Seraing doit réaménager trois grands sites, dont le haut fourneau B, où les travaux de démantèlement ont commencé. © Denis Closon

ArcelorMittal : comment éviter de gaspiller les anciens sites

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Toujours détenus par ArcelorMittal, près de trois cents hectares de sites inoccupés en région liégeoise doivent contribuer au redéploiement économique de la Wallonie. Pourra-t-elle éviter l’échec de reconversions passées? Si les balises semblent plus solides, certains craignent un nouveau gaspillage des sols.

Elle a beau y reprendre ses droits, même la végétation la plus foisonnante ne pourrait phagocyter la totalité de ces carcasses roussies jouxtant encore les bords de Meuse. Autour de Liège, cela fait déjà plus de dix ans que les hauts fourneaux d’ArcelorMittal ont définitivement cessé de faire fondre le minerai de fer à plus de mille degrés, préfigurant l’arrêt de plusieurs lignes de la phase à froid en janvier 2013. Après le cataclysme social, marqué par des carrières brisées et des reconversions professionnelles lacunaires, il fallait tôt ou tard tourner cette page douloureuse, sans oublier pour autant. «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.» C’est précisément ce qui se profile sur quatre sites du groupe sidérurgique: d’un côté, le haut fourneau 6 (30 ha), le haut fourneau B (35 ha) et la cokerie d’Ougrée (38 ha), tous trois à Seraing ; de l’autre, la friche de Chertal, qui s’étend sur 190 ha entre Herstal et Cheratte.

« Il serait dommage que ces dernières grandes plaques industrielles soient gaspillées dans l’urgence, sous prétexte de fournir autant d’emplois pendant telle ou telle mandature. »

Particulièrement vastes et accessibles, ces surfaces offrent un immense potentiel de redéploiement économique pour le bassin liégeois et la Wallonie. A condition de tenir compte des nombreux impératifs de ce siècle, si différents de ce que raconte ce passif industriel: économie circulaire, énergies du futur, usage parcimonieux des sols, adaptation aux changements climatiques, protection de la biodiversité, mobilité douce… Les choix de reconversion transformeront le paysage de la région pour des décennies. Dès 2006, la commune de Seraing avait réalisé un premier masterplan pour ses trois sites, afin d’esquisser une vision idéale de leurs affectations futures. Quatorze ans plus tard, en décembre 2020, la Wallonie s’est engagée dans une logique similaire en confiant l’élaboration d’un nouveau masterplan, incluant cette fois Chertal, à une équipe pluridisciplinaire (Agence Ter, Baumans Deffet, Idea Consult, Indigo et Hekladonia). Terminée en septembre 2021, cette mission menée en concertation avec 125 acteurs publics ou privés a précédé de quelques mois les premiers travaux de démantèlement, qui se dérouleront au moins jusqu’en 2026. Ensuite commencera la phase d’assainissement des sols, dont l’ampleur dépendra des usages envisagés: elle est logiquement bien moins coûteuse pour une activité industrielle que pour du logement.

Que vaudront les terrains ArcelorMittal dépollués?

A l’heure actuelle, la Sogepa, l’un des fonds d’investissement de la Wallonie bientôt fusionnés en un seul outil économique, négocie l’acquisition des quatre terrains appartenant toujours à Arcelor-Mittal Belgique (AMB). «Cette première étape consiste à évaluer leur prix une fois dépollués, ainsi que le coût de cette dépollution, commente Marc Degaute, vice- président du conseil d’administration de la Sogepa. Un consensus a été trouvé à cet égard: il prévoit qu’ArcelorMittal prenne en charge ce coût de manière uniforme pour l’ensemble des sites, dans l’optique de mener une activité industrielle sans cave. Celui-ci viendra en déduction de leur valeur. Les négociations se passent bien, mais gardons à l’esprit qu’à ce stade, ArcelorMittal a toujours la possibilité de choisir un autre repreneur. Or, nous ne sommes pas les seuls à négocier l’acquisition des sites.»

© SOURCE: Agence Ter et al., 2021.

Il ne serait toutefois pas dans l’intérêt d’AMB de faire fi des intérêts wallons. D’autant que toute vente devra passer par la validation de la Foncière liégeoise, détenue à parts égales par le groupe sidérurgique et la Sogepa. «Il nous faut des garanties sur le fait que l’acquéreur potentiel réalisera bien le projet et qu’il soit dans la lignée de ce que souhaitent à la fois la Région, à travers son masterplan, et les communes concernées», précise Françoise Lejeune, présidente de la société anonyme. Il existe, en outre, d’autres mécanismes de sécurité, comme l’explique Valérie Depaye, directrice de la régie communale autonome de Seraing, Eriges: «Si les pouvoirs publics parviennent à acquérir les sites, ils pourront faire valoir des droits de préemption ou la mise à disposition de biens par un bail emphytéotique. On peut aussi envisager des dynamiques partenariales pour qu’ils posent des conditions aux opérateurs, dans le cadre d’un cahier des charges

Néanmoins, certains experts investis dans les sites à réaménager restent particulièrement vigilants, compte tenu d’expériences de reconversions passées, in fine décevantes. «A l’échelle de la Wallonie, on dispose de plusieurs grands sites comme Chertal, Duferco à La Louvière ou anciennement Caterpillar à Gosselies, hélas parti pour devenir un parc d’attractions (NDLR: Legoland, après le rachat du site en 2017 par la Wallonie pour un euro symbolique), rappelle l’un d’eux. Ce sont les rares dernières grandes plaques industrielles de plusieurs dizaines d’hectares, particulièrement bien connectées aux routes, au rail voire à l’eau. Il serait dommage qu’elles soient gaspillées dans l’urgence, sous prétexte de fournir autant d’emplois pendant telle ou telle mandature. Or, on s’aperçoit que les décisions politiques n’ont parfois pas connaissance de tous les enjeux derrière l’activité d’un logisticien.» Un exemple parmi d’autres: le Trilogiport de Liège, où le faible nombre d’emplois directs créés fait régulièrement l’objet de vives critiques, alors que les pouvoirs publics ont investi quelque 55 millions d’euros dans cette plateforme multimodale de cent hectares, située à côté de la friche de Chertal.

