Bleri Lleshi

Normalisation de l’inhumanité

Bleri Lleshi Philosophe politique

« Laissez-moi sortir d’ici, j’ai peur. » Les paroles d’ Angelica, une jeune équatorienne de onze ans détenue durant un mois avec sa mère en centre fermé en 2007, me frappent toujours.

Quand des histoires déchirantes comme celle d’Angelica ont été publiées, les politiciens ont finalement décidé d’arrêter d’enfermer les enfants et leurs parents derrière des barreaux. Le fait que la Belgique ait été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) a aussi joué un rôle. Par exemple le traitement d’une mère tchétchène et de ses quatre enfants, qualifié d’ « inhumain » par la Cour EDH (Bruzz, 19/01/10).

Prêt à enfermer à nouveau les enfants, le gouvernement actuel retourne dix ans en arrière. Theo Francken, Secrétaire d’Etat à l’asile et la migration, trouve que les conditions de vie s’y sont améliorées par rapport à 2007 (Knack, 12/09/17) et considère la détention de ces enfants comme l’une de ses principales réalisations.

Quelles que soient les conditions de vie dans les centres, le fait d’enfermer des enfants est incompatible avec les droits fondamentaux de l’enfant. C’est également une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). De même, toutes les constatations issues de recherche scientifique sont en défaveur de la détention des enfants.

En ce qui concerne cette « amélioration » : la recherche internationale dans des pays comme le Royaume-Uni, l’Australie et le Canada montre que l’isolement dans des centres de détention, y compris dans des unités telles celle de Steenokkerzeel, produit chez les enfants des traumatismes profonds et une variété de problèmes psychologiques. Selon la pédagogue Ilse Delruyn de l’Université de Gand, les problèmes les plus courants chez ces enfants sont l’anxiété, la dépression, le stress post-traumatique et les pensées suicidaires (De Standaard, 11/08/18).

Ce qui n’est pas davantage mentionné, ce sont les conséquences de ces emprisonnements pour les parents. Non seulement les droits de l’enfant, mais aussi ceux des parents sont violés, en particulier le droit à la vie familiale tel que décrit dans l’article 8 de la CEDH. Ces incarcérations sont une violation de la dignité de chaque parent et une agression contre l’humanité.

Sous le charme des dictateurs

Ce n’est pas le seul exemple de violation des droits. Il y a un peu plus de trois ans, le Parc Maximilien est devenu le visage de la politique défaillante du gouvernement belge. Des centaines de réfugiés, principalement originaires de Syrie et d’Afghanistan, ont été à ce moment livrés à leur sort.

Trois ans plus tard, il ne s’agit pas de Syriens ou d’Afghans, mais de réfugiés de pays tels que le Soudan, l’Érythrée et l’Éthiopie. Ces réfugiés sont complètement abandonnés à leur sort depuis plus de deux ans déjà, et le gouvernement n’intervient qu’en organisant des raids dans le parc. En aucun cas ces réfugiés ne reçoivent une aide de l’Autorité, et Francken rêve d’obtenir carte blanche afin de « nettoyer » ces personnes. Parce qu’il n’y a qu’une solution selon lui: « enfermer et expulser » (Terzake, 08/08/18).

Donc l’expulsion vers des pays tels le Soudan ou l’Érythrée. Francken et le gouvernement belge sont apparus à plusieurs reprises dans les médias internationaux parce qu’ils travaillent avec Omar al-Bachir, le président soudanais, un dictateur qui doit comparaître devant la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre au Darfour. Lors de cette guerre, 300 000 personnes ont été tuées et trois millions de personnes ont dû fuir. (euobserver, 10/04/17). Cela n’a pas empêché notre gouvernement de laisser une équipe d’identification soudanaise venir au parc Maximilien. Francken considère le Soudan, pays où, selon Human Rights Watch, règnent l’insécurité, la persécution et la torture, comme suffisamment « en sécurité » pour y déporter des réfugiés soudanais (HRW, Rapport mondial 2018: Soudan).

