Les gilets jaunes à Bruxelles : leur colère s'appuyait entre autres sur le détricotage des acquis sociaux. © NICOLAS LANDEMARD/BELGAIMAGE

Nos acquis sociaux sont-ils menacés ?

Le Vif

On les croyait intangibles. On les sent de plus en plus vulnérables. Ont-ils été rabotés et si oui, jusqu’où ? Avec quelles conséquences pour les bénéficiaires ? Ne faudrait-il pas leur donner un autre sens pour ne pas les voir disparaître ? Autant de questions au coeur de notre dossier sur l’avenir des acquis sociaux.

On l’a entendu cent fois lors des revendications des gilets jaunes, sur les plateaux de télévision, dans le brouhaha des manifestations antiaustérité, sur les marchés, dans les CPAS :  » Les acquis sociaux ? On n’arrête pas de les détricoter.  » Vrai ? Faux ? Le Vif/L’Express s’est penché sur les principaux indicateurs de protection sociale au sens large : allocations de chômage, pensions, allocations familiales, soins de santé, revenu d’intégration sociale (RIS) et allocations d’insertion pour les jeunes. Ces différents filets, qui constituent soit des assurances contre ce que l’on appelle pudiquement les accidents de la vie, soit de l’aide pure et simple, se sont-ils érodés ces vingt dernières années ? Les Belges sont-ils davantage ou moins protégés par l’Etat aujourd’hui qu’en 2000 ? La solidarité qu’incarne le vaste treillis de la sécurité sociale englobe-t-elle bien tout le monde ? Ou certains passent-ils malgré tout à travers les mailles du filet ?

Il n’y a rien d’acquis : juste des conquêtes remportées grâce au rapport de force.

Les dépenses de sécurité sociale en Belgique tournent toujours autour de 29 % du PIB, soit le même niveau qu’aux Pays-Bas et en Allemagne. Comme chez nos voisins, cette proportion n’a que légèrement diminué, ces dernières années. Mais ce serait un peu court de s’en tenir strictement aux chiffres, qui éludent la question de fond : la Belgique n’évite pas la survenance des fractures sociales. Elle n’arrive pas non plus à les combler, malgré les milliards d’euros investis dans la protection sociale. C’est flagrant sur le marché du travail où s’opposent désormais des citoyens, souvent plus âgés, à statut et salaire stables, et d’autres qui accumulent les contrats à temps partiel, à durée indéterminée, sous statut d’intérimaire ou via les titres-services, bref, les revenus précaires. Même de jeunes diplômés peinent aujourd’hui à décrocher un job.

L'arrivée des femmes sur le marché du travail a changé la donne.
L’arrivée des femmes sur le marché du travail a changé la donne.© EZEQUIEL SCAGNETTI/BELGAIMAGE

C’était au temps où…

Dès lors, remettre en cause l’efficacité de la protection sociale en Belgique n’est pas illégitime. Entre 2008 et 2018, l’impact des transferts sociaux, hors pensions, sur la réduction de la pauvreté, est tombé en Belgique de 45,56 % à 34,66 %, selon les chiffres de la Commission européenne.  » L’efficacité de notre sécurité sociale dans la lutte contre la pauvreté s’est amoindrie « , déplore Anne Léonard, secrétaire nationale de la CSC.  » Personne ne conteste que la précarité augmente depuis vingt ans « , embraie Thierry Bodson, secrétaire général de la FGTB wallonne.

Ce vaste filet a, il est vrai, été pensé il y a des lunes, à une époque où les carrières étaient linéaires, les femmes majoritairement absentes du marché du travail et les nouvelles technologies, un rêve futuriste qui n’avait pas encore bouleversé le monde de l’entreprise. On ignorait tout ou à peu près de la sensibilité du climat à l’activité humaine. Et la population belge ne comptait pas autant de tempes grisonnantes. Les familles étaient alors coulées dans le béton. Leur implosion ne cesse, depuis lors, de provoquer des répliques.  » Aujourd’hui, c’est plus le statut de cohabitant, d’isolé ou de chef de famille que le salaire perdu qui détermine la hauteur du revenu de remplacement « , relève Thierry Bodson. Avec une logique de double peine : plus on descend dans l’échelle sociale, plus les gens se séparent, ce qui a pour conséquence d’augmenter le risque de pauvreté.

