© ANTHONY DEHEZ

Portrait de Lahcen Zinoun: sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra

Pour vivre sa passion, Lahcen Zinoun a quitté le Maroc et s’est exilé en Belgique dans les années 1960. Puis, il s’est réconcilié avec son corps, son père et son pays. Grâce à ce rituel, immuable: face aux malheurs de la vie, il sort toujours la même arme, la danse.

Un thé noir et un croissant. Lahcen Zinoun n’a pas beaucoup dormi la nuit précédente, la faute à un édredon trop chaud. Installé sur la banquette d’un coffee house du quartier de Matonge, à Bruxelles, il prend donc des forces pour narrer ses histoires. Captivantes, drôles, émouvantes et romantiques. Avec son timbre de voix chaleureux, qui n’est pas sans évoquer celui de Marc Cassot, l’inoubliable doubleur de Paul Newman et de Dumbledore, le septuagénaire marocain est un formidable conteur. Un homme que l’on écoute deviser et même digresser sans ennui. Comme lorsqu’il raconte sa rencontre avec Maurice Béjart, alors qu’il vient tout juste de débarquer en Belgique, en 1964. « Je l’ai dérangé en pleine répétition. Quand il a su que je venais du Maroc, il a ri. Il avait un  » antécédent » marocain: Germinal Casado (NDLR: danseur, scénographe et décorateur né à Casablanca, un des piliers de la compagnie du chorégraphe franco-suisse). Il savait qu’au Maroc, les danseurs sont tout tordus et que notre danse est très bâtarde. Il m’ a dit que j’avais intérêt à m’inscrire au conservatoire de La Monnaie et à prendre des cours chez Sana Dolsky, qui « redresse les corps ». »

Son plus grand risque:

Le premier: quitter ma famille. Le deuxième: venir en tant qu’étranger en Belgique. Le troisième: retourner au Maroc. Je ne regrette aucun des trois. »

Lahcen a à peine 20 ans, mais une énorme envie de réussir dans l’univers de la danse. Il se rend alors rue Royale, jette un oeil à travers le hublot de la porte de madame Sana Dolsky et observe un cours « triste, sans lumière ni musique » donné par une « vieille Russe » qui marque la mesure en frappant le sol avec un bâton. « J’ai eu un choc. Je me suis demandé si j’allais oser affronter la danse. » L’hésitation ne dure pas et le jeune homme, sans le sou, propose de nettoyer et d’ouvrir le studio en échange de leçons. L’apprentissage dure six mois, puis le danseur repère une annonce du Ballet royal de Wallonie, qui recherche un élève-stagiaire. « Sana Dolsky estimait que je n’étais pas prêt: « Si tu rrrestes chez moi, je te rrrends étoile ». Moi, je voulais danser du matin au soir. »

Débute alors un autre chapitre, au cours duquel Lahcen « apprend son métier » et parcourt des coins perdus du sud du pays avec le Ballet, pour initier les gens à la danse classique. Au départ, il gagne très peu d’argent. « Je vivais chez un vieux couple d’épiciers à qui j’achetais une ou deux tranches de pain, une demi-pomme ou une demi-banane. Un jour, je suis rentré dans un supermarché, j’ai rempli un panier de ce que j’aimais et je suis passé, la tête haute, devant la caissière. Elle ne m’a rien dit, donc je suis sorti. Une fois, mais pas deux (rires). » D’élève-stagiaire, Lahcen grimpe un à un les échelons pour devenir soliste principal. Sa carrière est lancée et il danse pour des chorégraphes aussi renommés que l’ Allemand Peter Van Dijck, le cubain Jorge Lefebre ou encore Hanna Voos, sa « mère belge ».

