Carte blanche

Pour préserver nos enfants, préservons nos équipes éducatives (carte blanche)

Au terme d’une gestion exclusivement sanitaire de la crise Covid, des constats ont été posés par les experts de la santé mentale et du secteur psycho-social, par les pédiatres et les instances gouvernementales : le confinement strict, l’école à distance nuisent considérablement au développement de nos enfants, tant sur le plan des apprentissages que du développement personnel et de la socialisation.

Beaucoup d’encre a coulé dans les journaux, beaucoup de voix se sont élevées depuis le mois de mai dernier pour répéter encore et toujours ce message : les enfants, les adolescent-e-s sont peu transmetteurs et leur place est en classe. Ils-elles doivent être stimulé-e-s par le collectif, interagir avec leurs enseignant-e-s en présentiel, socialiser, faire leur vie en vrai.

La grande majorité de la société s’accorde sur ce constat. Le gouvernement a donc décidé de tout mettre en oeuvre pour que les écoles s’ouvrent complètement en ce début d’année scolaire, ce dont je me suis réjouie et me réjouis encore.

Cependant, 15 jours après la rentrée, je suis inquiète, très inquiète même. J’ai rencontré les enseignant-e-s de ma commune, les directions de nos écoles et l’état de stress dans lequel je les ai trouvé-e-s me pousse à rédiger cette carte blanche.

Je suis devenue échevine de l’instruction publique à Forest suite aux élections d’octobre 2018. Avant cela, j’ai été enseignante durant 22 ans dans une école secondaire du centre de Bruxelles.

Du fond de ma classe, celle où j’ai vu défiler des élèves pendant 2 décennies, j’ai mesuré combien notre modèle scolaire est poussiéreux et nécessite une véritable transformation. Cependant, j’ai toujours mesuré aussi l’écart entre les volontés politiques et les réalités de terrain.

L’an dernier, nos équipes éducatives ont élaboré tambour battant leur plan de pilotage (pour rappel, il s’agit d’un plan stratégique qu’il leur reviendra de mettre en place durant les 6 prochaines années dans le cadre du Pacte pour un enseignement d’excellence). Ce fut un exercice exigeant et nouveau.

En cette rentrée très particulière, les enseignant-e-s sont mis-es à rude épreuve. Il y a bien sûr les tâches habituelles : faire classe à 24 enfants ou ados en même temps. Il faut être enseignant-e pour comprendre ce que cela signifie concrètement. 24 enfants, c’est 24 profils d’apprentissage différents, 24 vécus, 24 personnalités. Un petit monde en soi, au sein duquel il faut créer l’harmonie et l’émulation. 24 êtres plein de vie qui ont envie de s’exprimer, ont besoin d’être valorisés, ont des rythmes différents. Certains maîtrisent la culture de l’école et d’autres qui ne la connaissent pas. Il y a celleux qui comprennent vite et celleux qui ne savent pas garder leur concentration pendant des heures. L’enseignant-e est un homme, et plus souvent encore, une femme-orchestre. Il s’agit pour elle-lui de tirer le groupe, de lui montrer le chemin de l’apprentissage, de se couper en 24 pour répondre aux besoins de chacun-e. Et puis, on le sait tou-te-s : l’école est obligatoire et bien des jeunes y vont à reculons. L’enseignant-e est aussi une locomotive qui impulse le mouvement, pousse et tire sa charge d’âmes, déploie des trésors d’ingéniosité pour accrocher les apprenants à son train, jour après jour, année après année. Faire classe, c’est comme donner un spectacle devant un public à convaincre, comme construire un édifice avec des apprentis qui ne manient pas encore les outils avec dextérité. Sans brusquerie, patiemment, sans commettre d’impair, avec persévérance.

Il faut l’entendre : une heure de cours est épuisante. Et n’a pas la même valeur qu’une heure ordinaire.

Dans le cadre de la crise Covid, des tâches inhabituelles viennent s’ajouter à la charge familière. Nécessaires, bien sûr, mais nouvelles et énergivores.

