Caroline Sägesser (Crisp) © Hatim Kaghat

« L’indépendance flamande serait bonne pour la démocratie en Flandre »

Han Renard

« Il est difficile d’imaginer une situation plus pénible qu’aujourd’hui, à moins qu’une armée étrangère n’envahisse la Belgique. Mais même aujourd’hui, la politique ne parvient pas à former un gouvernement de plein exercice », déclare l’historienne belgo-suisse Caroline Sägesser.

« Ce n’est que pendant les guerres mondiales que la Belgique s’est trouvée dans une crise politique plus profonde », déclare Caroline Sägesser. « Depuis décembre 2018, date à laquelle la N-VA s’est retirée du gouvernement Michel, nous n’avons plus de gouvernement qui puisse s’appuyer sur une majorité à la Chambre et mener une véritable politique. Nous traversons la plus longue crise politique que la Belgique ait jamais connue. Et nous ne sommes toujours pratiquement nulle part dans les négociations, nous ne savons même pas quels partis formeront un gouvernement ».

Alors que le pays cherche à se rafraîchir durant la première vague de chaleur de l’année, le roi Philippe a donné au président de la N-VA Bart De Wever et au président du PS Paul Magnette une semaine de formation supplémentaire dans une atmosphère d’indifférence générale.

« Je suis frappée par le peu d’intérêt que les gens portent à cette question », poursuit Sägesser. « La population ne s’en soucie pas. Cette fois, il n’y a ni drapeaux sur les balcons, ni manifestations, ni de protestations. Les observateurs politiques prennent également la crise à la légère. En 2010 et 2011, les journaux publiaient encore des titres alarmistes du genre : 300 jours sans gouvernement. Aujourd’hui, il n’y a rien de tout cela. Alors que la Belgique connaît une véritable crise structurelle ».

Sägesser est titulaire d’un doctorat en histoire de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et est rattachée au Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP). Dans les médias francophones, Sägesser est rapidement devenue une voix qui fait autorité, notamment en ce qui concerne le fonctionnement des institutions et le niveau politique fédéral dans notre pays. Le fait qu’elle soit suisse, mariée à un Anversois, lui assure également une vision atypique et ouverte de la situation politique en Belgique.

Comment avons-nous sombré dans une telle crise politique ?

Caroline Sägesser : C’est dû notamment au fait qu’il n’y a plus de partis nationaux, une évolution qui a commencé à la fin des années 1960. C’est vraiment typique de la Belgique. Plus personne n’offre aux citoyens une synthèse des différentes sensibilités régionales. En Suisse, où il existe également de grandes différences politiques entre les cantons, ces partis nationaux existent toujours. Bien sûr, un parti est souvent plus fort dans un canton que dans un autre, mais les élus suisses représentent les habitants de tout le pays, et pas seulement ceux de la Suisse alémanique, par exemple.

C’est différent en Belgique?

Evidemment. En Belgique, les politiciens ne représentent que les Flamands ou les francophones, ce qui a fait glisser progressivement la Belgique vers l’ingouvernabilité. De plus, les trois familles politiques traditionnelles réunies, les démocrates-chrétiens, les socialistes et les libéraux, ne rassemblent plus 50 % des voix. Un gouvernement tripartite classique, cette formule magique qui a fait ses preuves dans le passé, ne permet plus de sortir de l’impasse.

Est-ce vrai alors que nous vivons dans deux démocraties ?

C’est une observation correcte du président de la N-VA, Bart De Wever, mais pas nécessairement parce que les gens du nord et du sud du pays pensent radicalement différemment. C’est ce que je trouve très intéressant : dans les enquêtes sur toutes sortes de thèmes comme l’immigration ou la sécurité, on peut voir que les Flamands, les Wallons et les Bruxellois pensent généralement de la même façon.

Pourtant, les Flamands ont tendance à voter à droite et les francophones à gauche.

L’offre politique des deux côtés de la frontière linguistique est également très différente. Et les électeurs ne votent pas toujours sur des bases purement rationnelles. Seuls les gens de gauche votent pour le PS ? Je ne pense pas. A l’inverse, il y a des électeurs qui votent pour le Vlaams Belang, parti d’extrême droite, en raison de propositions telles que l’augmentation des pensions les plus basses. Un vote n’est pas seulement déterminé par la conviction d’une personne, mais aussi par l’offre politique. Et le succès de la N-VA est très liée à la personnalité de Bart De Wever : il est charismatique, il dit ce qu’il pense. Les électeurs de la N-VA ne sont pas tous des nationalistes flamands purs et durs.

