© Anthony Dehez

Portrait de Sebath Capela (Indrani): sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra

Il a tardé à forger sa destinée. Puis, quand il l’a trouvée en devenant sous-chef d’un doublement étoilé à Bruxelles, Sebath Capela a préféré se lancer un nouveau défi en prenant les rênes du restaurant d’Indrani, un lodge rural, chic et écoresponsable. Tout cela à 30 ans à peine.

« Je ne suis pas encore arrivé à ce que je voulais, mais aujourd’hui, à mon âge, j’ai de la chance d’avoir ce que j’ai. Tout ce que j’aimerais encore obtenir arrivera petit à petit. » Sebath Capela entame son troisième café de la matinée. Installé dans son salon de Piétrain, dans la commune de Jodoigne, aux côtés de sa femme Florence et de son fils Sébastien, il sort d’un week-end festif. Il vient de fêter ses 30 ans. « Déjà », répète- t-il à l’envi. C’est passé vite, entre ce que je fais aujourd’hui et l’époque où je foutais beaucoup de bordel dans ma vie. » Cette ambivalence, on la retrouve aussi dans son caractère. Le jeune chef a slalomé entre les deux facettes de sa personnalité tout au long de son parcours, semé d’embûches et de surprises.

Son plus gros risque:

Quitter Bon Bon pour Indrani Lodge. J’allais, certes, être mon propre chef et gagner plus d’argent, mais les gens pour qui j’allais bosser pouvaient me virer du jour au lendemain. »

Le premier Sebath est insouciant, fougueux et (trop?) sûr de lui. L’école secondaire, il l’a fréquentée parce qu’elle était obligatoire, et il était le perturbateur numéro un des leçons de math et de français. « Je n’ai jamais dépassé les limites, mais j’aimais être le guignol de la classe. Avec un pote, on jouait même à qui serait le premier à se faire virer du cours. C’est marrant à 14 ans, mais à 17 ou 18 ans, c’est nul. J’ai été renvoyé. » Plus tard, c’est aussi celui qui se pousse dangereusement du col lorsqu’il comprend qu’il a du talent à revendre dans la restauration. A 23 ans, il est à deux doigts d’accepter une offre alléchante dans un restaurant de Waterloo qui lui propose un salaire mensuel de 2 700 euros. « Il y a des jeunes qui ont suffisamment de maturité pour gérer ces situations, pas moi. Dans mon cas, c’était un piège: j’aurais claqué cet argent n’importe comment. J’aurais acheté une Audi dernier cri décapotable, j’aurais eu trois-quatre blondes. Peut-être même que j’en aurais mis une enceinte », ajoute-t-il en forçant le trait. Ce Sebath-là, c’est encore celui qui n’accepte pas qu’on le contrarie, au point de rendre son tablier du restaurant Les Petits Bouchons, à Uccle, à la suite d’une dispute avec ses chefs. « J’étais le jeune un peu con qui voyait qu’il avait du talent, mais qui n’avait pas encore compris qu’il lui restait beaucoup à apprendre. Avec le recul, je sais que j’ai perdu du temps avec ce genre de conneries. »

Le second Sebath Capela est raisonné, déterminé et ambitieux. C’est celui qui, à l’aube de sa quatrième secondaire, opte pour la formation en alternance, durant laquelle il passe trois jours à l’école et deux ou trois dans un resto. Il commence au Don Camillo, un italien où il apprend « surtout à être à l’heure », puis il passe aux Petits Bouchons, où il découvre comment tailler des frites, monter une mayonnaise, etc. C’est un Sebath de cette trempe-là qui, à 20 ans à peine, se lance le défi de rejoindre Bouchéry, un des grands noms de la gastronomie connu, entre autres, pour sa maîtrise des légumes et des herbes sauvages. « Là-bas, sans rien laisser au hasard, je me suis rendu compte de mes lacunes et des erreurs que j’ai pu faire en claquant des portes. J’ai aussi eu la chance d’y côtoyer un chef qui transmet son adrénaline mais qui n’est pas là pour se remplir les poches. Ça donnait envie de l’aider et de réussir avec lui. » Le jeune homme réalise que, dans son entourage, tout le monde grandit. Il voit ses trois soeurs aînées épouser « des hommes responsables » puis, il rencontre Florence, qui deviendra la mère de ses deux enfants. Pour autant, on ne peut pas parler de déclic vers la sagesse: le jeune homme ne passe pas subitement de la version 1.0 à la 2.0 d’un coup de baguette magique. C’est un ensemble d’événements et d’expériences qui finissent par apporter le manque de stabilité et de sérénité au jeune homme déjà talentueux et confiant qu’il était.