La même chose est arrivée aux réfugiés de pays comme l’Érythrée, où le dictateur militaire Isaias Afewerki est au pouvoir depuis 25 ans déjà. C’est le pays qui a le moins de liberté de presse au monde, de sorte que nous en savons peu sur ce qui se passe là-bas. Mais selon divers rapports, notamment des Nations Unies (2014 et 2016), et selon des témoignages de réfugiés, la torture, la persécution et diverses formes d’esclavage y sont des pratiques quotidiennes. C’est entre autres pour cela que 12% de la population a quitté le pays (Eurozine, 12/07/18). Selon le Wall Street Journal, l’Érythrée est l’un des pays au monde qui se vident le plus rapidement (WSJ, 02/02/16).

Francken appelle ces réfugiés des « migrants en transit » et dit qu’ils ne veulent pas demander l’asile en Belgique. Il y a deux raisons pour cela. Premièrement, ils veulent être réunis avec des membres de leur famille au Royaume-Uni et s’ils demandent l’asile ici, ils seront affectés au pays de leur arrivée en Europe. Deuxièmement, ils savent qu’ils peuvent être expulsés lors de leur demande. Ils ne risquent donc pas de demander l’asile ici. Mais Francken ne vous dira jamais cela.

Ne pas offrir de soutien de base à ces réfugiés et les expulser, constituent des violations manifestes des principes fondamentaux du droit international des réfugiés. L’un de ces principes est le principe de non-refoulement: l’interdiction d’être renvoyé dans un pays où le réfugié peut craindre des persécutions ou lorsque sa vie ou sa sécurité sont en danger. Le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies a clairement stipulé que le principe de non-refoulement s’applique également à ceux qui ne demandent pas l’asile. (HCR, 23/08/1977). Le non-refoulement est un droit humain absolu.

Normalisation de l’inhumanité

Malgré les violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme, ce gouvernement poursuit sa politique sans ciller. Il y a plusieurs raisons à cela.

En premier lieu, la politique belge est largement conforme à la politique de l’Union européenne. La Belgique a été l’un des premiers pays européens à faire venir une équipe d’identification soudanaise, mais l’Union européenne négocie depuis des années des accords avec des régimes dictatoriaux tels que ceux d’Al-Bashir et Afewerki. Un accord important pour l’UE est l’accord de Khartoum de 2014. Les pays africains reçoivent de l’argent de l’UE pour empêcher les réfugiés de se rapprocher de l’Europe. Il s’agit d’un montant total de deux milliards d’euros dont 215 millions sont allés au Soudan (euobserver, 10/04/17). En 2015, l’UE a conclu un autre accord majeur, cette fois avec la Turquie, visant à empêcher les réfugiés syriens, afghans et irakiens de partir pour la Grèce. En 2016, un accord a été conclu avec la Libye. Des pays tels que l’Italie avaient conclu depuis plus longtemps des accords parallèles avec la Libye pour arrêter les bateaux. En 2008 déjà, Khaddafi, alors au pouvoir en Libye, a reçu 500 millions de dollars du Premier ministre italien Silvio Berlusconi. Le fait que les droits de l’homme soient violés en Libye et qu’il existe même des marchés d’esclaves ne constitue manifestement pas un problème pour l’UE (Eurozine, le 12/07/18).

Les pays européens veulent même franchir une étape de pus. L’UE cherche désespérément un pays qui accepterait d’établir un camp de grande envergure aux frontières extérieures de l’UE (Politico, 19/06/18). Ce serait une solution idéale pour l’UE, car, de cette manière, les violations des droits de l’homme et des conventions internationales ne se produiraient plus dans les pays de l’Union européenne, mais à l’extérieur. Chacun de ces accords avec les régimes et les milices les plus dictatoriaux du monde va directement à l’encontre des droits de l’homme que l’Europe prétend défendre.

