S'embrasser dans la fontaine du Washington Square Park à New York, boire et danser tout autour... une préfiguration de l'après-Covid? © GETTY IMAGES

Levée des mesures sanitaires: un retour dans les années folles?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

La décennie qui a suivi la Grande Guerre a été synonyme d’euphorie et de prospérité. Un siècle plus tard, avec la levée des restrictions liées à la Covid, experts, économistes, artistes espèrent faire revivre cette période faste.

« Rattraper » à tout prix ce temps perdu que la Covid a volé: la liberté, les bises, les sourires, les rires sans avoir peur d’être toxique pour l’autre. La vie à toute allure, festive, drôle, permissive, voire débridée. Bref, une immense fête de tous les diables, sans limites aussitôt que le vaccin aura produit ses effets. La comparaison est d’ailleurs presque trop évidente: peut-on imaginer qu’une fois levées les restrictions pesant sur les déplacements et les loisirs, les années 2020, post-Covid, deviennent, à leur tour, des « années folles »?

Ils sont plusieurs à y croire et à avancer des similitudes avec cette décennie courant de la fin de la Première Guerre mondiale et de la pandémie de grippe espagnole jusqu’à la Grande crise de 1929. Elles font suite à l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire et précèdent la Grande Dépression, qui allait engendrer la montée du nazisme, puis la Seconde Guerre mondiale. Pas très réjouissant et, pourtant, quelle euphorie! L’armistice signé, quelle fureur de vivre chez tout le monde, partout, dans la vie sociale, dans la culture. Une période joyeuse où créateurs et public ont communié dans une même frénésie. Un mouvement international d’accélération qui a vu éclore le jazz, Coco Chanel, Walt Disney, le surréalisme, l’Art déco, danser Josephine Baker, se généraliser la radio et le cinéma.

Portée par une frénésie de consommation, la période s’est accompagnée d’un renouveau industriel, avec la généralisation de l’électricité et le développement historique de l’automobile, très créatrice d’emplois. Aujourd’hui, des économistes, notamment au Fonds monétaire international (FMI), voient dans le développement du télétravail, la digitalisation à marche forcée des entreprises, la voiture électrique, voire autonome, l’intelligence artificielle et la blockchain l’émergence possible d’une nouvelle économie plus productive.

La frénésie concernera surtout ceux qui n’ont pas peur, ou le moins peur, particulièrement les jeunes.

De fait, il existe des analogies: une révolution technologique, un besoin absolu des autres et un espoir de relance économique. Mais ces propos sont nuancés par Philip Verwimp, professeur en économie du développement à la Solvay Brussels School of Economics & Management (ULB): « Il y aura une envie de vivre, de faire la fête, de dépenser. Mais cela ne durera qu’un temps. » Et, selon lui, cet épisode prendra fin en 2022. « Lors du premier confinement, tout le monde voulait imaginer le monde d’après et cela aurait pu influencer de telles entreprises, pour penser un autre futur. Mais l’ambiance n’est plus la même: aujourd’hui, les Belges désirent surtout reprendre leurs habitudes, retrouver la situation qu’ils connaissaient avant la Covid. » La question se discute partout, notamment parmi des chercheurs américains qui prédisent un enjouement somme toute d’une autre nature. « Je m’attends à des années 2020 « rugissantes » mais à cause de la liberté économique retrouvée. Les gens ont été confinés pendant plus d’un an et ils vont vouloir dépenser et célébrer. Mais ce sera probablement sans le sentiment de désillusion, sans la sauvagerie, sans le fatalisme, sans la culpabilité du survivant (NDLR: éprouvés par les jeunes de 20 à 30 ans ayant survécu à la Première Guerre, puis à la grippe espagnole et pour qui le risque de décès était beaucoup plus élevé), analyse l’historien américain John M. Barry dans l’hebdomadaire Politico. Je ne pense pas que celui qui s’offre une croisière l’an prochain va se demander: « Pourquoi suis-je vivant? Comment cela est-il possible? » Psychologiquement, tout cela faisait partie des années 1920. »

Si ce scénario se vérifie, si l’envie de rattraper le temps perdu domine, une fête de la consommation a plus de chance de voir le jour qu’une fête de la création. Et la décennie post-Covid ressemblera simplement à une décompression affective, la reprise des voyages et, peut-être, un grand moment de libertinage sexuel. En gros, un retour à la vie d’avant, un peu meilleure. « Il s’agirait de conserver le télétravail pour ceux qui le veulent, quand ils le souhaitent, par exemple », poursuit le Pr Philip Verwimp.

En face, d’autres comme Paul De Grauwe, économiste, professeur à la London School of Economics, parient plutôt sur un véritable boom économique et un renouveau technologique, entraînant un nouveau cycle de croissance. Le très médiatique médecin épidémiologiste et sociologue Nicholas Christakis, lui aussi professeur à l’université de Yale (Etats-Unis) évoque dans son dernier essai (1) « une période de renaissance », associée à un « dévergondage sexuel » et à un « recul de la religiosité ». Sauf qu’il refroidit l’ambiance en disant qu’il faudra attendre 2024. Aussi, selon lui, trois phases se succèdent lors des pandémies. D’abord, la phase pandémique, soit la période actuelle, alors que les gens « se replient sur eux », devrait se terminer une fois l’immunité de groupe atteinte, vers la fin de 2021. Ensuite vient une phase intermédiaire, durant laquelle il s’agit d’absorber les chocs socio-économiques. Enfin, le début de 2024 verra l’arrivée de la troisième phase post-pandémique, au cours de laquelle « nous assisterons à l’avènement d’une période semblable à celle des années 1920 ».

Trop beau pour être vrai? La décompression devrait se faire de façon progressive et pas au même rythme pour tout le monde. « La frénésie concernera surtout ceux qui n’ont pas peur, ou le moins peur, particulièrement les jeunes », estime Philip Verwimp. Parce qu’une autre tendance se dessine: ceux qui, même vaccinés, redoutent une sortie trop rapide et voudront éviter la foule. Des réactions similaires à des chocs post-traumatiques, « qui les marqueront durablement ». John M. Barry, lui, détaille ce cercle vicieux, appuyé par une étude signée par des économistes du FMI, publiée en octobre dernier: les pandémies réduisent la production et accroissent les inégalités, attisant les troubles sociaux, ce qui entraîne une nouvelle baisse de la production et aggrave encore les inégalités. Comme en temps de guerre, il y aura des « blessés » et « tous les problèmes ne vont pas disparaître », résume Nicholas Christakis. Autant dire qu’au fond, personne ne sait ce qui va vraiment advenir. Mais prédisent les experts, et heureusement, une chose est certaine: « Les pandémies ont une fin. Elles causent certes beaucoup de souffrances, mais elles ont une fin. »

(1) Apollo’s Arrow: The Profound and Enduring Impact of Coronavirus on the Way We Live, (La flèche d’Appolon. Des conséquences profondes et durables du coronavirus sur notre mode de vie), octobre 2020, Little, Brown Spark.

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