Aux yeux de beaucoup de citoyens européens, on érige à Bruxelles un super-Etat, faisant fi des différences nationales, juge Enrico Letta. © DIETER TELEMANS/ID PHOTO AGENCY

« Pour les citoyens, Bruxelles est une ville ennemie »

Pierre Jassogne
Pierre Jassogne Journaliste Le Vif/L’Express

Face à Trump, Poutine ou Erdogan, l’ancien président du Conseil italien Enrico Letta assigne une nouvelle ambition à l’Union dans son livre Faire l’Europe dans un monde de brutes. Il appelle aussi à ne plus tout ramener à Bruxelles pour éviter qu’elle ne devienne une Washington honnie par les citoyens.

Pour sauver l’Union européenne, il faut la « débruxelliser », écrivez-vous (1).

Pas pour remettre en cause Bruxelles en tant que telle, mais surtout pour l’aider à ne pas basculer dans ce monde de brutes qui nous entoure. Aujourd’hui, Bruxelles risque de devenir le Washington européen, avec toutes les dérives que cela suppose. J’ai été frappé, lors de l’élection de Donald Trump, qu’il recueille seulement 7 % à Washington contre 93 % pour Hillary Clinton. Lors du Brexit, même scénario : Londres a voté massivement contre, tandis que le reste du pays se prononçait majoritairement pour la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne. La distance entre les citoyens et les centres du pouvoir s’agrandit, et la capitale européenne est devenue au fil du temps une ville en décalage des préoccupations de la population. Dans ce contexte, Bruxelles est perçue très négativement par des opinions déboussolées, se considérant délaissées par l’Union européenne et voyant les inégalités croître partout. Pour l’Europe comme pour Bruxelles, il est temps d’oser ce débat, d’autant qu’une partie de nos populations a, plus que jamais, peur de perdre son identité devant cette mondialisation accélérée. Pour beaucoup, Bruxelles apparaît comme une ville désincarnée, celle de fonctionnaires technocrates, comme une ville ennemie en train de faire de l’Europe un super-Etat, faisant fi des différences nationales.

D'après Enrico Letta, le Brexit est un boulet qu'il faudra encore porter de nombreuses années.
D’après Enrico Letta, le Brexit est un boulet qu’il faudra encore porter de nombreuses années.© ARNAUD MEYER/REPORTERS

C’est la raison pour laquelle il faut organiser différemment les institutions européennes ?

Ces dernières années, il y a eu un vrai basculement, en essayant de tout ramener à Bruxelles, y compris le Parlement européen, sous prétexte que c’est plus facile, plus commode. Si elle veut survivre, l’Europe doit en finir avec cette logique jacobine, digne d’un autre âge, en concentrant la totalité du pouvoir au sein d’une seule ville. Imaginer une Europe avec plusieurs centres, c’est simplement l’esprit du temps, celui des connexions, celui des identités multiples de nos territoires. Ainsi, tous les Conseils européens ne devraient plus avoir lieu à Bruxelles.

Pour renforcer ce sentiment d’appartenance, vous appelez aussi à la création d’une circonscription européenne avec les sièges laissés vacants au Parlement par la Grande-Bretagne …

C’est la seule possibilité pour démocratiser le fonctionnement de l’Europe aux yeux des citoyens, en leur permettant de voter pour des listes identiques sur tout le territoire de l’Union. Dans nos pays, le scrutin principal reste national mais, quand au second tour de la présidentielle française se retrouve une Marine Le Pen, on sait qu’une telle élection peut changer votre vie de citoyen européen. Avoir une circonscription européenne est une idée très forte qu’il faut absolument réaliser pour créer enfin un véritable espace démocratique européen.

L’autre enjeu, à vos yeux, est de faire de l’Europe une puissance de valeurs.

Il faut le dire une fois pour toutes : l’Europe ne sera plus la puissance économique et militaire qui a fait tourner le monde. Mais face à Trump, Poutine ou Erdogan, elle a encore une carte à jouer, celle de s’affirmer comme une puissance de valeurs. C’est notre seule manière d’influencer le monde de demain. Quand nous considérons l’égalité entre hommes et femmes ou la laïcité de l’Etat, nous observons que la moitié du monde ne fonctionne pas comme chez nous. Sans mentionner les droits des travailleurs ou la protection des enfants, pour se limiter à quelques exemples. Si nous ne tenons pas bon là-dessus, nous serons tôt ou tard marginalisés. La tentation existe d’importer des modèles extérieurs aux nôtres, des modèles autocratiques. Cela a déjà commencé, d’ailleurs. Combien de personnes ne se disent pas prêtes, face à la crise migratoire, au terrorisme, à limiter nos libertés pour plus d’autorité. Certains pays, comme la Hongrie, sont dans cette logique, sans même se soucier de Bruxelles. C’est intolérable… La transformation de l’Europe passe par cette prise de conscience. Sans cela, nous perdrons cette bataille des valeurs, nous perdrons la nouvelle guerre d’influence.

(1) Faire l'Europe dans un monde de brutes, par Enrico Letta avec Sébastien Maillard, Fayard, 208 p.
(1) Faire l’Europe dans un monde de brutes, par Enrico Letta avec Sébastien Maillard, Fayard, 208 p.

En attendant, avec le Brexit ou la crise catalane, l’Europe est plus mortelle que jamais…

En effet, et c’est pour cela qu’elle doit revenir à ses fondamentaux. Elle doit pouvoir offrir un récit qui fasse sens à nos concitoyens à travers ses valeurs. Encore faut-il s’en rendre compte ! Encore faut-il ne pas se diviser, raison pour laquelle le Brexit est une grave erreur. C’est une bombe atomique ! Je crains qu’on ne trouve pas de solution dans le divorce entre Londres et Bruxelles. Le Brexit est devenu un boulet à porter pour de nombreuses années encore… Pas la question catalane. Il n’y a pas de futur pour l’indépendance de la Catalogne. Elle ne risque pas de devenir la Slovaquie de demain. Mais Madrid doit se montrer ouverte au dialogue et à davantage d’autonomie pour Barcelone.

Vous avez toujours été pro-européen, mais vos positions ont considérablement évolué… Un effet de l’exil français ?

Cette évolution est surtout liée à la montée des sentiments antieuropéens dans nos pays. Puis, il y a eu le Brexit et l’élection de Trump. Les dix-huit derniers mois ont changé la donne. Le monde connaît des bouleversements similaires à la chute du mur de Berlin en 1989, sauf que l’optimisme n’est plus là pour faire bouger les lignes comme l’Europe l’a fait durant les années 1990, des années qui furent d’une grande créativité dans la construction européenne. Aujourd’hui, il faut retrouver ce souffle et dépasser le statu quo qui rend chaque jour l’Europe plus lugubre.

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