© Frédéric Pauwels/ Huma

Patrick Dupriez : « La lutte des classes, c’est une réalité »

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Patrick Dupriez salue l’élection de Nicolas Maduro à la tête du Venezuela et affiche sa proximité idéologique avec le chef d’Etat équatorien Rafael Correa. Pour le président Ecolo du parlement wallon, les progressistes européens ont beaucoup à apprendre de la gauche latino-américaine.

Le Vif/L’Express : Nicolas Maduro, le candidat de la gauche, a remporté le 14 avril l’élection présidentielle au Venezuela. La nouvelle vous réjouit ?

Patrick Dupriez : Oui. Si j’étais Vénézuélien, j’aurais voté Maduro, qui est l’héritier d’Hugo Chavez. Ce que je trouve très intéressant chez Chavez, c’est la logique internationaliste : il a bataillé, avec d’autres, pour créer une dynamique transnationale latino-américaine, qui a suscité une hostilité très forte des Etats-Unis et d’autres pays occidentaux, parce qu’elle rompt avec la mainmise de l’Occident sur ces pays-là. Si demain une organisation se met en place à l’échelle de l’Amérique latine, sur le modèle de l’Union européenne, ça change les rapports de force. C’est intéressant, car cela va dans le sens d’une décolonisation réelle, y compris des imaginaires : ensemble, nous pouvons prendre notre destin en main ! Cela dit, je ne le nie pas, le bilan de Chavez comporte aussi une part d’ombre : il n’a pas réussi à endiguer la corruption, ni la violence.

Comme élu Ecolo, vous avez l’impression d’appartenir à la même famille politique qu’Hugo Chavez, Rafael Correa et d’autres dirigeants latino-américains de gauche, en rupture avec la social-démocratie traditionnelle ?

Je me sens politiquement très, très proche de Rafael Correa, mais répondre à cette question est délicat, car chacun évolue dans des contextes très différents. En Amérique latine, la politique est marquée par de très forts clivages sociaux, avec une oligarchie qui domine la société, de façon éventuellement violente. Ce n’est pas une société du même type que la nôtre. Par contre, ce qui est certain, c’est que j’adhère complètement à la rupture fondamentale provoquée par Chavez, Correa et d’autres dirigeants latino-américains. Tous ceux-là ont dit : à partir de maintenant, nous voulons que la politique serve la population, à commencer par les pauvres, et non plus les intérêts d’une oligarchie. Ce basculement-là devrait servir d’inspiration à beaucoup d’autres. J’espère en particulier qu’il va se passer demain en Afrique la même rupture que celle qu’on voit aujourd’hui dans beaucoup de pays d’Amérique latine.

Depuis l’Europe, quelles sont les leçons politiques que vous en tirez ?

Au lieu de réduire les dépenses publiques, Rafael Correa les a augmentées. Il s’est donné des moyens d’action, en imposant aux grandes entreprises multinationales présentes dans le pays de contribuer. Le résultat, c’est un bilan saisissant : en six ans, l’Equateur est passé de 76 à 90 % de scolarité primaire, de 40 à 65 de scolarité secondaire, et de 15 à 30 % dans l’enseignement supérieur. Cela donne à penser que la politique peut encore fixer un cap, développer une société, alors que le seul horizon en Europe semble être de réduire, réduire, réduire… Chez nous, même quand des réformes font l’objet d’un consensus complet, on n’arrive pas à passer de la parole aux actes. Tous les partis disent qu’il faut améliorer le transport ferroviaire, mais dans les faits, on ferme des gares, on supprime des trains. Tout le monde considère la justice comme une priorité, mais il faut six ans pour être jugé. Cela ne contribue pas à donner confiance dans la démocratie. Au Venezuela, en Equateur, il s’est également produit un progrès énorme, en l’espace de quelques années : la conscientisation. Dans ces pays-là, aujourd’hui, tout le monde parle politique.

Pourtant, une grande partie de la population – même dans les classes populaires – reste très hostile à la gauche au pouvoir, que ce soit en Bolivie, en Equateur, au Venezuela ou en Uruguay.