Vous parlez d’une crise systémique. N’est-ce pas un peu excessif ?

En raison de la crise du coronavirus, la Belgique est soumise à une pression maximale sur tous les fronts. La santé de la population, l’économie, la crise sociale, les finances de l’Etat… Il est difficile d’imaginer une situation plus pénible qu’aujourd’hui, à moins qu’une armée étrangère n’envahisse la Belgique. Mais même dans ces circonstances dramatiques, le politique ne parvient pas à former rapidement un gouvernement de plein exercice. Comment fera-t-on à l’avenir, en 2023 ou 2024, quand la situation sera peut-être moins urgente?

Notre division chaotique des pouvoirs aurait empêché une approche efficace de la crise du coronavirus. Partagez-vous cet avis?

D’autres pays ont connu des problèmes similaires à ceux de la Belgique. À mon avis, les difficultés qui sont apparues lors de la crise du coronavirus n’ont donc pas tant à voir avec notre répartition des pouvoirs. La destruction du stock stratégique de masques n’a rien à voir avec le fait que nous ayons huit ou neuf ministres de la santé. C’était la décision d’une ministre, Maggie De Block (Open VLD). Certains se cachent derrière la complexité institutionnelle pour masquer un manque de compétence. Mais je pense que notre système politique a mieux réagi à la crise du coronavirus qu’on aurait pu s’y attendre, surtout quand on sait que lorsque la crise a éclaté, nous avions un gouvernement en affaires courantes.

Mieux réagi, en quel sens ?

De nouvelles structures ont été créées ou des structures existantes ont été élargies, ce que la Belgique fait très bien. Nous avions déjà un Conseil national de sécurité, mis en place pour coordonner la réponse belge aux menaces terroristes. Cet organe fédéral a été élargi pendant la crise du coronavirus pour inclure les ministres-présidents des régions et des communautés et a été utilisé pour permettre une approche uniforme du coronavirus sur tout le territoire. En outre, un « super-kern » a été créé au sein du gouvernement fédéral, qui comprend également les présidents des partis qui ont accordé leur confiance au gouvernement de Wilmès. En tant que tels, ces présidents de partis n’ont pas de mandat de l’électeur, mais une fois de plus, les Belges ont fait preuve d’une grande créativité institutionnelle dans cette crise.

Et tout s’est bien passé ?

Compte tenu des circonstances, assez bien, même si vous pouvez bien sûr vous poser des questions juridiques sur certaines de ces constructions. Prenez le fait que le ministre de l’intérieur Pieter De Crem (CD&V) peut, par simple arrêté ministériel, prendre des mesures très poussées dans la lutte contre le coronavirus, comme l’interdiction des déplacements non essentiels. Ou encore, pensez à la façon dont le niveau fédéral a imposé des décisions aux autres niveaux politiques. C’est bizarre, car en principe, il n’y a pas de hiérarchie des normes en Belgique. Lorsque, peu avant les vacances de Pâques, il a été décidé de maintenir les écoles fermées pendant une période plus longue, le ministre-président flamand Jan Jambon (N-VA) ne semblait pas d’accord. Néanmoins, sur la base d’un arrêté ministériel fédéral et de la proclamation de la phase dite fédérale dans la gestion de la crise du coronavirus, toutes les écoles du pays sont restées fermées. Heureusement, nous n’avons pas vu de situations chaotiques où des écoles étaient ouvertes dans une partie du pays et fermées dans l’autre.

Bart De Wever et Paul Magnette sont en passe de former un gouvernement. Quelle est votre évaluation de leurs chances ?

Je suis peut-être optimiste, mais je leur donne plus de 50 % de chances de réussir. Les présidents des plus grands partis des deux côtés de la frontière linguistique se sont manifestement trouvés. Ils ont rédigé une note ensemble et c’est déjà beaucoup. Ils doivent maintenant essayer de réunir une majorité autour de cette note et je ne sais pas ce qui va en sortir. Mais je pense qu’ils réussiront. Les responsables politiques devront enfin faire preuve de sens des responsabilités, comme l’a souligné le roi Philippe, car nous n’avons pas établi de budget à part entière depuis deux années consécutives et le déficit budgétaire et notre dette augmentent de façon colossale. De plus, personne ne veut de nouvelles élections.