En deuxième lieu, il y a la droitisation et la croissance de l’extrême droite à travers l’Europe. Ces deux tendances recherchent un bouc émissaire. Les réfugiés et les migrants sont des proies faciles (Alain Touraine, 2010). Même lorsque l’extrême droite ne monte pas au pouvoir, elle veille à ce que les partis de droite, mais aussi les sociaux-démocrates, reprennent directement ou indirectement leur programme et le mettent en oeuvre. En Autriche, l’extrême droite est au pouvoir. En Hongrie, en Pologne et en République tchèque, les partis de droite sont au pouvoir et, en termes de migration et de réfugiés, ils utilisent le même discours et la même politique que l’extrême droite.

En troisième lieu, il existe une normalisation de cette politique inhumaine et des violations des droits de l’homme. Nous trouvons normal que l’extrême droite arrive au pouvoir. Nous trouvons normal de renvoyer des réfugiés dans des dictatures criminelles. Nous trouvons normal que la Belgique et l’UE traitent avec des dictateurs et des milices. Nous trouvons normal que la police belge tue une réfugiée de trois ans sur les genoux de sa mère. Nous trouvons normal que des enfants soient enfermés derrière des barreaux.

Quelle est la prochaine violation qui sera normalisée?

En quatrième lieu, la situation politique en Belgique s’est considérablement détériorée. Le gouvernement belge actuel, avec la N-VA comme meneur, a réalisé une grande partie du « programme en septante points » raciste du Vlaams Belang (Het Laatste Nieuws, 13/02/15).

Mais il ne s’agit pas seulement de la N-VA, car Francken réalise uniquement ce qui est dans l’accord de coalition du gouvernement. Les autres partis de la coalition – MR, Open VLD et CD&V – partagent la responsabilité. Francken n’est que la figure visible de la normalisation de l’inhumanité.

Ce qui rend la situation en Europe et certainement en Belgique encore plus problématique est le fait qu’il y a trop peu d’institutions ou organisations qui pointent du doigt ou essaient d’arrêter ces violations. L’UE reste aveugle par rapport aux conséquences désastreuses de sa politique migratoire. En dehors des militants et associations de défense des droits de l’homme, il n’y a pas d’autre résistance visible. Je ne sais pas s’il s’agit d’impuissance, de réticence ou d’indifférence. Mais le fait est que l’absence d’opposition à ces violations est inquiétant et même dangereux. Aujourd’hui, ce sont les réfugiés et les migrants qui sont les boucs émissaires, mais, comme le montre l’histoire, la liste ne fera que s’allonger. C’est pour cela qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème de violations des droits et des traités relatifs aux réfugiés, mais d’un problème pour chacun d’entre nous.

Il est frappant de constater que l’Union européenne se présente comme le grand défenseur des droits de l’homme. L’UE a toujours sa propre Charte des droits fondamentaux et accepte toujours la compétence de la Cour EDH à Strasbourg. Mais cette même UE ne respecte pas ses engagements et des institutions indépendantes sont de plus en plus mises sous pression pour suivre la ligne politique (euobserver, 10/04/17).

La situation en Belgique est encore plus explosive, car nous ne disposons pas d’un Institut national des droits de l’homme, contrairement à de nombreux autres pays. Il n’y a donc pas d’institutions qui pourraient arrêter le gouvernement et Francken. C’est dramatique pour les droits de l’homme.

En Belgique, il y a bien encore l’une ou l’autre organisation humanitaire et des droits de l’homme qui font entendre leurs voix, mais elles ne sont pas écoutées. Au contraire : Francken discrédite ces organisations en les décrivant comme « des ONG qui veulent l’ouverture des frontières et qui ont un agenda activiste de gauche » (De Standaard, 08/03/18). Médecins Sans Frontières, l’Association du Barreau flamand et même des juges sont qualifiés de « militants de gauche » selon Francken. Plus problématique encore est la pression exercée sur elles dans les coulisses, en menaçant de leur retirer leurs moyens d’action et subsides.

