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Caroline Désir (PS): « La méritocratie n’est pas une solution »

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Chaque mois, le podcast «Le sens de sa vue» revient sur les œuvres et moments qui ont construit la vision du monde d’une personnalité politique. Caroline Désir (PS), ministre de l’Education en Fédération Wallonie-Bruxelles, s’est livrée à l’exercice.

La ministre socialiste en charge de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles est scolaire. Elle est une bonne élève, elle l’a toujours été, a fréquenté de bonnes écoles, a étudié à l’ULB, le droit, puis une spécialisation en droit du travail et en droit social.

«J’ai toujours su que j’avais eu énormément de chance», dit-elle, quand elle raconte combien les inégalités sociales l’indignent, presque depuis toujours. «J’ai très vite pris conscience que j’étais de gauche, avant mes études déjà, tout mon parcours, le choix de mes études, ça venait de là», se rappelle-t-elle.

Elle est scolaire parce que les choix qui illustrent sa vie d’engagée portent beaucoup sur l’école, «ce n’est pas tellement que je suis passionnée, mais les inégalités scolaires, c’est la base de tout ou presque». Mais, scolaire, elle l’est aussi quand, socialistement correcte comme il faut, elle évoque cette Rosetta des frères Dardenne si «enragée» qu’elle l’a tant marquée, et le très explicite refrain révolutionnaire de Tracy Chapman, dont les couplets sont gentiment marxisants.

«Oui, c’est difficile de ne pas s’inspirer de Marx quand on s’intéresse aux inégalités», observe-t-elle, sans pour autant se caractériser en marxiste, ni en communiste ni en révolutionnaire, «parce que je suis très indignée par toute une série de choses, mais mes moyens d’action ne sont pas révolutionnaires», concède-t-elle, convaincue d’avoir fait progresser sa cause égalitaire depuis sa position ministérielle.

«Il y a énormément de forces contraires dans notre système scolaire, avec un marché scolaire assez dur. Ce cadre rend très compliqué la lutte contre ces inégalités. Mais néanmoins, on le fait. Toutes ces questions, on y travaille, mais au départ, on doit avoir en tête les théories de Bourdieu et Passeron…»

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1. Son savoir: Les Héritiers, par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Editions de minuit, 1964 et La Reproduction, par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Editions de minuit, 1970.

«C’est un petit peu tout ce qui a structuré mon parcours politique: il n’y a pas de justice sociale possible sans justice scolaire», dit-elle, évoquant ces deux grandes sommités de la sociologie française, qui «font le constat que l’école transforme, et renforce, les inégalités sociales. Ce qu’ils soulignent reste malheureusement d’actualité, alors que ça a été écrit il y a presque soixante ans», déplore-t-elle, comme le fait que leurs théories «ne soient pas davantage enseignées en formation initiale». Bourdieu et Passeron démontrent que l’école favorise les enfants issus des classes dominantes, et privilégie les détenteurs de «capital culturel», en légitimant ces privilèges par une égalité des chances qui, au fond, n’est qu’un leurre. «L’école, en réalité, n’a jamais vraiment joué le rôle d’ascenseur social qu’on lui attribue, insiste Caroline Désir. La méritocratie n’est pas une solution, car si on ne prend pas en compte les inégalités de départ, on n’arrive nulle part. L’égalité des chances est garantie par l’obligation scolaire, mais ce qu’il nous faut, c’est une égalité des acquis.»

2. Sa scène: Rosetta, par Luc et Jean-Pierre Dardenne, 1999

«C’est le premier film des frères Dardenne que j’ai vu. En 1999, l’année durant laquelle je termine mon cursus de droit, je décide de faire une spécialisation en droit social, se rappelle la ministre. C’est un film qui me touche parce que cette Rosetta est complètement enragée du début à la fin. D’ailleurs, elle se bat physiquement tout au long du film. Elle répète en s’endormant “trouver un travail, avoir une vie normale”. Quand j’entends certains politiques dire qu’il suffit de traverser la rue… On voit comme c’est un combat, qui bat en brèche le cliché du chômeur qui n’a pas envie de se bouger. Rosetta, elle est prête à tout…» Même au pire, comme lorsqu’elle dénonce au patron son ami, Riquet, pour lui piquer sa place de vendeur de gaufres. Rosetta n’est pas un sujet révolutionnaire. «Elle est dans un réflexe de survie», commente la socialiste. Une moitié de la famille de Caroline Désir est liégeoise. Est-ce pour ça qu’elle aime tant les Dardenne, Rosetta et l’ensemble de leurs personnages? «Non, mais Fabrizio Rongione et un des frères habitent à Ixelles, il est là, mon chauvinisme…», rigole-t-elle.

3. Son soi: Pro deo à la prison de Forest

Avocate stagiaire, elle défend «un jeune détenu qui, en résumé, avait volé seize paires de baskets au Cora, il était en récidive et avait pris six mois ferme», et est confrontée à un térébrant sentiment d’impuissance. «Je ne pouvais rien faire pour lui. Typiquement le petit gars qui a eu un parcours compliqué, moi j’étais là, j’avais 23 ans, et c’est une réalité dont j’ai l’impression que tout le monde se fout… Je me suis rarement sentie aussi inutile, impuissante, désespérée…» Un choc, qui l’a entraînée vers l’action collective par la politique.

4. Son son: Tracy Chapman, Talkin’ Bout a Revolution, 1988

«Cet album est sorti quand j’étais adolescente», commente-t-elle. Et de classer cette chanson et son autrice «à l’avant-garde du féminisme intersectionnel». L’hymne de l’Américaine, qui lui a valu les pires insultes dans les Etats-Unis des années Reagan – certains l’ont traitée de marxiste et même de socialiste – annonce une révolution, celle des poor people, qui un jour «vont prendre ce qui est à eux», leur part de la richesse sociale. «Tout le monde a le droit à la sécurité d’existence», insiste celle qui, en fredonnant, donne raison à Tracy Chapman.

5. Sa suite: Pierre-Yves Dermagne (PS), ministre de l’Economie et du Travail

Alors que les invités du «Sens de sa vue» aimeraient généralement plutôt entendre des adversaires, Caroline Désir, elle, dit souhaiter découvrir davantage un camarade, le vice-Premier fédéral Pierre-Yves Dermagne. «On s’apprécie beaucoup mais on a eu peu l’occasion de se voir depuis que nous sommes ministres. Il est un peu à part dans le monde politique ultraviolent ; il aime la nuance, moi aussi, et je défends cette façon de faire.» Tout en donnant, comme le fait Pierre-Yves Dermagne, robespierriste revendiqué, de la pertinence à une analyse en matière de lutte des classes? «On peut être dans la confrontation politique mais ça ne doit pas être un champ de bataille permanent où la forme prévaut sur le fond», soutient Caroline Désir, qui se réjouit d’avoir, dans son parti, «plusieurs camarades qui ont des références culturelles solides, et c’est intéressant de voir comment ces figures sont à mettre en contexte dans la situation d’aujourd’hui».

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