Les sites d’ArcelorMittal risquent-ils de connaître le même sort? Comment s’opérera la sélection des repreneurs potentiels, sachant que la Sogepa, chef d’orchestre de la bonne exécution du masterplan, est un acteur économique, et non un spécialiste de l’aménagement du territoire? «Il est vrai que nous n’avons pas de grandes équipes chargées de gérer les sites au sein de la Sogepa, reconnaît Marc Degaute. Mais je vois l’activité de notre outil économique comme un rôle d’ensemblier, qui ne remplace aucun des acteurs déjà investis dans le processus. C’est précisément ce qui a manqué par le passé.» Le site de la porte Ouest de Charleroi, soit 109 hectares anciennement occupés par Duferco-Carsid, constitue une première référence en la matière. La Sogepa s’y est associée avec l’intercommunale Igretec pour fonder la Société de reconversion des sites industriels de Charleroi (Soresic). «La Sogepa s’y profile donc comme l’acteur financier, tandis qu’Igretec est le développeur de projet», poursuit Marc Degaute. En région liégeoise, c’est notamment avec la SPI, l’agence de développement pour la province de Liège, que la réflexion sera menée.

Il ne s’agit pas de vendre ces terrains au plus offrant: notre feuille de route reste bien le masterplan.

A ce stade, tout semble indiquer que la reconversion future des sites ArcelorMittal est sur les bons rails. A deux nuances près. En premier lieu, le fameux masterplan, jugé d’excellente facture par l’ensemble des parties prenantes, n’a aucune valeur légale. Il s’agit d’une vision purement indicative, sur laquelle les prochaines législatures pourraient d’ailleurs revenir. Deuxièmement, la valeur ajoutée des récentes marques d’intérêt pour l’un ou l’autre site poserait question. «Du côté de Seraing, on apprend que les acteurs intéressés sont avant tout des assainisseurs, relève un expert. Ma crainte, c’est que ces personnes soient davantage intéressées par une valorisation financière de stockage des terres de remblais, et non par l’accueil d’un processus industriel par la suite. Aujourd’hui, celui qui a un endroit pour stocker des terres peut devenir très riche.»

Le masterplan prévoit de préserver certains bâtiments, comme la halle de la coulée, sur le site du haut fourneau 6.
Le masterplan prévoit de préserver certains bâtiments, comme la halle de la coulée, sur le site du haut fourneau 6. © Agence TER

Chertal, arrière-salle des ports flamands?

A Chertal, les craintes portent plutôt sur l’accueil d’activités logistiques peu pourvoyeuses d’emplois et sur le faible intérêt des activités pour l’économie wallonne. «Vu que les ports d’ Anvers et Zeebruges sont saturés, on sait que leurs acteurs descendent dans l’arrière-pays pour trouver une série de sites de stockage. Ce n’est pas un hasard si des logisticiens lorgnent déjà sur Chertal.» Récemment interrogé par le député Olivier Bierin (Ecolo), le ministre wallon de l’Aménagement du territoire, Willy Borsus (MR), a confirmé qu’un consortium de trois entreprises avait déjà remis un projet pour Chertal. Composé de Katoen Natie (un opérateur portuaire), John Cockerill (sidérurgie, armement, énergie) et Jan De Nul (dragage international et assainissement), il combinerait l’activité logistique et la production future d’hydrogène vert. Si ce dernier élément figure bel et bien parmi les critères du masterplan, Olivier Bierin reste sceptique quant à la philosophie recherchée: «On dirait qu’on a mis de la production d’hydrogène pour faire joli, confiait-il récemment à Sudinfo. Et je n’ai pas envie que Chertal se limite à de la logistique et devienne une sorte de Trilogiport bis.»

Economie circulaire, acier décarboné, filière bois, logistique, industries culturelles et créatives: tels sont les grands axes économiques retenus dans le masterplan, bien que le type d’activités projetées varie fortement selon les sites. A cela s’ajoutent des zones dédiées à l’habitat (au haut fourneau 6), à la sauvegarde du patrimoine et à la reconstitution des milieux naturels. «Mettre en œuvre le masterplan n’offre pas le meilleur rendement économique pour ces sites ; il ne s’agit donc pas de les vendre au plus offrant quand ils seront disponibles, rassure Marc Degaute. Notre feuille de route reste bien le masterplan.»

Au-delà des créations d’emplois et de la valorisation la plus adéquate de tels espaces, d’autant plus précieux dans un paysage marqué par l’artificialisation des sols, ces trois cents hectares symbolisent aussi la rencontre de deux époques aux récits fondamentalement différents, comme l’écrivent les auteurs du masterplan: «A l’heure du réchauffement climatique, il est important de se souvenir de cette histoire, non pas en l’incriminant et en l’effaçant de nos traces et du paysage, mais en l’inscrivant dans un mouvement pluriséculaire qui passe de l’exaltation de l’exploitation des ressources à une vision plus attentive à la résilience, à la mémoire et une coconstruction entre espaces bâtis et espaces naturels.»

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