Lors de conférences internationales, des hauts fonctionnaires de l’Office de l’immigration m’ont confirmé de manière informelle qu’ils avaient été poussés par Francken à s’en tenir strictement à sa ligne politique. Ils n’osent pas le dire formellement parce qu’ils ont peur. D’autres ministres, tels le ministre de la Justice Koen Geens, subissent également des pressions pour enlever des droits aux citoyens afin que Francken puisse faire sensation avec ce genre de nouvelle.

La Belgique sous surveillance internationale

Parce que la situation politique en Belgique se détériore sérieusement et parce qu’il n’y a pas d’institutions dignes de ce nom qui peuvent y remédier, l’une des solutions possibles est une supervision au niveau international. En ce qui concerne le traitement des réfugiés, la Belgique figure parmi les pays européens les plus souvent condamnés par la Cour EDH, mais cela ne suffit pas pour changer la politique menée, comme le montre l’exemple de la détention d’enfants. C’est pourquoi toutes les institutions chargées de la protection des droits de l’homme doivent s’impliquer en Belgique.

Le Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies, Zeid Ra’ad Al-Hussein, écrit dans un article d’opinion: « La légitimité des droits de l’homme est attaquée et l’application des normes relatives aux droits de l’homme est sous pression » (Washington Post, 15/06/18). Ceci est le cas de la Belgique et c’est pourquoi il devrait être attentif à ce qui se passe ici.

Quelqu’un qui se fait entendre est Dunja Mijatovic, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, qui a récemment prononcé des mots durs concernant la Belgique: « Les enfants ne devraient jamais être détenus en raison de leur statut d’immigration ou de celui de leurs parents » (Het Laatste Nieuws, 14/06/18). Ce n’est pas la première fois que le commissaire aux droits de l’homme prononce des paroles claires contre ce gouvernement. Le commissaire aux droits de l’homme Nils Muiznieks a écrit à Francken en 2016: « Les dommages subis (par les enfants) suite au confinement a été largement documenté et porté à l’attention par divers organes des droits de l’homme, y compris aux Nations Unies » (Het Laatste Nieuws , 19/12/16).

L’UNHCR, l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés, a également exprimé son opinion: « L’UNHCR déclare que le logement des enfants dans des centres fermés est une pratique néfaste qui doit être arrêtée partout dans le monde, y compris en Belgique » (Het Laatste Nieuws , 10/08/18). Le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Filippo Grandi, doit accorder une attention particulière à la situation des Soudanais, des Érythréens et des enfants qui sont emprisonnés en Belgique.

Il est indispensable que ces commissaires et les institutions qu’ils représentent exposent les violations flagrantes commises en Belgique et, par extension, dans l’UE, et exercent les pressions nécessaires pour y mettre fin.

Compte tenu des violations systématiques et généralisées des droits de l’homme en Belgique, une enquête doit y être ouverte devant la Cour pénale internationale à La Haye pour crimes contre l’humanité. Al-Bashir et Afewerki ne devraient pas comparaître seuls devant la Cour. Des politiciens tels que Viktor Orban et Theo Francken, qui coopèrent avec ces dictateurs militaires et violent les droits de l’homme, devraient également être en route vers La Haye.

Ces actions sont nécessaires pour que les droits de l’homme ne soient plus violés en Belgique et au sein de l’UE, de sorte que les enfants ne soient plus enfermés derrière des barreaux et que l’inhumanité et la violation des droits ne soient plus normalisées.

Outre ces institutions et ces commissaires aux droits de l’homme, chacun de nous peut également jouer un rôle important. Chaque citoyen doit découvrir et cultiver ses responsabilités et devoirs humains et mettre tout en oeuvre pour que l’inhumanité ne soit pas normalisée.

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