Son mantra:

Osez la beauté. Elle sauvera le monde. »

De l’insulte au triomphe interactif

Autre contexte, autre histoire. En 1973, Lahcen Zinoun passe les frontières du Maroc pour la première fois en neuf ans. A ce moment précis, son dernier souvenir marquant est lié à un carton. « Le jour où mon père a appris que je suivais des cours de danse classique au conservatoire, il m’a lancé un carton à la tête en disant: « Tu veux danser? Dehors! » Je devais choisir entre rester à la maison ou vivre de ma passion. Je ne regrette pas mon choix. » Dans un premier temps, Lahcen squatte chez des amis et se cache chaque soir derrière les volets de la maison familiale pour discuter avec sa mère. Puis, lorsqu’il reçoit le Premier prix du Conservatoire de Casablanca, il prépare son départ pour l’Europe. « Quand je l’ai annoncé à ma mère, elle s’est mise à pleurer. Elle m’a dit: « Tu veux ma mort? » A chaque fois que je parle de ça, je suis ému. Elle m’a donné un peu d’argent et je suis parti en Belgique. »

Neuf ans plus tard, le fiston n’ose espérer un accueil chaleureux de la part de son paternel. Contre toute attente, celui-ci l’invite pourtant au mariage d’un notable, dans sa région d’origine, au pied du Haut Atlas. Chez les Berbères, le jour d’une telle manifestation, de nombreux garçons déclarent publiquement et en poésie leur amour à une fille. Après ce cérémonial, les jeunes garçons qui ne sont pas mariés entament une danse. « Là, dans la pénombre, j’ai aperçu un vieil homme: mon père. Il avait voulu m’interdire de danser et maintenant il dansait? J’ai rapidement compris que c’était sa façon à lui de dire: « Excuse-moi, continue! » C’était une réconciliation sans paroles. »

Portrait de Lahcen Zinoun: sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra
© ANTHONY DEHEZ

Ensuite, Zinoun présente son premier spectacle au Maroc. Mais la télévision refuse de montrer son affiche – Lahcen et sa femme, la danseuse Michèle Barette, y apparaissent en tenue académique – sous prétexte d’atteinte à la pudeur. Le jour de la première, il est hué et reçoit des insultes homophobes. « Ma femme ne parlait pas encore l’arabe. Après un porté, elle a atterri devant moi et m’a demandé ce qu’ils avaient. J’ai répondu qu’ils étaient heureux. Je venais de l’arracher à son espoir d’être danseuse étoile au Ballet royal de Wallonie pour me suivre au Maroc. Si je lui avais dit la vérité, elle aurait foutu le camp le lendemain. » Confrontés à « l’anathème jeté sur le corps par l’islam », Michèle et Lahcen comprennent qu’ils ne pourront pas se mettre en scène comme en Belgique. En lieu et place du maillot académique, ils enfilent alors une chemise. La musique occidentale est remplacée par des rythmes, des chants et du verbe marocains. Le public répond présent, mais il manque encore quelque chose: « Les gens ne parvenaient pas à décortiquer ce que je faisais. » En 1980, lors de l’ouverture d’un festival dans le nord du Maroc, le public tape des pieds dans les gradins, « comme pour manifester son opposition au programme. Pour sauver la situation, on s’est placés entre la scène et la foule. Tous les spectateurs se sont mis à danser. Ce fut le déclic: il fallait que le public intègre la danse. Je me suis intéressé aux danses appartenant au patrimoine ». En quelques années, Lahcen crée l’école Ballet Théâtre Zinoun et la Troupe nationale des arts traditionnels, encouragé par le ministère de la Culture marocain: « C’était une réussite, les gens s’y retrouvaient. Mais ça n’a pas duré. »

Sa plus grande claque:

La mort de mon deuxième fils, Chems-Eddine, dans un accident de voiture, en 2008. Il était danseur, comme son frère Jaïs. »

