fait possible.

A quelques encâblures de là, Pierre (1) exerce la même activité, entre autres dans le village de Gages, petite zone de distribution qui compte 140 boîtes aux lettres. Salarié, il est devenu livreur pour arrondir ses fins de mois. Combien gagne-t-il en plus ainsi? Il ne souhaite pas le dire. «Chaque secteur couvert a un prix différent», précise-t-il. C’est, à vrai dire, un algorithme qui calcule la rémunération à proposer aux livreurs en fonction du dénivelé de leur parcours, du nombre de boîtes, des kilomètres à parcourir, du trafic local, des rues à sens unique, des possibilités de garer sa voiture. «A la fin du mois, les livreurs, soit indépendants à titre complémentaire soit pensionnés, perçoivent un paiement fixe, augmenté en fonction de paramètres variables, comme le nombre de folders à porter, détaille Alyson Houzé, directrice de la distribution pour la Wallonie chez BD Media, le principal acteur du marché. Gagner 1 000 euros brut par mois pour un livreur est tout à fait possible.» Certains, dont les tournées sont plus limitées, perçoivent environ 50 euros pour une tournée de 750 boîtes, soit 200 euros par mois.

Chaque semaine, donc, après avoir été chercher 350 journaux à distribuer dans l’un des 35 dépôts de BD Media en Belgique, Pierre consacre une demi-journée à sa tournée, entre le dimanche matin et le mardi soir, puisque la plupart des promotions annoncées entrent en vigueur le mercredi. Comme tous les autres distributeurs de cette entreprise, il est suivi à la trace – avec un léger décalage dans le temps – grâce à une application spécifique qui se trouve sur son téléphone, afin de vérifier si le travail est bien effectué. Dès lors que 95% des boîtes (97% dans certains cas) sont livrées, une prime de 10 à 15% lui est octroyée. Si le travail n’est pas assuré correctement, en revanche, les pénalités tombent. Les plaintes rapportées à BD Media sont toutefois peu nombreuses, de l’ordre de une pour mille, sur les 4,5 millions de boîtes livrées.

Parmi les fidèles aux pubs papier, les chaînes de bricolage.
Parmi les fidèles aux dépliants publicitaires, les chaînes de bricolage. © Hatim Kaghat

Sombres nuages

L’orage gronde pourtant au-dessus de la tête de Rémi et des quelque deux mille autres livreurs qui, chaque semaine, distribuent des milliers de dépliants publicitaires en porte-à-porte dans tout le pays. Le marché n’est pas immense: BD Media en contrôle 85%, La Poste, 10%. Le solde se répartit entre de plus petits acteurs.

Plusieurs grandes enseignes de la distribution, éditrices de ce type de publicités, ont annoncé leur intention de renoncer au format papier. En France, le groupe d’hypermarchés Louis Delhaize, Leclerc et Cora lui ont déjà tourné le dos. Aux Pays-Bas, Lidl a lancé un projet pilote en janvier 2022 pour tester la vie sans dépliants. Objectif: vérifier si son chiffre d’affaires n’en pâtirait pas, voire même s’il ne s’améliorerait pas en touchant une plus large clientèle par la publicité en ligne.

En Belgique, Aldi envisage de réduire le tirage de ses folders, imprimés à 4,4 millions d’exemplaires. La chaîne teste une formule de codes QR imprimés sur des boîtes de lait de marque propre, afin d’inciter le consommateur à poursuivre sa promotionnelle lecture sur une application. Carrefour Belgique a cessé ses distributions à Bruxelles et à Anvers, mais aussi à Louvain-la-Neuve et Malmedy. En cinq ans, le volume de dépliants distribués par la chaîne a fondu de 15%.

Enfin, d’autres distributeurs limitent la zone géographique à desservir. Lidl ne distribue plus que 1,8 million de prospectus par semaine, surtout à l’extérieur des grandes villes, les consommateurs urbains étant plus prompts à s’informer en ligne. Delhaize table aujourd’hui sur 1,6 million de dépliants hebdomadaires, contre trois millions précédemment. Quelque 1 672 tonnes de papier seront ainsi économisées chaque année par la marque au lion.