Pour les directions, qui se sentent bien seules pour piloter le navire, il faut gérer les aspects sanitaires en plus des obligations administratives, déjà très lourdes en temps normal. Leur téléphone sonne sans arrêt, leur boite à mails explose : « Madame, que dois-je faire avec mon enfant qui le nez qui coule ? » « Monsieur, j’ai entendu dire qu’un enseignant avait peut-être bien le coronavirus, pourquoi ne nous avertissez-vous pas ? » Elles doivent se faire le relai de la médecine scolaire dans le tracing des enfants malades. Elles doivent gérer les absences des membres de leur équipe due à l’épidémie, les angoisses des un-e-s et des autres. Les chef-fe-s d’établissement demandent grâce, clament : on n’en peut plus.

Les équipes, elles, ont le devoir d’élaborer un bilan de compétences de leurs élèves et un plan comprenant des stratégies de différenciation et de lutte contre le décrochage pour la mi-octobre. Un travail considérable quand il s’ajoute au travail quotidien. Oui, et oui encore, en tant qu’enseignante et échevine, j’approuve l’entreprise de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui prend à bras le corps la situation. Oui, je signe et resigne : il faut réduire les inégalités scolaires et compenser les mois d’apprentissage qui ont disparu au printemps dernier. C’est mon combat et je suis convaincue qu’il est juste et nécessaire.

Raccrocher les élèves à l’école

Par ailleurs, il faut veiller à ne pas broyer nos meilleur-e-s allié-e-s pour ce faire. Les équipes éducatives, malmenées depuis plusieurs décennies, dévalorisées, peu gratifiées par la société, doivent être préservées. Ce sont des personnes d’engagement, qui aiment leur métier et s’y consacrent avec abnégation. Nous devons entendre leurs appels de détresse. Si elles craquent, qui prendra en charge les enfants et les ados ? Qui fera classe ? Le mal-être des professionnels de l’éducation se traduit par une pénurie sévère qui va grandissant. Aujourd’hui, si un instituteur, une professeure ou une direction est absent-e, il n’y a personne pour les remplacer. Personne.

Il faut mettre en place des stratégies pour raccrocher les élèves à l’école, évidemment. Cependant, un autre chemin est possible. Tout est une question de temporalité. Le temps politique (que ce soit au niveau communal ou communautaire d’ailleurs) n’est pas le temps des écoles. L’enjeu est leur difficile, mais indispensable articulation. Quelques pistes sont envisageables. Les équipes éducatives disent manquer de temps pour mettre sur pied ce programme de soutien sur mesure pour chaque élève, qui suppose de rassembler les données, les analyser et se concerter avec ses collègues. Comme je les comprends : pour adhérer à une nouvelle pratique, chacun-e d’entre nous a besoin de la faire sienne, de l’intégrer dans ses usages. Une autre solution est de considérer que si lacunes il y a, la remédiation peut s’étendre sur un cycle de 2 ans. Petit à petit, sans pression, l’élève consolide les fondations de ses savoir et savoir-faire. Repenser et adapter les épreuves externes et certificatives en fonction de ces circonstances exceptionnelles est également une piste à creuser. Que chaque élève puisse être évalué-e, au terme de cette année scolaire qui s’annonce pleine d’imprévus, sur base du chemin personnel parcouru et non d’une norme à atteindre. Sans oublier de renforcer les directions d’école qui se sentent démunies pour assumer une fonction de plus en plus écrasante, alléger encore la charge administrative qui leur incombe et, dans tous les cas, associer les gens de terrain aux décisions et changements bénéfiques pour le monde scolaire. Tous et toutes, acteurs et actrices de l’éducation, quelle que soit la place que nous occupons, nous sommes dans le même bateau. Ma volonté est qu’ensemble, à travers le dialogue, la prise en compte du prisme des un-e-s et des autres, nous construisions un modèle scolaire où enseignant-e-s et élèves puissent travailler sereinement, donner le meilleur d’eux-mêmes.

Maud de Ridder

Echevine de l’Instruction publique à Forest et d’enseignante

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