Oui, mais les citoyens ont compris que leur voix compte. Avant, que l’on vote pour l’un ou pour l’autre, c’était quand même un peu les mêmes : les élites financières, qui se disputaient entre elles le pouvoir. A présent, les gens sentent que si c’est Untel ou Untel qui devient président, ça va changer leur destin, et donc ils en parlent, ils en discutent. Un peu partout en Amérique latine, des référendums locaux, voire nationaux, ont été organisés ces dernières années. Cela a produit une augmentation très forte de la participation citoyenne. Cela peut aussi nous inspirer.

D’où vient votre intérêt pour l’Amérique latine ?

Par mon parcours, je suis plus africain que latino-américain. Mon père était coopérant, agronome. Je suis né au Cameroun, j’ai passé une partie de mon enfance en Côte d’Ivoire, puis j’ai travaillé avec des organisations paysannes au Sénégal, au Burkina Faso et au Mali. ‘ai voyagé à plusieurs reprises au Rwanda et au Congo. Mais mon expérience latino-américaine a façonné ma vision politique. Je me suis lié d’amitié avec Rafael Correa, quand il étudiant à Louvain-la-Neuve ; on partageait le même kot. J’ai voyagé en Bolivie et en Colombie. J’ai passé sept mois au Chili, avec des communautés indigènes. Au Brésil, j’ai participé avec le Mouvement des Sans-terre à un assentamento : des dizaines de familles établissent un campement, avec quelques maisons en parpaings, sur une terre inoccupée appartenant à un grand propriétaire. J’étais présent quand la police a débarqué pour expulser les familles. D’en parler, j’en ai encore des frissons. Je revois tous les hommes, bras croisés, en ligne. En face d’eux, 300 policiers prêts à charger. Et moi, petit blond, j’étais là, derrière. Tout à coup, les femmes ont entonné un chant de lutte. Un moment d’une intensité terrible, avec deux blocs prêts à s’affronter. Je me suis dit : bon sang, il y a là une violence qui s’exerce contre les plus pauvres, qui veulent seulement vivre. J’ai pris conscience à quel point il y a des classes misérables qui veulent s’en sortir, qui cherchent des solutions, mais sur lesquelles s’abat la violence féroce de l’oligarchie. J’ai rarement senti de façon aussi palpable ce qu’on appelle la lutte des classes.

La lutte des classes, vous y croyez ? En Belgique, il n’y a plus guère que le socialiste Philippe Moureaux pour s’y référer.

La lutte des classes existe. C’est une réalité qu’on ne peut pas ignorer. Mais on ne peut pas non plus réduire la complexité du monde aux seuls aspects économiques. Au Brésil, j’ai été accueilli par des familles très riches, et très sympathiques, qui vivent sur les hauteurs de Rio. Les êtres humains ne sont pas meilleurs ou moins bons selon la classe à laquelle ils appartiennent. J’ai intégré cette phrase de Martin Luther King : il ne faut pas lutter contre l’oppresseur, mais contre l’oppression.

N’est-ce pas paradoxal d’afficher sa proximité avec la gauche latino-américaine, quand on bénéficie soi-même d’une vie confortable, en Europe ?

J’étais au sommet de Rio, en 1992, comme représentant des verts. Je logeais dans un hôtel quatre étoiles, avec Paul Lannoye et d’autres mandataires. Juste en contrebas, il y avait une favela de 40 000 personnes, vivant dans des baraquements en carton. Et entre les deux, des automitrailleuses, avec les canons orientés vers la favela. J’ai alors perçu toute l’ambigüité de ma situation. Les mitrailleuses, je les trouvais horribles, mais elles me rassuraient. Je me sens de coeur avec les plus pauvres, mais qui suis-je ? Je ne fais pas partie des très riches, mais il n’y a rien à faire, dans des contextes comme celui-là, ma classe sociale, c’est celle des riches.

L’interview complète de dans l’édition papier du Vif/L’Express, avec des déclarations de Patrick Dupriez sur l’identité wallonne, le cumul des mandats, les attaques d’Eerdekens contre Ecolo, l’affaire Cahuzac, l’avenir de l’Otan, etc.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire