© Antonin Weber

Portrait d’Yves Prössler: sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra

Pour assurer financièrement l’ascension de son application de paiement en ligne, Yves Prössler a vécu pratiquement un an dans un van. Aujourd’hui, Bonsai participe activement à la reforestation de Madagascar.

Autour de lui, Yves Prössler voit ses amis décrocher un job les uns après les autres. Il a beau sortir de sept années d’études avec trois masters en poche, il n’a aucune idée de ce qu’il veut faire. Plusieurs mois de réflexion seront d’ailleurs nécessaires au jeune homme de 25 ans avant d’accepter un poste dans le monde de la finance, qui lui est totalement inconnu. Il sera consultant chez Sopra Banking Software, un spécialiste de la technologie financière qui emploie plus de cinq mille personnes. Il vivra à Ixelles, aussi. « Quand je me regardais dans le miroir, je trouvais ma vie privée top, rembobine l’intéressé, neuf ans plus tard. J’adorais Bruxelles, tellement ouverte et internationale. Je rencontrais beaucoup de monde et je gagnais pas mal d’argent. Mais professionnellement, je n’atteignais rien de très probant. » Surtout, il ne supporte pas le fonctionnement hiérarchisé de la finance. Un jour, lors d’une réunion, ses supérieurs évoquent une solution de crédit qu’il estime incorrecte. Il tente d’avancer ses contre- arguments. La réponse est cinglante: son opinion n’ a aucune valeur. « C’était difficile à accepter parce que la plupart de mes amis vivaient une vraie passion pour leur boulot. Moi, je m’apprêtais à suivre une ligne toute tracée alors que, jusque-là, j’avais connu tant de rebondissements, d’émotions et d’ambitions dans mon existence, avec toujours le sentiment de servir à quelque chose. »

Sa plus grosse claque:

Toute la période qui a suivi le lancement de l’application a été difficile à vivre. Sans revenus, sans savoir si ça fonctionnerait, j’avais du mal à me projeter. »

L’homme de mer

Etre utile. Une règle morale que le Lommelois se fixe dès l’adolescence, lorsqu’il devient instructeur de planche à voile, notamment pour des personnes handicapées. A Brouwersdam, sur la côte néerlandaise, il savoure le bonheur d’avancer sur l’eau sans moteur, à la seule force du vent. Pendant neuf ans, il enseigne cette passion qui mêle adrénaline et liberté, et qui l’amène à prendre la mer, seul, un après-midi d’orage. « Mon mât s’est rapidement brisé et il m’a fallu suivre le courant pendant trois heures pour regagner la rive, très loin de mon point de départ. Ce n’était pas très malin, je n’ ai plus jamais recommencé. »

Son mantra:

Life’s too short: experience it. »

(« La vie est trop courte: il faut la vivre. »)

Yves est un acharné de la mer. Du genre à surfer l’hiver par un froid tel que de petits blocs de glace se forment sur sa planche. Capable aussi de descendre en France ou en Espagne avec son van pour profiter des vagues des journées entières. Sa relation avec l’eau avait pourtant mal débuté. A l’âge de 6 ans, il avait manqué de se noyer en mer. « Ça m’ a traumatisé à un tel point que je ne voulais même plus prendre un bain! Mes parents ont craint que cette hantise me poursuive et m’ont forcé à suivre des cours de natation. Dès qu’on arrivait sur le parking de la piscine, je pleurais, je ne voulais pas quitter la voiture tant ma peur était grande. Il a fallu que le sauveteur me jette littéralement dans la grande profondeur pour que je me force à nager, car j’en étais capable. » Après un an de leçons peu agréables, l’improbable se produit: le Limbourgeois se transforme en fanatique du bassin et participe même à plusieurs compétitions de natation. La suite, c’est une journée d’initiation à la planche à voile aux Pays-Bas et la découverte d’un nouveau hobby. « On était quatre amis à surfer ensemble. A notre majorité, deux ont persévéré, dont Steven Van Broeckhoven, qui est devenu champion de Belgique de freestyle. Les deux autres, dont moi, se sont inscrits à l’université. »

Son admiration pour les océans et la nature le mène vers des études en biologie marine. Ses cours sur la pêche, l’industrie pétrolière, la biodiversité ou encore le forage océanique lui fournissent des pistes pour contribuer à enrayer le changement climatique. « Le problème, c’est qu’on en sait plus sur l’espace que sur nos océans. La matière et les sujets sont tellement vastes et variés qu’une fois diplômé, je me suis senti un peu perdu, surtout que 95% des débouchés étaient académiques alors que je voulais quelque chose de plus tangible. J’ai entamé d’autres études, en technologique de l’information puis en business. » Pour déboucher dans la finance, et un emploi qu’il n’apprécie pas. Après six longues années, complètement bloqué, il décide de suivre un programme de réorientation de carrière. Pour éclaircir son horizon. Pour comprendre qu’il a besoin d’un job qui associe les quatre critères qui lui donnent le plus le sourire: l’innovation, l’éducation, l’indépendance et la durabilité.