© BELGAIMAGE

Qu’est-ce que ce gouvernement doit faire, à part s’occuper de la crise du coronavirus? Faut-il aussi une réforme de l’État ?

Toute l’attention sera portée à la lutte contre les conséquences socio-économiques de la crise du coronavirus. Il n’y a pas de temps pour une septième réforme de l’État. Peu d’articles de la Constitution ont été déclarés ouverts à révision et l’adoption de lois spéciales requiert une majorité dans chaque groupe linguistique ainsi qu’une majorité des deux tiers de l’ensemble de la Chambre. Pour l’instant, il n’est même pas possible de trouver une majorité simple. Mais la N-VA devra engranger. Je m’attends donc à une déclaration d’intention pour une réforme de l’État en 2023 ou 2024, ainsi que la création d’un comité pour la préparer.

La Suisse peut-elle offrir de l’inspiration pour une prochaine réforme de l’état ?

En Suisse, la composition du gouvernement national reflète l’ensemble des partis politiques, une formule que certains ont également proposée au gouvernement fédéral belge pendant cette crise. Les questions politiques sensibles ou sur lesquelles le gouvernement n’est pas d’accord sont soumises à la population par référendum. En Suisse, on vous envoie un certain nombre de questions tous les trois mois et vous votez ensuite. Cela donne un réel sentiment d’implication dans le gouvernement du pays.

Le problème, c’est qu’en Belgique, nous n’avons pas du tout cette culture du référendum. De plus, le fédéralisme belge, bien qu’il y ait aussi des Bruxellois et des germanophones, est essentiellement un jeu à deux et est né de la confrontation entre les deux grandes communautés : les Flamands et les francophones, ou les Flamands et les Wallons, comme on l’entend souvent en Flandre. Cela rend les choses beaucoup plus difficiles. En cas de référendum, certaines questions n’auront une réponse claire que dans une seule des deux communautés. Cette polarisation menace d’exacerber les contradictions. Cela peut sembler utopique, mais nous aurions probablement mieux fait de baser notre modèle fédéral sur les provinces. Il aurait pu très bien fonctionner. Une personne qui vit dans le Limbourg n’a pas les mêmes préoccupations qu’une personne qui vit à Anvers, à Liège ou dans le Hainaut.

Le MR, avec son président unitariste auto-proclamé Georges-Louis Bouchez, veut refédéraliser certaines compétences ; vous y croyiez ?

J’ai le sentiment que cela ne va pas dans le sens de l’histoire, et n’est pas conforme à ce que souhaite la majorité. Toutefois, pour certaines compétences, pensez par exemple à l’environnement ou à la mobilité, la refédéralisation serait certainement utile. Prenez par exemple le dossier du Ring autour de Bruxelles. Une coordination fédérale serait logique. Mais je pense qu’il y a du côté flamand une barrière psychologique face à la refédéralisation, c’est une question sensible.

Il semble que De Wever et Magnette souhaitent transférer aux Régions des pouvoirs tels que la justice, les soins de santé complets et la protection civile dans le cadre d’une réforme ultérieure de l’État.

On sent que ce sont des compétences fétiches pour la N-VA, qui devraient permettre au parti de marquer contre le Vlaams Belang. Et si je peux ajouter un cheval de bataille personnel : je ne comprends pas pourquoi la N-VA n’a jamais demandé la régionalisation des cultes. La Flandre est très active lorsqu’il s’agit de lutter contre les mosquées clandestines ou le contrôle des imams. Bien que les fabriques d’église et les lieux de culte aient été régionalisés, des questions telles que la rémunération des ministres du culte et la détermination des organes représentatifs de cultes reconnus sont restées fédérales. Je pense que ce serait logique de régionaliser tout ce qui concerne les cultes.

On reparle d’un nouveau découplage des élections régionales et fédérales. Ce serait une bonne chose ?