Sebath Capela en est convaincu: être noir et Africain fut une chance pour se démarquer en cuisine.
Sebath Capela en est convaincu: être noir et Africain fut une chance pour se démarquer en cuisine.© Anthony Dehez

Le challenge écoresponsable

En un peu plus de dix ans d’expérience, le cuisinier a déjà fait chauffer les fourneaux de certains établissements parmi les plus prestigieux . Bouchéry, bien sûr, mais aussi Le Passage, L’air du Temps – le deux étoiles de Sang Hoon Degeimbre – et un autre doublement étoilé, Bon Bon, où il a fini sous-chef après cinq ans passés dans la brigade de Christophe Hardiquest. Aujourd’hui, il est aux commandes du restaurant de l’Indrani Lodge, une chambre d’hôtes de luxe, ouverte à quelques encablures de Genappe par Jessica et Philippe Brawerman, et dont l’ambition est d’être totalement autonome en énergie. « Etre à la tête d’un resto est un rêve qui se réalise. Ce sont mes idées, c’est comme si c’était mon restaurant. La seule chose qui n’est pas à moi, ce sont les murs. » Le Brabançon fait face à un nouveau défi, celui de travailler de façon écoresponsable, avec les contraintes imposées par un unique jardin. « Quand je crée une recette, je n’appelle plus mon fournisseur pour lui dire qu’il me faut dix carottes, cinq oranges et trois pamplemousses, je travaille à 100% avec ce qu’il y a dans le potager de l’Indrani. Mon maraîcher décide de cultiver ce qu’il veut, selon les saisons, et j’adapte mon menu chaque samedi, selon les récoltes: une semaine j’aurai des haricots blancs, l’autre des courgettes. Il me met en danger et j’aime ça. » Le goût du risque, le chef connaît. Depuis tout petit, pourrait-on dire. A l’époque, il n’hésitait pas à récupérer le riz de la veille pour en faire du riz au lait. « C’était ridicule: il était tellement bien assaisonné, avec du laurier, que je devais la saturer de sucre pour que ça soit mangeable (rires). » Son autre spécialité, lorsqu’il passait en cuisine – « que je laissais dans un état pas possible sans avoir rangé la vaisselle » – était la semoule. « Au lieu d’utiliser de l’eau, je la préparais avec du lait. »

Son mantra

Un pas, un coup et un round à la fois. »

Creed: L’héritage de Rocky Balboa

Comme dans les plus grands gastros, jamais de sel ni de poivre à la table des Capela. « Sans le savoir, j’avais déjà des bribes de gastronomie dans ma culture culinaire. » Une culture faite, notamment, de patates douces, de poisson mariné ou séché et d’autres spécialités en droite ligne d’Angola, le pays de ses ancêtres. « J’ai la chance d’être noir et africain. Durant mon apprentissage, je n’ai été entouré que de blancs et j’ai bien vu que j’avais un truc un peu différent. J’ai découvert beaucoup de produits sur le tard, comme le caviar, le rouget ou le cabillaud… Je n’avais pas du tout la même vision de la cuisine que les autres et, aujourd’hui, ça m’aide nettement parce que je pense que je suis moins limité. Les techniques que j’ai apprises, je peux les mettre au service de mon éducation, de ma culture… C’est une façon de rester moi-même. »