Droits acquis, un leurre

Il est parti en fumée, le monde d’antan. Revendiquer à tout crin que la sécurité sociale reste pareille à elle-même, alors que tout, autour d’elle, subit des mutations profondes, n’est plus audible. La  » sécu  » n’a pourtant jamais été aussi nécessaire, alors que la pauvreté ne cesse de croître en Belgique (+ 56 000 personnes en dix ans) et que le risque de pauvreté a atteint, l’an dernier, son niveau le plus élevé depuis 2004. Il ne peut être question de la supprimer. Mais il faut la repenser. De fond en comble.  » Ces menaces appellent des réformes urgentes et difficiles qui se heurtent souvent à un certain conservatisme social et au souci d’un grand nombre de citoyens de maintenir leurs droits acquis « , écrivent les économistes Mathieu Lefebvre et Pierre Pestieau (1).

Le concept de droits acquis est pourtant un leurre.  » Un élément de langage qui n’est pas forcément étayé sur le plan juridique, souligne Olivier Valentin, secrétaire national du syndicat libéral (CGSLB). Mais dans l’esprit des gens, toute atteinte à leurs conditions sociales est perçue comme une attaque contre ce à quoi ils pensent avoir droit.  » Et c’est souvent quand une réforme est soudain évoquée que chacun prend conscience de la fragilité de ce qu’il croyait scellé.

Faute d'informations, nombre de patients ignorent par exemple que la visite annuelle chez le dentiste est gratuite jusqu'à 18 ans.
Faute d’informations, nombre de patients ignorent par exemple que la visite annuelle chez le dentiste est gratuite jusqu’à 18 ans.© EZEQUIEL SCAGNETTI/BELGAIMAGE

D’un CPAS à l’autre

 » En matière de sécurité sociale, le droit de propriété n’existe pas vraiment, rappelle Jean Hindriks, économiste attaché à Itinera Institute. Les droits sont acquis dans la mesure où ils sont finançables. On devrait parler plutôt de droits légitimes ou de droits raisonnables.  » Vaste débat. Car qui juge de ce qui est légitime ou raisonnable ? Un CPAS est-il raisonnable lorsqu’il finance des prothèses auditives à 2 000 euros pour une personne sans ressources ? Est-il légitime pour cette institution sociale de payer un voyage de fin d’études à un élève en dernière année de secondaire, s’il coûte 800 euros ? Légitime d’attribuer d’office un revenu d’intégration sociale à de grands adolescents qui, sortant du secondaire sans savoir ni lire ni écrire correctement, sont condamnés à ne jamais trouver d’emploi ? Des jeunes peuvent-ils poursuivre leurs études si c’est au CPAS de les financer ? D’un CPAS à l’autre, la réponse sera différente.  » Certains sont très soutenants, d’autres beaucoup moins « , observe Philippe Defeyt, économiste à l’Institut pour un développement durable. Du coup, tout le monde ne bénéfice pas des mêmes droits, quand bien même des déclarations internationales, contraignantes, imposent le contraire.

 » Acquis sociaux, c’est une expression qu’on utilisait dans les années 1990 et au début des années 2000, tacle Jean-François Tamellini, secrétaire fédéral à la FGTB. Désormais, je l’ai bannie de mon vocabulaire. Il n’y a rien d’acquis : il y a juste des conquêtes sociales remportées grâce au rapport de force « . Celui-ci oppose soit le monde politique et l’opinion publique, soit les partis politiques entre eux. De cette confrontation sont nés, sinon des acquis, au moins des progrès sociaux. Peut-être certains oublient-ils d’ailleurs d’où l’on vient, notamment en matière de couverture en soins de santé  » Acquis  » ou pas, la FGTB n’en évoque pas moins régulièrement devant les tribunaux le principe du standstill qui interdit à une loi de diminuer un niveau de protection que le législateur avait déjà accordé. Deux cours du travail lui ont donné raison, il y a peu, dans des dossiers relatifs au régime des allocations d’insertion .

