Carte blanche

« Nous sommes différents, nos opinions aussi. Le problème se pose lorsque nos opinions influencent la vie des autres » (carte blanche)

La liberté d’expression est un pilier de la démocratie. Nous sommes différents, nos opinions aussi. Rien à contester. Le problème se pose lorsque nos opinions influencent la vie des autres, estime Margareta Hanes, Docteur en philosophie politique de Vrije Universiteit Brussel.

Nous aimons tous penser que nous avons raison, surtout lorsque nous sommes convaincus que les autres ont tort. Chatouillons notre ego par l’illusion de pouvoir que donne la certitude de notre opinion. Nous possédons la vérité, nous sommes reconnus par les autres. Nous ne sommes plus un simple pion mû par la volonté et les opinions des autres, mais nous sommes ancrés dans notre identité. Ou en termes hégéliens, nous existons parce que nous existons aux yeux de l’autre.

Plus nous sommes confiants dans nos opinions, plus nous recherchons avec diligence des arguments en leur faveur. Il n’est pas rare que les arguments deviennent redondants. L’avis était formé et reconnu (par beaucoup), la discussion est terminée. Mais le désir d’avoir raison à tout prix n’est pas le même que le désir de découvrir la vérité. Nous sommes tellement concentrés à ne pas dévier du chemin prédéterminé que nous oublions facilement les éventuelles incohérences dans notre argumentation qui nous obligeraient à tout reprendre depuis le début si nous voulions nous rapprocher de la vérité. Comme l’a dit Albert Einstein: « Aucune quantité d’expériences ne prouvera que j’ai raison; une seule expérience peut prouver que j’avais tort. »

La liberté d’expression est un pilier de la démocratie. Nous sommes différents, nos opinions aussi. Rien à contester. Le problème se pose lorsque nos opinions influencent la vie des autres, lorsqu’elles se croisent avec un regard différent des autres sur la réalité, lorsqu’il y a une dissymétrie des rapports entre soi et l’autre. A ce moment-là, le philosophe français Gaston Bachelard prônerait un renversement de perspective, la nécessité d’une réflexion pour ne pas tomber dans l’unilatéralisme. Quand nous croyons que nos opinions suivent le chemin de la rationalité, nous avons aussi besoin d’imaginaire, pour que nous puissions imaginer l’autre, pour que son image devienne réelle, pour que nous puissions poser les bases d’un pont de communication avec lui. Nous ne pouvons pas recourir uniquement à un argument logique à l’appui de notre propre opinion, car nous risquons de tomber dans la pensée idéologique. Hannah Arendt disait que l’idéologie est en fait « l’enfermement dans la logique d’une idée ». L’enfermement dans soi.

Comment pouvons-nous influencer la vie des autres avec nos opinions ? D’un simple saut. En recourant aux faits considérés comme objectifs, nous formons un jugement et sur cette base nous décidons ce que l’autre doit faire. Nous entrons dans le domaine de la morale. Mais le philosophe écossais David Hume nous prévient qu’on ne peut pas déduire un « devoir-être » de ce qui est. C’est ce qu’on appelle la guillotine de Hume. Nous ne pouvons pas faire un saut direct, uniquement sur la base de la raison, des faits aux jugements moraux. Il y a une différence entre les propositions descriptives (ce qui est) et les propositions prescriptives (ce qui devrait être).

La science, par exemple, dit que le vaccin contre le Covid-19 aide à réduire le risque de maladie grave (ce qui est). Mais il ne s’ensuit pas automatiquement que tout le monde devrait avoir un passeport vaccinal (ce qui devrait être). La science en général peut nous guider vers un comportement (im)moral, mais en elle-même elle est moralement neutre, car elle ne traite que de propositions descriptives, de la réalité empirique. Lorsque nous sommes poussés à une action morale, nous devons être clairs sur la distinction entre le bien et le mal, ou du moins entre meilleur et pire. Si une manière de faire le bien est de ne pas surcharger « injustement » le système médical, nous devons nous demander si la vaccination de tous est suffisante ou si nous, en tant que citoyens, devons prendre des mesures supplémentaires pour prévenir l’obésité, le tabagisme, la consommation d’alcool qui, selon science, peuvent entraîner des maladies graves et peuvent également surcharger « injustement » les lits d’hôpitaux. Il est important d’avoir devant les yeux la question morale que l’on veut résoudre, afin de pouvoir proposer un argumentaire cohérent dans le but d’aboutir à une décision morale pour les membres de la société. Si le bien de la société en général est la priorité, ce qui est bénéfique pour la société dans son ensemble, à quoi se réfère exactement ce bien commun? Qu’est-ce qu’une priorité dans une société qui fonctionne? Santé, liberté, sécurité, égalité, responsabilité envers les autres, etc.? Quelles sont les valeurs morales que nous devons défendre? Est-ce la bienveillance, la solidarité, le courage, la justice, etc.? Plus nous cochons de priorités et soulignons l’importance de plus de valeurs, plus la réponse devient complexe, et le processus de génération du jugement moral doit considérer l’évaluation de plus d’alternatives.

Tedros Adhanom Ghebreyesus, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé, a souligné que nous sommes également confrontés à l’infodémie, une inflation d’informations généralement fabriquées, fausses, déformées et qui peuvent avoir un effet négatif sur les opinions et nos décisions car leur but est de causer de la confusion. Lorsque nos opinions peuvent influencer la vie des autres, il est important de prendre un peu de distance et d’analyser comment nous sommes arrivés à eux, sur la base de quels faits. Car elles peuvent facilement se transformer en certitudes sur la base desquelles se construit alors un système de morale qui gouvernera notre société.

Par Margareta Hanes, Docteur en philosophie politique de Vrije Universiteit Brussel

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