Salah Echallaoui, président de l'Exécutif des Musulmans © BELGA/Thierry Roge

L’islam modéré en danger ?

Ce vendredi soir, une alliance turco-salafiste se prépare à porter un nouveau président à la tête de l’Exécutif des musulmans de Belgique. Comme en France, la Turquie d’Erdogan veut s’imposer dans l’islam institutionnel.

Une réunion est convoquée, ce vendredi soir, à 19 heures au siège de l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB), établi depuis peu dans la prestigieuse Maison hanséatique, près de la place Sainte-Catherine, à Bruxelles. Avec, à l’ordre du jour, le remplacement du président Salah Echallaoui, inspecteur des professeurs de religion islamique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, par Mehmet Ustun, responsable de la mosquée Sultan Ahmet de Heusden-Zolder.

Lorsque l’EMB actuel (17 personnes) avait été mis sur pied, en 2014, il avait été convenu d’une présidence tournante, tous les trois ans, entre un Marocain d’origine et un Turc d’origine. Le SPF Justice en avait été informé. Lorsque le premier président Noureddine Smaili démissionna, en 2016, las des pressions du courant salafo-frériste très présent à Bruxelles, il fut remplacé par Salah Echallaoui, en accord avec les 16 autres membres de l’EMB. Et celui, implicite, du ministre des Cultes, Koen Geens (CD&V).

Or le mandat d’Echallaoui arrive à échéance et, à bonne source, il semble que la « branche dure » de l’EMB veuille lui donner pour successeur Mehmet Ustun, un Limbourgeois, membre de la Fédération islamique de Belgique, autrefois Milli Görus, le mouvement des Frères musulmans turcs, soutien de l’actuel président Recep Tayyp Erdogan (AKP), qui contrôle aussi la Diyanet, l’administration religieuse à la tête de nombreuses mosquées en dehors de la Turquie.

En Belgique comme en France, les organisations turques auraient reçu d’Ankara l’ordre de prendre le pouvoir dans les instances de représentation de l’islam. Dans le contexte belge, elles sont appuyées par des salafistes marocains proches de la Grande mosquée et de la mosquée Khalil de Molenbeek, d’obédience Frères musulmans.

Le passage de témoin ne va pas de soi. Salah Echallaoui est apprécié dans les plus hautes sphères de l’État. Il est parvenu à ramener le calme depuis deux ans. Malgré ou peut-être à cause des attentats du 22 mars 2016, il s’est profilé comme un véritable partenaire dans la lutte contre le radicalisme. A sa manière, discrète, il a posé des gestes révolutionnaires, comme d’inciter toutes les mosquées du pays à prier pour les victimes des attentats, le 22 mars dernier. En 2016, l’imam égyptien de la Grande mosquée avait beaucoup choqué en refusant de prier pour les victimes non-musulmanes.

Toutefois, quand une décision ne convient pas à la communauté musulmane – l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement, par exemple-, Salah Echallaoui s’oppose, mais par les voies légales : Conseil d’État, Cour constitutionnelle. Très au fait des arcanes institutionnelles du pays, allié des autres représentants des cultes et de la laïcité, il se démène depuis deux ans pour construire « un islam ouvert, tolérant, pacifique et modéré », s’enthousiasme un observateur. « Tous ses projets risquent de tomber définitivement à l’eau dans quelques heures, déplore ce proche du dossier. Citons par exemple la tant attendue réforme et modernisation du conseil des théologiens, la désignation de femmes théologiennes au sein des mosquées reconnues, la formation au niveau local belge des cadres musulmans : imams, conseillers islamiques dans les prisons, professeurs de religion islamique, et aussi la reprise de la gestion de la Grande Mosquée de Bruxelles. »

Les enjeux de pouvoir au sein de l’EMB concernent aussi la Grande mosquée, actuellement associée au Centre islamique et culturel de Belgique (CICB), une antenne de la Ligue islamique mondiale (Arabie saoudite) qui véhicule depuis une quarantaine d’années un islam rigoriste, incompatible avec les droits de l’homme. Contraints par l’État belge à quitter les lieux (formellement, la convention n’a pas encore été rompue), les wahhabites ne sont toutefois pas disposés à renoncer à leur influence. Le rapport de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace sur le contenu antisémite et violent des formations qui y sont dispensées n’est pas de nature à rassurer, d’autant que plusieurs membres de l’EMB hostiles à la ligne Echallaoui y enseignent.

Pour bien marquer sa différence, le 9 mai dernier, l’EMB a précisé « qu’aucun imam désigné dans une mosquée reconnue n’a suivi de formation au CICB. L’EMB ne reconnaît pas cet enseignement ni les titres délivrés par l’institut de formation attaché au CICB après la période où la représentativité du culte lui a été retirée, dans les années 1990. L’EMB prépare la mise sur pied d’un institut de formation à destination des imams et des conseillers islamiques, dont le lancement est prévu l’année académique prochaine. Les professeurs de religion islamique sont, quant à eux, formés au sein des Hautes Ecoles et/ou Universités grâce à des partenariats conclus avec l’EMB. Par ailleurs, suite à des contacts avec la direction des établissements pénitentiaires, aucun ouvrage ne peut être mis entre les mains des détenus sans l’agrément de l’EMB. »

Les représentants de la communauté turque ainsi que les milieux salafistes privilégient un « islam en Belgique » plutôt que « de Belgique ». « Par exemple, ils refusent de désigner des imams belges auprès des mosquées turcophones reconnues, illustre un observateur. Il préfèrent faire venir des imams qui n’ont jamais mis les pieds dans notre pays. Ces imams ne suivent d’ailleurs pas les cours de langue française et les formations juridiques et citoyennes dispensés aux imams reconnus. Pis : la Diyanet utilisent les mosquées et les professeurs de religion islamique qui sont sous sa coupe pour espionner la diaspora pour le compte d’Erdogan, raison pour laquelle laquelle la ministre flamande Liesbeth Homans bloque pour l’instant la reconnaissance des mosquées turques en Région flamande. »

Pour les musulmans modérés, le changement de cap annoncé s’apparente à « une catastrophe ». Reste à voir comment réagira le ministre des Cultes, qui ne peut plus interférer dans la gestion interne d’un culte depuis les arrêtés royaux de 2016 et 2017 : les membres de l’EMB ne sont pas « screenés » sous l’angle de la sûreté de l’État et le nom du président de l’EMB lui est communiqué, et non pas soumis.

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