Distribuer des publicités coûte cher aux enseignes. La dépense couvre, pour un tiers, la conception et l’impression des dépliants, pour un autre tiers, les taxes communales à payer, et pour le dernier tiers, les frais de distribution. Limiter la fréquence des distributions, les zones desservies ou la taille des prospectus permet donc de réduire le coût. «En trois ans, je remarque bien que le volume à transporter a diminué», confirme Rémi.

D’autant que le prix du papier a explosé ces derniers mois. En se passant des folders, Cora escompte une économie de 15 000 tonnes de papier par an. Et Leclerc, de 50 000 tonnes. Toutefois, ce dernier proposera encore des prospectus à l’entrée de ses magasins. Ce changement de stratégie n’est pas qu’économique: il joue aussi sur l’image des chaînes. «A quoi bon remplacer les emballages en plastique par des contenants en papier dans les magasins si, par ailleurs, la marque continue à distribuer des dépliants au-dehors?», questionne Angy Geerts, professeure de marketing à l’UMons. Renoncer aux dépliants en papier diminue en effet le recours aux camions qui les transportent et la masse de déchets à traiter en aval, ce qui en fait un geste écologiquement (et économiquement) porteur.

Des sous pour les communes

Pour les communes, en revanche, la distribution, en recul, des dépliants publicitaires n’est pas une bonne nouvelle. Car elles perçoivent des taxes qu’elles fixent elles-mêmes sur chaque prospectus glissé dans une boîte aux lettres. «En 2020, la taxe communale sur la distribution gratuite d’écrits publicitaires et la taxe pour diffusion publicitaire sur la voie publique, globalisées par la Région wallonne, ont généré 28,2 millions d’euros de recettes, contre 29,1 millions en 2019, 30,1 millions en 2018 et 30,8 millions en 2017, indique-t-on à l’Union des villes et communes de Wallonie. Les recettes issues de ces taxes sont donc en diminution régulière.»

«En 2022, la seule taxe sur les imprimés publicitaires pesait 21,4 millions d’euros dans le budget wallon, précise Arnaud Dessoy, analyste en finances publiques chez Belfius. Pour les 19 communes bruxelloises, cette taxe s’élevait à 7,7 millions en 2022 et à 32 millions d’euros en Flandre.»

Suite de l’article après l’infographie.

La lente diminution de ces recettes communales particulières ne semble pas s’arrêter. Chez BD Media, le constat est sans appel: la firme distribuait jadis cinq milliards de prospectus chaque année, contre deux milliards aujourd’hui. Depuis la pandémie de coronavirus et l’envol de l’e-commerce qui a suivi, certaines enseignes, principalement dans le secteur de l’électroménager et des produits non alimentaires, ont totalement arrêté de recourir aux pubs papier. Les chaînes de produits alimentaires et de bricolage y sont, elles, restées fidèles. Même si le virage numérique est évident: nombre de consommateurs ont pris l’habitude de chercher sur leur smartphone les promos de la semaine de leur chaîne préférée, avant d’aller faire leurs emplettes.

BD Media distribuait jadis cinq milliards de prospectus chaque année, contre deux milliards aujourd’hui.

Pourtant, le dépliant publicitaire garde la cote. Selon la «Door to Door Impact Survey», commandée par BD Media et réalisée par le bureau Profacts en 2022, 94% des Belges sondés lisent chaque semaine un ou des dépliants: 4% uniquement sous forme digitale, 29% seulement sur papier et 61% sous l’un ou l’autre format. Temps de lecture moyen: 21 minutes par semaine. Parmi les jeunes de 18 à 34 ans, ils seraient 83% à éplucher ces dépliants. L’enquête ne révèle aucune différence de comportement selon la classe socioéconomique des consommateurs. Quelque 87% des Belges n’établissent pas leur liste de courses sans jeter un œil aux brochures publicitaires. 62% des consommateurs ayant utilisé un bon de réduction l’y ont d’ailleurs découpé. «Le Belge moyen visite trois magasins par semaine pour ses achats alimentaires», rappelle Alyson Houzé. Outre son intérêt économique, le dépliant en format papier a aussi pour vertu de ne pas être intrusif. «On le lit aussi par plaisir, quand et si on veut, au rythme qui nous convient», observe Angy Geerts. «Le contact papier reste important pour certaines personnes, confirme Rémi. Tout le monde n’est pas sur Internet, surtout dans les villages.»

