Selon la sociologue, récompenser Roman Polanski en tant que réalisateur, c'est "ignorer le problème soulevé par #MeToo". © BELGA IMAGE

Matzneff, Polanski, Heidegger, Céline…: plus que la censure, la responsabilisation

Matzneff, Polanski, Heidegger, Céline… Dans Peut-on dissocier l’oeuvre de l’auteur?, la sociologue de la littérature et directrice de recherche au CNRS Gisèle Sapiro analyse les liens entre la morale de l’auteur et celle de l’oeuvre.

Qu’est-ce qui vous a amenée à aborder ce sujet d’actualité (1)?

Mes deux derniers livres, La Responsabilité de l’écrivain (Seuil, 2011) et Les Ecrivains et la politique en France (Seuil, 2018), comprenaient un épilogue sur la transformation des enjeux des rapports esthétique, éthique et politique dans la période contemporaine. Lors de leur réception, j’ai été amenée à discuter de problématiques actuelles, par exemple les procès autour de l’autofiction, ou la polémique autour de Peter Handke (NDLR: le Prix Nobel de littérature 2019 a manifesté des positions proserbes pendant les guerres en ex-Yougoslavie dans les années 1990). En outre, j’ai été interrogée par la presse à propos des rééditions de Céline, Maurras, Rebatet (NDLR: des auteurs antisémites) et de la question des commémorations. Donc, quand les éditions du Seuil m’ont demandé de me pencher sur cette problématique, j’ai accepté, car il m’a paru nécessaire de clarifier les enjeux du débat.

Un art officiel, qui ne ferait que reproduire les schémas de pensée dominants, est un art asservi aux puissants. »

Gisèle Sapiro, sociologue.

Serait-il plus pertinent d’aborder la question des liens entre la morale de l’oeuvre et celle de l’auteur différemment selon que le caractère problématique se situe dans la vie privée de l’auteur (Roman Polanski), dans ses engagements publics (Martin Heidegger) ou dans l’oeuvre elle-même (Gabriel Matzneff)?

Oui, il faut distinguer ces cas comme je le propose dans le livre. Dans celui de Polanski, je parlerais plutôt de vie professionnelle, car il avait convoqué Samantha Geimer (NDLR: victime du réalisateur en 1977, à l’âge de 13 ans) à une séance de photos. Et c’est ce double abus d’autorité, d’adulte et de professionnel, autorité accrue par sa notoriété, qui est dénoncé dans le contexte actuel. Certes, l’oeuvre cinématographique de Polanski ne véhicule aucun message en faveur de la pédocriminalité, à la différence des écrits de Gabriel Matzneff. Et Polanski a purgé au moins une partie de sa peine. Dans le cas de Heidegger, ses défenseurs ont longtemps cru pouvoir séparer sa philosophie de ses engagements pronazis, mais cette séparation a été remise en cause par la publication des Cahiers noirs, qui inscrivent l’antisémitisme au coeur de l’oeuvre. Il y a d’autres cas où les engagements sont antérieurs, comme Günter Grass ou le critique Hans-Robert Jauss, ancien officier SS devenu un théoricien de la réception. La découverte de ces engagements invite à la relecture de l’oeuvre à leur lumière, pour comprendre les formes du refoulement de ce passé.

Les débats sur les liens entre la morale de l’auteur et celle de l’oeuvre ne datent pas d’aujourd’hui. La question prend toutefois de l’ampleur et revient en récurrence dans le débat public (affaires Polanski, Matzneff, Handke, etc.). Comment expliquez-vous cela?

La problématique du rapport entre morale de l’auteur et morale de l’oeuvre est commune à des débats habituellement séparés: les questions posées par #MeToo et la cancel- culture, les enjeux des rééditions et des commémorations dans le contexte de la montée de l’extrême droite, et enfin le Nobel décerné à Handke, qui a été violemment dénoncé en raison de ses engagements proserbes. Elle pose la question des récompenses ou célébrations qui distinguent un auteur en tant que personne plus qu’une oeuvre en particulier: par exemple, devait-on inscrire Céline ou Maurras au Livre des commémorations nationales (NDLR: en France, chaque année, le Haut Comité des commémorations nationales sélectionne et propose à l’agrément du ministre de la Culture une centaine d’anniversaires susceptibles d’être célébrés au nom de la Nation), alors qu’ils ont publié des écrits antisémites? Peut-on séparer l’oeuvre romanesque de Céline de ses pamphlets? Du coup, que fait-on lorsqu’on commémore des antisémites? Et quel sens cela prend-il dans la conjoncture actuelle de montée de l’extrême droite?

Matzneff, Polanski, Heidegger, Céline...: plus que la censure, la responsabilisation
© JERÔME PANCONI

Selon vous, quels devraient être les fondements d’une éthique de responsabilité de l’auteur, compte tenu des enjeux et problématiques contemporains de nos sociétés?

L’éthique de responsabilité de l’auteur moderne s’est largement construite en se réclamant d’une vérité de l’oeuvre qui offre à la société autre chose que le reflet qu’elle attend, lui révèle des aspects cachés, remet en cause les récits qui structurent les visions du monde dominantes, démonte les mécanismes de la violence symbolique, fait advenir dans l’espace public des points de vue qui y sont ignorés ou minorés. Même la littérature la plus introspective peut questionner notre perception du monde. Un art officiel, qui ne ferait que reproduire les schémas de pensée dominants, est un art asservi aux puissants. C’est pourquoi il ne suffit pas pour résoudre les questions que posent les débats actuels de s’en remettre à la loi. Car la pédocriminalité, le viol, l’antisémitisme, le racisme, le sexisme n’ont pas été condamnés de tout temps. Alors que la loi a pu faire condamner Baudelaire (NDLR: en juin 1857, pour « délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs »). C’est dans le débat public que les points de vue doivent se confronter, mais il faut protéger les individus et groupes vulnérables de toutes les formes de violence physique et symbolique.

Vous faites preuve de prudence et de mesure à l’égard des auteurs que vous traitez dans ce livre sauf, peut-être, dans le cas de Gabriel Matzneff, où vous vous montrez plus sévère et affirmative. Son cas vous semble-t-il plus problématique?

Gabriel Matzneff fait l’apologie de la pédocriminalité dans ses écrits, dont on s’étonne aujourd’hui qu’ils aient pu être publiés et primés (par le prix Renaudot pour Séraphin, c’est la fin!). En outre, il faisait de cette pratique un système d’exploitation sexuelle dont il tirait aussi des profits symboliques et économiques, puisqu’il soutirait à ces gamines des lettres qu’il reproduisait dans ses livres. J’en appelle, plus qu’à la censure d’Etat, à la responsabilité des intermédiaires culturels, qui ne cessent d’opérer une sélection dans la production. J’ai aussi questionné l’opportunité de rééditer les pamphlets de Céline ou les écrits de Maurras aujourd’hui. Et je trouve inopportun, dans la conjoncture actuelle, de récompenser Polanski en tant que réalisateur car cela paraît ignorer le problème soulevé par #MeToo. Je traite à part Handke, car sa position relève de l’opinion et pas d’une idéologie condamnable ou de l’apologie d’un crime: il n’a pas nié les massacres serbes, il a critiqué l’opinion dominante, même si on peut le blâmer de s’être rendu à l’enterrement de Milo?evi?.

(1)Peut-on dissocier l’oeuvre de l’auteur?, par Gisèle Sapiro, Le Seuil, 240 p.

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