Vers le cinéma

Parfois, il arrive que les contes de fées se transforment en cauchemars. Au milieu des années 1980, alors qu’il donne un spectacle pour une soeur du roi Hassan II à Rabat, le souverain monte sur scène dès la première danse pour l’arrêter. « Il m’a hurlé dessus en disant: « Nous sommes dans un pays d’hommes: je veux des cavaliers, pas des danseurs! » Pourtant, c’était un vrai balletomane: il connaissait la technique et l’interprétation – bref, la danse. Si j’étais revenu au Maroc, c’est parce que je croyais en lui, en cet homme qui me comprendrait et m’aiderait à réaliser mon rêve. Il m’a humilié. » Lahcen s’interrompt. Pour la deuxième fois en quelques minutes, la porte-fenêtre vient de s’ouvrir brusquement. Impossible de ne pas y voir un symbole de la gifle envoyée par l’ancien souverain marocain. « Je me suis toujours demandé s’il n’était pas un danseur refoulé. En interview, il a un jour dit que s’il n’avait pas été roi, il aurait été danseur mondain. Je crois que j’ai réveillé quelque chose d’endormi en lui. Il n’a sans doute pas encaissé le choc. » Lahcen non plus. A la suite du spectacle avorté, il passe trois mois au lit, terrassé par une dépression nerveuse. Son épouse et un ami prêtre lui permettent de tenir le coup, ses promenades dans la nature marocaine, et surtout sur la plage, font germer plusieurs créations. « La fêlure Hassan II ne s’est jamais refermée, mais tout ce qui est fêlé laisse passer de la lumière. Cet épisode est devenu ma source d’inspiration, de créativité. »

Dans les années qui suivent, Lahcen Zinoun ouvre cette créativité au cinéma, et dispense ses talents de chorégraphe dans des films de Martin Scorsese (La Dernière Tentation du Christ), Bernardo Bertolucci (Un thé au Sahara) et d’autres réalisateurs, principalement marocains. Face aux « vraies » caméras, le danseur se souvient de son enfance, dans le quartier d’Hay Mohammadi, à Casablanca, où « on s’amusait à faire du cinéma ». Il s’était même abonné en cachette à une revue sur le 7e art français. Une façon de s’évader après l’école, dont les cours étaient dispensés par un « instituteur tortionnaire », qui fouettait ou frappait à coups de gants de boxe les élèves qui ne connaissaient pas leur leçon. Une méthode qui laissera des stigmates. Plus tard, Lahcen croisera ainsi un de ses anciens camarades, devenu mendiant. « Combien étaient-ils dans cette situation à cause de ce connard? Je me suis juré de dénoncer cela et d’en parler dans mon premier court métrage, Assamt. Mes trois premiers films évoquent d’ailleurs la thématique de l’autoritarisme. Celle du père, du maître d’école et de l’Etat. » Devenu réalisateur, mais aussi peintre, sculpteur et poète, Zinoun ne mettra jamais la danse de côté, que ce soit pour créer le Festival international de danse contemporaine de Casablanca, monter le grandiose Isli et Tislit ou encore mettre en scène le Festival des arts traditionnels à Marrakech. Aujourd’hui, il conserve ce même objectif: lutter pour la libération du corps. « Dans la langue arabe, « je suis » n’existe pas, il y a donc d’emblée une séparation entre l’âme et le corps. Mais tant que l’on n’est pas réconcilié avec notre corps, l’art ne peut pas avancer, s’épanouir. Moi, j’ai d’abord découvert mon corps, puis je me suis réconcilié avec lui. Ensuite, j’ai découvert la liberté grâce à la danse. »

Ses 5 dates clés

  • 1965: « J’intègre le Ballet royal de Wallonie en tant qu’élève-stagiaire. Je deviendrai soliste principal. »
  • 1973: « Je présente mon premier spectacle depuis mon retour au Maroc, sous les huées du public, dont l’oreille n’est pas encore prête pour la musique classique. »
  • 1988: « Je suis le chorégraphe du film La Dernière Tentation du Christ, de Martin Scorsese. »
  • 2001: « Je réalise mon court métrage, Assamt, qui aborde le sujet de l’autoritarisme du maître d’école. »
  • 2021: « Je publie mon autobiographie, Rêve interdit (éd. Maha). Je compte prochainement l’adapter au cinéma. »

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