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Portrait de Thibaut Quintens: sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra

En 2009, Thibaut Quintens décide de parcourir l’est de la planète en train. Son seul moyen de communication avec les habitants? Le jeu de société. Douze ans plus tard, le Namurois y voit toujours un outil de rencontre universel.

Nous sommes en 2009. Sur le quai de la gare de Mons, Thibaut Quintens est angoissé. Il ignore complètement si ça va marcher. N’est-il pas un peu fou, d’ailleurs? La boule au ventre, les mains moites, il s’apprête à parcourir 50 000 kilomètres sur les rails. Dans son sac à dos, un appareil photo, un enregistreur, deux ou trois slips et, surtout, vingt-cinq jeux de société. Il compte nouer contact avec les voyageurs des trains de l’est du monde grâce… au jeu. C’est en Pologne qu’il dispute sa première vraie partie quand il sort son Bonjour ludique, un casse-tête chinois à résoudre à deux. « C’est une façon facile d’entrer en contact. Le moment que j’appelle « essai-erreur » est magique: il est arrivé que je passe trente minutes à faire des tours de Jungle Speed (NDLR: un jeu d’observation et de rapidité) juste pour que l’on se mette d’accord sur les règles. » Cet accord est plus visuel que verbal puisque, entre la Pologne, le Bélarus, l’Ukraine, la Russie, la Mongolie ou encore la Chine, 85% des personnes avec lesquelles le trentenaire, à l’époque, interagit n’ont aucune langue en commun avec lui. « J’ai fait le choix d’aller dans des régions reculées, où vivent des minorités, comme la province de Zavhan, à l’extrême ouest de la Mongolie. Certains locaux n’avaient jamais vu de poils. Un homme en a même arraché une touffe de mon bras », se souvient-il, amusé.

Sa plus grosse claque

Le décès de ma mère, dont j’étais terriblement proche et qui m’a fait découvrir le jeu de société. »

Thibaut Quintens part d’un postulat: le jeu et la musique sont les deux moyens de communication universels, les seuls capables de transmettre une émotion commune à tous. A une différence près. « Un guitariste peut faire chanter et danser, mais le résultat sera différent s’il confie son instrument à quelqu’un d’autre. Avec le jeu, à partir du moment où tu réussis à mettre chacun d’accord sur les règles, on est au même niveau, on partage les mêmes émotions. » Dans sa hotte, Thibaut emporte des jeux aux règles faciles, compréhensibles sans parole et qui permettent des adaptations. Seuls, entre amis ou en famille, ses interlocuteurs l’accueillent pour la plupart de manière enthousiaste. Son arme de communication fait son effet. « J’estime que l’homme est intrinsèquement bon et ce voyage a assis cette certitude. Il faut préciser que je n’avais pas la posture d’un touriste: après avoir passé une partie de ma vie à me dire que je n’avais pas le temps, j’avais décidé de le prendre. Je suis parfois resté une semaine chez des gens, à conduire leurs enfants à l’école ou à traire les vaches. » Prévu pour six mois, le voyage durera finalement deux ans et demi.

Son mantra

Celui qui voyage sans rencontrer l’autre ne voyage pas, il se déplace. »

Alexandra David-Neel

Le jeu pédagogique

Quelques semaines avant de se lancer dans l’aventure, Thibaut était encore codirecteur d’Empreinte, une organisation de jeunesse spécialisée dans le développement de projets sociaux et environnementaux. « J’allais bien, mais j’avais envie de changement. Je sortais d’une relation, je venais de vendre une maison. C’était le moment de revenir à la photo, au voyage et puis de me retrouver au contact d’autres pour voir comment j’allais réagir. » Par conviction environnementale, il opte pour le train. Par passion, il emporte des jeux « de contact ». Par respect pour son rêve d’ado, il choisit l’Est comme destination. Son rêve de Transsibérien remonte à ses 14 ans, lorsqu’il découvre la plus longue ligne de chemin de fer du monde à travers un reportage télé. C’est dire si, lorsqu’il s’installe dans le train en partance pour Moscou, il est aux anges. Et encore davantage quand une bande de jeunes convaincus par son passe-trappe miniature, un jeu de palets, décide d’organiser un tournoi avec l’ensemble du wagon. Son périple l’emmène ensuite à Irkoutsk, sur les rives du lac Baïkal, où il atterrit dans un home austère pour adolescents à qui il présente ses jeux durant quelques jours. Sous l’oeil avisé de deux psys. « A mon départ, ils m’ont confié qu’ils n’avaient jamais vu d’activité où leurs jeunes restaient autant concentrés et focalisés. Au sein de l’institution, le jeu a été vu comme une révélation: ils en avaient bien quelques-uns, mais personne n’avait perçu leur utilité pédagogique. »

Le jeu comme outil d’apprentissage compte toujours parmi les convictions profondes de Thibaut Quintens, mais pas à n’importe quel prix. Attendre un tour, réfléchir avant de réagir… autant de préceptes qui permettent aussi de saisir une série de règles de vie. Mais si l’objectif pédagogique prend le pas sur le plaisir, ça n’a selon lui pas d’intérêt. C’est ce qu’il veut prouver à travers Un jeu dans ma classe, un projet lancé il y a quelques mois. « Je pratique cette activité ludique avec des profs et des élèves pendant les heures de cours. Sans la pression pédagogique, beaucoup d’enseignants s’étonnent positivement de voir tel élève parvenir à calculer ou tel autre prendre si facilement la parole. Un tas de trucs se passent de manière subtile mais révèlent des traits de personnalité de l’enfant, qui permettent à l’adulte de le voir différemment. »

Portrait de Thibaut Quintens: sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra
© ANTONIN WEBER