Portrait d'Yves Prössler: sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra
© Antonin Weber

Le van et l’arbre

« Je n’étais pas un entrepreneur de longue haleine capable de créer une société de A à Z, j’avais besoin d’être accompagné. J’ai rencontré le partenaire idéal en 2018 quand une connaissance commune m’a présenté Peter Op de Beeck. » Le sexagénaire est alors à la tête de Cashfree, une application mobile qui entend faciliter la vie de ses utilisateurs en limitant le nombre d’intermédiaires lors de paiements en ligne. D’emblée, Op de Beeck lui fait comprendre qu’il doit investir dans la boîte pour faire partie de l’aventure. « Le projet était innovant, j’allais apprendre énormément aux côtés de Peter et il n’y avait pas plus pure forme d’investissement possible que l’achat de parts. A ce stade, il manquait juste la durabilité. »

Son plus gros risque:

Laisser tomber mon job dans la finance et ma maison pour me lancer à 100% dans Bonsai. On m’a pris pour un idiot. »

La décision est difficile à prendre: elle comporte de nombreux risques. A 31 ans à peine, Yves place pourtant toutes ses économies dans Cashfree, sans savoir quand il pourra en dégager un revenu. Surtout, il met fin à la location de son appartement à Gand et décide de vivre les douze mois suivants dans le van qu’il utilisait pour ses escapades avec ses potes véliplanchistes. « Avec mon père, on a installé des panneaux solaires, un radiateur et de grosses batteries pour que je puisse travailler à l’intérieur. » Pas de toilette, en revanche. Yves doit donc se rendre dans les stations-service ou les piscines pour prendre une douche. « Je me suis replongé dans mon adolescence, quand on trouvait un spot pour surfer, puis qu’on se garait à un endroit qu’ on trouvait cool pour se préparer à manger au réchaud, passer la nuit et s’en aller le lendemain vers d’autres cieux. » A bord du van, les anecdotes s’enchaînent dès la première semaine, quand un cambrioleur tente de s’introduire dans le véhicule alors que le jeune entrepreneur est garé et dort à deux pas du parc du Cinquantenaire, à Bruxelles. Plus tard, il passe une soirée à boire des bières sur une aire d’autoroute avec des camionneurs amusés de l’avoir vu traquer, en vain, une grosse araignée dans son lit. La journée, il travaille sur Cashfree, à Anvers. Le soir, il travaille sur Cashfree dans son van. Il n’y a qu’au petit matin qu’il s’autorise un plongeon lorsqu’il est à proximité d’une piscine. « Habiter dans un cinq mètres carrés m’a sorti de ma zone de confort et m’a surtout fait comprendre que je pouvais vivre avec beaucoup moins que ce que j’avais. Tout à coup, je ne voyais plus l’utilité d’acheter le nouvel iPhone chaque année. »

En parallèle, l’application mobile gagne en notoriété. Mais il manque toujours quelque chose, une spécificité qui lui permette de se distinguer des autres. Et pourquoi ne pas donner 10% des revenus à une oeuvre de charité? Une banque ne ferait jamais ça! « On a effectué beaucoup de recherches avant de décider de nous positionner dans le combat contre le changement climatique. On a d’abord pensé à chasser le plastique des océans, puis l’idée de planter des arbres a pris le dessus. » C’est le début de Bonsai, dont Yves devient le directeur d’exploitation. L’application permet à l’utilisateur de payer ses courses ou tout autre achat sur Internet à l’aide d’un QR code ou d’un lien Mastercard. A la manière du moteur de recherche Ecosia (qui reverse 80% de ses bénéfices à des associations), Bonsai finance la plantation d’un arbre toutes les dix transactions en versant de l’argent à Eden Reforestation Projects, une ONG active dans la reconstruction de paysages naturels dans sept pays, notamment à Madagascar. « La déforestation déstabilise le cycle de l’eau, ce qui rend les terres arides et l’agriculture impossible. Le défrichement des mangroves provoque de l’érosion, ce qui modifie l’ écosystème des poissons et affecte directement les populations locales, incapables de pêcher », détaille l’ entrepreneuse écoresponsable. En reboisant des régions dépeuplées, l’ONG espère faire revenir les anciens habitants chez eux.

Dates clés

  • 1994: « J’ai failli me noyer, en mer. Je parviendrai à vaincre la peur de l’eau grâce à mes parents. »
  • 2009: « Mes débuts à l’université me font comprendre à quel point nous sommes petits par rapport aux océans. »
  • 2014: « Je rencontre Christophe Geebelen, un manager au solide background professionnel et un ami pour la vie. »
  • 2020: « Le passage de Cashfree à Bonsai me permet de remplir le dernier critère de mes motivations professionnelles: la durabilité. »
  • 2022: « La guerre en Ukraine affecte tout le monde. J’essaie d’aider mon partenaire ukrainien en me rendant à la frontière pour récupérer une partie de sa famille. »

En ce printemps 2022, le Limbourgeois se rendra pour la première fois à Madagascar, pour jeter un oeil aux avancées. « C’est aussi l’occasion de montrer ce qui se passe à nos utilisateurs. Beaucoup croient que ce qu’ils font ne sert à rien si leur voisin ne suit pas le mouvement. On veut prouver que c’est faux: chaque geste peut avoir un véritable impact. » En deux ans d’existence, Bonsai a déjà séduit 63 000 utilisateurs et permis de planter 67 000 arbres. Selon son fondateur, un Belge effectue en moyenne six cents paiements par an, de quoi lui permettre de contribuer à la naissance de soixante arbres grâce à l’application mobile. Reste donc à élargir la relation de confiance avec la population pour multiplier le nombre de plantations. « La société apprend aux gens à avoir une confiance automatique envers les banques, mais pas encore à se fier aux alternatives telles que la nôtre. A nous de travailler notre réputation pour rendre naturelle l’idée de faire quelque chose de bien par une action banale du quotidien. »

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