A force de parcourir les mêmes rues depuis deux ans, Rémi connaît les secrets de chaque boîte aux lettres.
A force de parcourir les mêmes rues depuis deux ans, Rémi connaît les secrets de chaque boîte aux lettres où il dépose les dépliants publicitaires. © Hatim Kaghat

Même son de cloche du côté de bpost, dont les facteurs livrent des dépliants lors de leurs tournées. «Ce produit, qui est stable dans nos activités, reste important pour nous. Les grands groupes de distribution savent bien qu’il existe encore des gens numériquement fragilisés», y dit-on. Bpost refuse toutefois de préciser les conséquences qu’aurait l’éventuelle disparition des folders publicitaires sur son chiffre d’affaires et sur son volume d’emplois.

Ce petit autocollant qui nargue les dépliants publicitaires

C’est un clou de plus dans le cercueil des dépliants publicitaires: les autocollants «Stop Pub» qui décorent environ une boîte aux lettres sur cinq en Région wallonne et pratiquement une sur trois à Bruxelles, contraignent les livreurs à passer leur chemin sans rien y déposer. Le phénomène prend de l’ampleur. Dans les dix plus grandes villes d’Allemagne, le refus concerne un tiers des habitants mais à Francfort, Stuttgart et Heidelberg, on dépasse même la moitié. Munich est en tête avec 61,5%. «Il y a des rues où je ne peux glisser mes folders que dans dix boîtes sur cinquante», observe Rebecca, active en Belgique, dans le Brabant wallon. Sinon? Gare à l’amende, du moins en théorie. Car chaque citoyen peut déposer plainte s’il observe que le livreur ne respecte pas son souhait. Ainsi, à Bruxelles, 625 plaintes ont été introduites auprès de Bruxelles Environnement pour non-respect de cette injonction en 2021. Ces dernières années, seule une amende y a été réclamée.

Il est désormais question, notamment aux Pays-Bas, en Allemagne, en France et au Danemark, d’un autocollant «Oui à la pub», par lequel les habitants demandent explicitement à en recevoir. «Cette étiquette est intéressante parce qu’elle rend normal le fait de ne pas recevoir de publicités et exceptionnel le fait d’en recevoir, analyse Andrea Catellani, professeur à l’école de communication de l’UCLouvain. On voit bien que le folder est pris dans les enjeux d’une équation à multiples variables, entre rationalisation, consommation et protection du climat.»

Dans les entreprises de distribution comme BD Media, la perspective de cet autocollant «Oui à la pub» fait frémir. «Cela signerait la mort du folder, avance Alyson Houzé. Convaincre les gens d’apposer cette étiquette sur leur boîte aux lettres relèverait de l’impossible. Et on perdrait au moins 10% de nos volumes.» Dans la foulée, les Rémi, François et Rebecca qui arpentent nos rues risqueraient bien de ne plus pouvoir arrondir ainsi leurs fins de mois...

Menacé à terme, le dépliant publicitaire devrait toutefois survivre, sans doute de façon plus ciblée: pour des événements particuliers comme les soldes, les fêtes de fin d’année ou la rentrée scolaire, par exemple, dans des quartiers choisis et sous une forme repensée. L’enseigne allemande Rewe, qui avait annoncé la fin des prospectus publicitaires à partir du 1er juillet 2023, a d’ailleurs décidé de faire machine arrière sous la pression de ses franchisés.

A l’avenir, les dépliants devraient côtoyer d’autres canaux d’offres promotionnelles, comme les envois adressés, les applications sur téléphone portable et le Web, taillés sur mesure selon les envies des consommateurs. «Les médias ne se remplacent pas mais s’additionnent, assure Andrea Catellani. Le folder de demain pourrait survivre sous la forme de catalogues en papier, faciles à consulter, pratiques, avec un côté rassurant. La digitalisation recouvre aussi des enjeux écologiques, car elle est source de beaucoup d'émissions polluantes. Dans certains cas, un papier recyclé et des encres particulières peuvent se révéler moins polluants que le numérique. Dans la défense des folders en ligne, il y a certes un peu de greenwashing. Mais prenons quand même tout geste qui vient et qui peut être favorable au climat.»

(1) Les prénoms ont été changés.

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