La prière ludique

Vivre trois semaines avec des moines tibétains à 4 000 mètres d’altitude n’est pas donné à tout le monde. Enchaîner avec eux des parties de cartes l’est sans doute encore moins. Au sein de cette communauté, Thibaut rencontre Kai Sheen, une Pékinoise qui lui ouvre les portes d’un autre monastère, situé sur une des montagnes sacrées du Tibet oriental et où se rassemblent de nombreux religieux. Pas plus impressionné que ça, le Belge ressort ses dés, ses cartes et ses casse-tête. Après quatre jours sur place, il s’étonne auprès de Kai Sheen de ne pas avoir vu une seule fois les moines prier. « Elle m’a répondu: « Ta rencontre et les instants que l’on a vécus avec toi correspondaient à nos prières. » C’est ça la force du jeu: il induit une rencontre et ce qu’il apporte dépend du contexte, du lieu, de l’humeur de chacun. C’est cet environnement humain et social qui est capital si l’on veut créer des échanges. »

Désormais, le quadragénaire continue à prêcher cette bonne parole ludique en Belgique grâce à son asbl Let’s play together. Une activité indépendante qui l’a amené à mettre sur pied la première ludothèque nomade du pays. Simple, l’idée consiste à aller jouer là où se trouvent les gens, chez eux ou dans des lieux publics. Pourtant, dans les rues, sur les places ou les bancs de Belgique, il se heurte à un nombre incalculable de refus. « C’était soit un manque de temps, soit de la méfiance. Les passants se demandaient d’emblée ce que je leur voulais. Certains plaçaient leur sac loin de moi, d’autres pensaient que je les draguais. Dans notre société occidentale, il faut redoubler ses efforts pour convaincre qu’on ne demande parfois rien en échange. » En parallèle, le grand blond, toujours muni de ses boîtes, accompagne des équipes médicales en pédopsychiatrie. Il organise, par ailleurs, des ateliers de jeux recyclés en récupérant des matériaux usagés sur les marchés hebdomadaires pour en faire des pièces, des jetons ou des figurines. En 2015, il imagine Piratoons, dont le principe est de fabriquer le plus beau bateau pirate. Une première création qui remporte son lot de récompenses, parmi lesquelles le prestigieux Prix Jokers. Mais qui ne fait pas vivre son auteur. « L’univers du jeu de société est similaire à celui de la BD: il y a beaucoup d’offres, mais pas de gros revenus. »

Son plus gros risque

Mes enfants, qui ont aujourd’hui 3 et 5 ans. Avant, j’avais une vie très indépendante, c’était risqué de perdre tout ça, mais ils m’ont permis de ne plus rester centré sur moi-même. »

Boom et reconversion

Au cours de son voyage, Thibaut a pu maintes fois expérimenter à quel point une partie permet de vivre l’instant présent, d’oublier ce qui se passe autour, y compris les obligations sociales et professionnelles. Sinon comment expliquer que ce garde-frontière en poste à la gare de Sukhbaatar, en Mongolie, soit le seul à avoir testé tous ses jeux avant que son supérieur ne jette Thibaut hors du bureau de vidéosurveillance « à coups de pied au cul »? Plus tard, à Oulan-Bator, c’est grâce à Grimaces, dont le but est de faire deviner une série de mimiques à son coéquipier, que le baroudeur fait la connaissance de Degzuren, un assistant universitaire installé avec sa famille en plein milieu de la capitale mongole, dans une yourte aux relents d’excréments de vache utilisés en guise de carburant pour le chauffage.

Convaincu par les divertissements basés sur l’expression et les émotions, le Namurois d’adoption a depuis créé sa maison d’édition, Act in games. Celle-ci a sorti plusieurs jeux dans cette veine, principalement pour des enseignes privées. Mais à l’heure où les jeux de société connaissent un boom économique, il ne peut s’empêcher de se poser de nombreuses questions sur leur surproduction. « Certains sont balancés trois mois après leur sortie s’ils n’ont pas cartonné. Moi, je suis en porte-à-faux parce que je dois vendre. J’ai peur de ne plus trouver l’équilibre dans cet univers. » C’est pourquoi Thibaut a récemment décidé de prendre deux virages. Le premier mène à la campagne, qu’il retrouvera aux dépens de Bruxelles. Le second à l’ouverture d’un espace « de partage de savoir-faire culturels, avec, comme fil conducteur principal, le plaisir. Cela passera bien entendu par le jeu, mais aussi par d’autres formes d’art comme la musique, ou même par la permaculture. » Un pas de côté, certes, mais un seul. Thibaut est toujours impliqué dans Act in games, Un jeu dans ma classe et reste consultant pour le distributeur français Blackrock Games tout en continuant à développer des jeux pour des clients, à la carte. Mais qu’on ne s’y trompe pas: « Je ne me considère pas comme un geek. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe autour de la table. Je suis plus un anthropologue du jeu qu’un véritable joueur. »

Ses dates clés

  • 2009: « Je quitte Mons, où j’habite, pour entamer un voyage de 50 000 kilomètres sur les voies ferrées, vingt-cinq jeux de société dans mon sac à dos. »
  • 2011: « A mon retour, je mets sur pied l’asbl Let’s play together, avec laquelle j’organise toutes mes activités autour du jeu. »
  • 2013: « Je lance Act in games, une maison d’édition de jeux. »
  • 2015: « Avec Olivier Grégoire, je conçois Piratoons, dont le but est d’être le pirate qui équipe le mieux son bateau. »
  • 2021: « Je m’apprête à créer un espace d’échanges culturels tout en continuant à inventer des jeux et à animer des ateliers ludiques. »

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