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L’histoire du boulet à la liégeoise

Kathleen Wuyard

Durant l’été, Le Vif plonge dans l’histoire de notre patrimoine gourmand. Cette semaine, place à un plat sucré-salé devenu tellement indissociable de la ville qui l’a vu naître que son nom lui rend hommage.

Même si son patronyme officiel est «boulet sauce lapin», le mammifère à grandes oreilles n’entre pas dans la composition de ce mets associé à Liège dans l’imaginaire des gourmets. Un imaginaire captivé dès le Moyen Age, période à laquelle la boulette de viande s’invite aux banquets des quatre coins de l’Europe et du monde arabe. La préparation, aujourd’hui plutôt associée à la cuisine de tous les jours, est considérée en ce temps-là comme un plat d’apparat. Le haché se prête en effet à merveille au goût de l’époque pour les illusions culinaires, certains ingrédients étant façonnés pour prendre la forme d’autres. La recette du «boulet sauce lapin» , elle, apparaît pour la première fois, dans un manuscrit culinaire du XVIIe siècle, sa préparation étant quasiment identique à celle d’aujourd’hui, à la différence près que la notice d’antan préconise l’utilisation de haché de veau.

Un plat de la gastronomie aristocratique qui a suivi l’habituel chemin vers la cuisine bourgeoise, puis populaire.

Merci madame Lapin

«Il suffit de lire les recettes pour s’apercevoir que les boulettes ne sont pas à la portée de toutes les bourses à l’époque, note Pierre Leclercq, historien de la gastronomie. Seules les personnes aisées pouvaient s’offrir du veau frais, de la graisse de bœuf, du macis ou de la noix de muscade. Ce n’est qu’au cours du siècle dernier que la boulette s’est véritablement démocratisée.» Ainsi, pour le collaborateur scientifique à l’ULiège, les boulets à la liégeoise incarnent l’exemple parfait de «plat de la gastronomie aristocratique qui a suivi l’habituel chemin vers la cuisine bourgeoise, puis populaire».

La faute au peuple, aussi, si à Liège on mange des «boulets» alors que le reste de la planète déguste des boulettes? Si le second terme est utilisé pour désigner «de petites boules de chair hachée», le premier, ne figure dans aucun dictionnaire en référence à une spécialité culinaire, et ferait plutôt allusion à la forme des boulets de canon. Quant au fameux «lapin», la légende veut qu’il honore une certaine Géraldine Lapin, épouse d’un receveur des contributions de la banlieue liégeoise au XIXe siècle, même si, dans les faits, il s’agirait plutôt d’un clin d’œil aux premières itérations de la spécialité, nappée de la même sauce que le lapin aux pruneaux.

Envoyer la sauce

Chaque année, la très officielle confrérie du Gay Boulet décerne le «Boulet de cristal» au chef qui cuisine les meilleurs. Une distinction décernée voici quelques années à Jean-Michel Denée, du Saint Grégory, dont les habitués assurent que, bien que d’autres établissements aient remporté cette palme depuis, c’est toujours ici qu’on savoure les meilleurs boulets de la ville. Le propriétaire du restaurant situé dans le célèbre quartier de Feronstrée, se veut moins sévère: «Chacun a sa propre déclinaison. Vous pouvez en manger dans dix endroits différents et trouver à chaque fois un détail qui vous plaît plus que dans le précédent. Chacun a sa petite touche, qu’il s’agisse d’une épice ou de la proportion de haché porc et bœuf.» Le secret de notre homme? Le respect de la tradition, sa recette étant restée inchangée depuis que son père, qui a ouvert le Saint Grégory avec son épouse il y a près de quarante ans, l’a mise au point. Une constance qui plaît à sa clientèle, assurée de trouver ici l’effet madeleine de Proust que le plat procure aux Liégeois.

Car n’en déplaise à la confrérie du Gay Boulet, le meilleur, ainsi que tout principautaire le sait, c’est celui qu’on mangeait en grandissant, qu’il soit préparé par papa, maman ou les grands- parents. A condition, toutefois, qu’il respecte certaines consignes: «L’onctuosité de la sauce est importante, insiste Jean-Michel Denée. Si on a un bon boulet mais que la sauce n’a pas été faite dans les règles de l’art, qu’elle est trop liquide ou transparente avec deux raisins qui se battent en duel dans l’assiette, ça ne fonctionne pas.» L’autre faux pas, selon l’expert: les déguster accompagnés d’autre chose que des frites! Car si les boulettes ne sont plus réservées aux banquets, le boulet, lui, reste assurément un plat festif, comme une invitation gourmande à la convivialité et à bien saucer son assiette.

Hyun Frère – Sauvage

Depuis son Sauvage niché dans la verdure des hauteurs de Liège, Hyun Frère imagine une cuisine élégante et irrévérencieuse, qui marie les codes de la gastronomie française aux ingrédients et préparations venus de contrées plus exotiques. Et pourtant, à l’heure du repas préservice, celui qui a fait ses gammes au Jardin des Bégards et chez Arabelle Meirlaen se voyait souvent confier la préparation d’une marmite de boulets à la liégeoise pour l’équipe. «Au-delà du côté chauvin, je pense que ce plat plaît parce qu’il a quelque chose de très gourmand et généreux. Il est simple, accessible, fédérateur.» Et incroyablement versatile: ainsi que le jeune chef le souligne, la boulette se retrouve sous une forme ou l’autre dans toutes les cultures, raison pour laquelle il a décidé de revisiter la recette en y invitant l’acidité du kimchi, un mets coréen à base de légumes fermentés. «Cela rend la préparation plus digeste, en lui apportant un peu de fraîcheur, car le boulet a tendance à être très sucré. C’est intéressant de bousculer les codes, tant qu’il y a une cohérence gustative.» Et qu’on respecte un certain équilibre: «C’est le ventre qui doit dicter les accords: si c’est trop sucré, c’est immangeable, trop acide, pareil ; surtout, il ne faut pas trop lier la sauce. L’important, c’est d’incorporer chaque ingrédient de manière réfléchie. Compliquer une recette simple relève souvent de la poudre aux yeux, et cela déséquilibre complètement le plat.» Un sacrilège pour un Liégeois.

Sauvage, 151 route du Condroz, à Angleur.

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