Le goût des autres

Sebath rejoint Indrani Lodge en février 2020, soit quelques jours avant le début du premier confinement. A l’instar de beaucoup d’acteurs de l’Horeca, il considère cette période comme un tournant pour le secteur. « Les gens ont réappris à vivre, ils ne veulent plus travailler dix-sept heures par jour dans une cuisine, juste pour réaliser le rêve d’un chef. Il faut les écouter, les impliquer et non pas leur dire de la fermer en se focalisant uniquement sur une recette. Qu’eux aussi aient leur rêve et qu’on les accompagne sur cette voie. Sans cet échange, ce n’est plus possible. » Lors d’un premier jour d’essai d’un candidat-commis, Sebath lui fait toujours visiter sa cuisine en lui demandant de souligner ce qui ne va pas à ses yeux et ce qu’il verrait bien évoluer. Tous les vendredis, il prend le temps de s’installer à table avec les salariés pour leur demander des conseils. « Je suis en perpétuelle recherche, mais je ne peux pas évoluer tout seul: j’ai besoin qu’un commis – même sans expérience – vienne me titiller en disant « Pourquoi tu ne mettrais pas du gingembre ici? » Si c’est un truc de fou, je l’essayerai. Et si ça marche, je le remercierai. » Puis, quand il se rendra à la table des clients en fin de repas, le trentenaire emmènera son commis avec lui pour qu’il reçoive les éloges appropriés. « Ça ne peut qu’être bénéfique. »

Sa plus grosse claque

Le décès de mon père quand j’avais 9 ans. Ce fut une gifle, mais aussi ma plus belle arme: aujourd’hui, j’ai conscience de la mort et ça m’a fortement aidé à être la personne que je suis. »

Ce passage à table est l’autre nouveauté post-corona du néo-Jodoignois, qui ne veut plus se cacher en cuisine et en sortir uniquement « dans l’attente que le client me dise qu’il a bien mangé. » Dorénavant, le chef prévient dès le début du repas qu’il va revenir en fin de soirée demander aux convives ce qu’ils en ont réellement pensé. « J’explique bien que je ne vais pas me sentir frustré ou m’énerver. Avec le coronavirus, la clientèle s’est rendu compte qu’elle pouvait acheter des plats à emporter à quinze euros. Elle ira donc moins au restaurant, mais ira là où il y a un réel échange, une vraie expérience. Et ça ne passe pas uniquement par du caviar. » D’où son idée de pousser plus loin le concept de repas à l’aveugle. A l’Indrani Lodge, Sebath distribue à chaque client des petites cartes sur lesquelles sont indiqués les ingrédients qu’il s’apprête à déguster. Astucieux, il les place sur la table face cachée. Reste alors la possibilité de les retourner ou de manger sans savoir et de réfléchir à ces saveurs. « D’après moi, ça permet aux clients d’être plus pointus dans leur analyse parce qu’ils sont totalement concentrés sur leur expérience culinaire. Puis quand ils regardent, ils comparent: « Ah c’est bizarre, j’aurais juré qu’il y avait du curcuma! » Via leurs retours, les clients ne se rendent pas compte qu’ils me donnent parfois de superbes idées. Il faut s’investir dans un plat, on ne peut plus se dire que l’on va bêtement manger un steak juste pour manger un steak. » Et du riz au lait salé?

Ses 5 dates clés

  • 2000: « Je découvre la cuisine, aux alentours de mes 10 ans, en réalisant mes premiers gâteaux. »
  • 2006: « A l’école, ma mère m’inscrit en option cuisine puis je décide de passer en alternance pour pratiquer la cuisine « en vrai ». »
  • 2011: « J’étudie la gestion hôtelière et je participe à l’émission Comme un chef dif- fusée par la RTBF. Ça m’apprend la débrouillardise, la gestion du direct et je me crée un bon réseau. »
  • 2015: « Je rejoins le restaurant Bon Bon, où le chef Christophe Hardiquest estime que je n’ai pas assez d’expérience. Je redeviens commis, je ne touche pas de viande pendant deux ans et je réapprends tout dans l’ordre… »
  • 2020: « Je relève le challenge d’Indrani Lodge où je propose une cuisine immersive et inspirée par la nature. »

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