Lancer le débat

A côté des droits acquis, il y a aussi ceux qui, bien qu’acquis, ne sont pas respectés. En Région wallonne, 100 000 ménages sont sur une liste d’attente pour obtenir un logement social, qui leur est constitutionnellement garanti. La situation n’est pas plus flatteuse à Bruxelles. Au Forem, supposé assurer des formations à ceux qui en ont besoin, les places sont insuffisantes pour répondre à la demande de ceux qui sont dans les conditions pour les obtenir.  » C’est ce que j’appelle le rationnement démocratique « , glisse Philippe Defeyt. Il est criant lorsque l’on aborde la question du non-recours aux droits .

Alors oui, depuis vingt ans, des droits acquis ont été modifiés, plus ou moins subtilement, dans leurs paramètres, avec des conséquences (très) négatives pour certains pans de la population. Pour des raisons essentiellement budgétaires. La sécu ne peut tout résoudre. Il est urgent de la refondre et de retrouver un indispensable équilibre entre la responsabilité de la collectivité envers ses membres et celle de chacun à l’égard de la collectivité. L’enjeu pour le prochain gouvernement est de taille. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour réclamer un vaste débat, démocratique et transparent.  » Ce débat doit avoir lieu d’abord entre partenaires sociaux, pose un expert très écouté. Les gens acceptent les décisions quand elles sont débattues et que la norme qui en sort est objectivante, juste et justifiable. Il faut bâtir un nouveau socle social stable, auquel tous adhèrent, de sorte que la grande majorité des Belges accepte à nouveau, via les transferts d’argent de la sécurité sociale, de payer pour les autres. Cela passe par une remise à zéro des acquis et un débat collectif, au-delà du Parlement. Il n’y a pas le choix. « 

Par Thierry Denoël, Pierre Havaux et Laurence Van Ruymbeke.

(1) Etat providence et fractures sociales. Nouveaux défis, par Mathieu Lefebvre et Pierre Pestiau, Regards économiques (UCLouvain), n°152, novembre 2019.

Et pourtant, ils y ont droit

On ne connaît pas leur nombre exact, mais ils sont sans doute des milliers à ne pas bénéficier de droits qui leur reviennent. Ce sont des personnes qui ne les connaissent pas, qui n’y comprennent rien, qui baissent les bras, qui se sentent stigmatisées… Ces  » oubliés  » n’ont pas de profil type, mais ils sont de plus en plus nombreux, avec l’évolution des situations familiales et des statuts qui changent plus souvent et plus vite qu’avant.  » Ils sont souvent mal informés, constate Laurence Noël, de l’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles. Ils ignorent, par exemple, qu’en raison de leurs faibles ressources, ils peuvent recevoir des chèques-énergie, payer moins cher leurs soins de santé, ou bénéficier de petits coups de pouce financiers des CPAS à côté du revenu d’intégration sociale (RIS) « . En 2011, deux économistes de la KULeuven avaient montré que 60 % des personnes éligibles au RIS ne le percevaient pas…

La complexification de la législation est souvent à l’origine de ce phénomène de non take up, qui n’est pas propre à la Belgique. C’est au point que certains observateurs pensent que ce non-recours constitue une variable d’ajustement budgétaire escomptée. Mais ce calcul cynique est à double tranchant, car attendre que les gens qui ne recourent pas à leurs droits sociaux tombent dans la précarité risque de coûter encore plus cher à la collectivité, en matière d’aide sociale, de soins de santé, etc. Se pose alors la question de l’automatisation généralisée des droits (c’est déjà le cas pour certains d’entre eux) et surtout de la simplification des règles légales et administratives. En commençant, par exemple, par supprimer le statut de cohabitant et par rendre la charte fédérale de l’assuré social contraignante.

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