Globalement, oui. Les enjeux des scrutins sont très différents. Et peut-être cela permettrait-il de retrouver une dynamique fédérale plus forte. Lors d’une campagne électorale pour tous les niveaux de pouvoirs simultanément, les partis vont naturellement adapter leur discours à la région où ils font campagne. Mais je ne pense pas que ce découplage va être organisé. En Belgique, on semble redouter les élections. Peut-être en raison de l’obligation de voter, les politiques semblent toujours réticents à l’idée de déranger l’électeur, ce qui est un peu étrange dans une démocratie. Normalement nous aurions dû aller voter après la chute du gouvernement Michel suite au départ des ministres N-VA en décembre 2018. Mais les politiques ont pensé qu’ils n’allaient pas déranger l’électeur, alors qu’une date avait déjà été retenue pour les élections y compris régionales et européennes, le 26 mai. On a donc opté pour les affaires courantes. Si on découple les scrutins, il faudra aussi introduire des règles plus strictes en matière de non-cumul et d’obligation de siéger dans l’assemblée dans laquelle on est élu jusqu’au terme du mandat. Afin d’éviter un jeu de chaises musicales permanent. Mais en soi ce serait une bonne chose de scinder les élections, également pour le niveau européen. D’après moi, trop de scrutins, ça n’existe pas.

Mais si on organise plus d’élections, ne faudrait-il pas en finir avec l’obligation de voter ?

Intellectuellement je suis attachée à l’idée que le vote permette d’entendre l’opinion de tous, pas seulement de ceux qui sont le plus motivés à la faire entendre. On entendait ce type de raisonnement quand on a étendu le droit de vote aux femmes : on n’allait pas seulement voir voter les suffragettes de gauche mais aussi les femmes au foyer catholiques… Mais en regardant l’évolution des résultats des élections des ces dernières années de plus en plus d’observateurs se demandent si l’obligation de vote n’a pas précisément l’effet contraire. Il sera intéressant de voir ce qui se passera lors des prochaines élections communales en Flandre, où l’obligation a été supprimée. Le fait est que nous sommes l’un des derniers pays où le vote est obligatoire : serions-nous donc seuls à avoir raison ?

A propos de vote pour les extrêmes, quel regard portez-vous sur la possibilité que les partis nationalistes flamands, N-VA et Vlaams Belang, atteignent ensemble 50 % en Flandre ?

C’est l’épée de Damoclès sur la Belgique, la menace qui assurera la formation d’un gouvernement fédéral et l’absence d’élections anticipées. La grande question est de savoir comment la N-VA secomportera par rapport au Vlaams Belang. Souvenez-vous des images de Theo Francken qui, le soir des élections du 26 mai, a regardé les résultats entrants dans sa circonscription et a dit en souriant: wow, une majorité ensemble Apparemment, Francken souhaiterait une alliance avec le Vlaams Belang. Mais est-ce une tendance majoritaire au sein de la N-VA ? Et supposons qu’ils forment ensemble un gouvernement flamand : pour faire quoi exactement ?

Proclamer l’indépendance de la Flandre?

Welcome, je dirais, mais ce n’est pas si simple. Après, comme je vois le Vlaams Belang grandir à chaque élection, malgré les rechutes occasionnelles, je pense parfois que l’indépendance flamande est la seule façon de venir à bout de ce parti. En tout cas, cela désamorcerait l’argument principal pour voter en sa faveur. Pour la qualité de la démocratie, ce serait ainsi une bonne chose que la Flandre devienne un État indépendant. Concrètement, les obstacles sont énormes : Bruxelles, la dette nationale, l’Union européenne. L’alternative est de continuer à déshabiller l’État fédéral, avec des crises politiques de plus en plus longues et profondes qui conduisent au confédéralisme et à une Belgique coquille vide. Mais même cette coquille continuera à en déranger certains. Et c’est peut-être pour cela qu’il est dommage que l’indépendance de la Flandre soit si difficile à obtenir. Une page vierge et une Flandre indépendante créeraient également une forme de cohésion au sein de la population. Les Suisses sont patriotes et ont le sentiment de faire partie d’une communauté. En Belgique, ce sentiment n’existe plus aujourd’hui.

Le succès du Vlaams Belang ne s’explique-t-il pas principalement par ses positions hostiles à l’immigration ?

Les deux thèmes sont liés. Il s’agit du rejet de l’étranger et de la peur de ce qui est différent, qu’il s’agisse d’allochtones ou de francophones. Un schéma de pensée qui s’explique par la rapidité du changement – une ou deux générations – en Flandre. Il y a la nostalgie d’une Flandre rurale et culturellement homogène. En Suisse, on observe le même phénomène avec l’Union démocratique du centre, qui profite de la disparition de la « société d’entre nous » traditionnelle d’avant la mondialisation. C’est pourquoi je suis convaincue que si le peuple flamand retrouve ce sentiment de solidarité, le Vlaams Belang disparaîtra lui aussi. Et la gauche ne sera plus exclusivement associée à la Wallonie.

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