Quelle est l'audience réelle des thèses qui fleurissent autour de la tuerie à Charlie Hebdo ? © Capture d'ecran France3

« Les théories du complot sont impossibles à stopper »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Bien plus puissantes que de simples rumeurs, les théories du complot prétendent dévoiler le pouvoir occulte des juifs, des francs-maçons, de la CIA ou des Illuminati. Quelle est l’audience réelle de ces thèses, qui fleurissent aussi autour de la tuerie à Charlie Hebdo ? Contiennent-elles une part de vérité ? Représentent-elles un danger pour la démocratie ? Et à qui profite leur essor ? L’avis de Martial Martin, maître de conférences en Sciences de l’Information et de la communication et professeur à l’Université de Reims.

Qui sont les adeptes des théories du complot ?

Martial Martin : Il y a deux types d’adhérents, qu’ il ne faut absolument pas confondre.

Aux 19e et 20e siècles, des théories du complot naissent dans des milieux radicaux, de l’extrême gauche ou de l’extrême droite, ou de la droite chrétienne. Jusqu’à l’arrivée d’Internet, ceux-ci étaient actifs sur papier, dans des librairies spécialisées ou dans des groupes politiques et religieux. Ainsi a commencé un processus historique long de fabrication de ces théories. On retrouve la queue de ce phénomène aujourd’hui, par certains aspects, du moins. Avec l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux, ces groupes ont propagé leur discours, notamment via des blogs ou des sites, politiques ou religieux mais c’est la suite de ce qu’ils faisaient avant. Les représentants de ces groupes sont très présents, par exemple, sur les forums des journaux. Leur façon d’agir est finalement assez classique.

Par ailleurs, il y a un deuxième groupe de propagateurs des théories du complot, beaucoup plus large, formé notamment de jeunes, très accros aux réseaux sociaux. Le complotisme devient le marqueur d’une certaine culture jeune. Ce deuxième groupe est culturellement très différent des complotistes que l’on connaissait jusque-là. Ses membres s’appuient sur une culture du « LUL », sorte de catégorie de communication qui mêle le comique au dérangeant, à l’obscène, au trash. Par le biais de cette pratique, il y a de la part des complotistes une recherche d’attention et de réaction, bien davantage que l’envie de développer un discours qui aurait valeur de vérité. Chez les complotistes « traditionnels », il y a bien, en revanche, ce souhait d’imposer un discours qui aurait valeur de vérité.

On peut parler de « nouveaux complotistes » ?

M.M. : Oui. Et ces « nouveaux complotistes » réinvestissent le fictionnel. Le complot, dans leur chef, devient une forme d’interprétation intégrée dans une culture vidéo et vidéo-ludique : leur prise de position appelle à un retour, par les like, par exemple, sur Facebook. Leurs « infos » sont comparables à des traits d’esprit. Il y a chez eux une dimension très culturelle, bien moins politique et idéologique qu’on ne le pense. Les jeunes ont compris, quand ils sont interrogés par les médias, que ceux-ci recherchaient leur discours de rupture. D’une certaine manière, les journalistes leur tendent donc la perche.

Doit-on s’inquiéter de la multiplication de ces théories conspirationnistes ?

M.M. : Non. C’est une erreur de fond de penser que les gens croient au complot comme ils croiraient en une religion. Les complotistes s’amusent beaucoup avec les théories du complot. Ceux qui suivent Dieudonné n’ont pas une idéologie antisémite fondamentale mais un attrait pour une culture dérangeante ou insultante. On prend ce qui est véhiculé sur les sites complotistes trop au sérieux, avec la perception qu’en ont des gens qui ne sont pas nés avec les réseaux sociaux, qui ont un rapport au savoir très différent et qui cherchent dans les réseaux sociaux des informations et pas des interactions sociales. Or, pour les jeunes, les réseaux sociaux ne servent pas à ça.

Aujourd’hui, on est dans une culture de scepticisme et de doute. Et sur les réseaux sociaux, pour retenir l’attention, il faut frapper fort. Il est donc plus facile de trouver du contenu complotiste maintenant qu’avant, ce qui explique que ce type d’activités sociales se développe. Il règne aujourd’hui une incrédulité par rapport aux médias et par rapport aux discours institutionnels, ce qui pousse les gens à chercher d’autres sources d’informations, encore une fois pas pour s’informer mais pour se divertir. Les jeunes ne cherchent pas à reconstruire un autre discours. Ils passent d’un truc à l’autre, d’un scepticisme à l’autre, rapidement. Leur culture est fragmentaire. Ils sont incrédules sur tout et ne sont pas dupes. Ils ne cherchent pas un autre discours, de remplacement, auquel croire.

Les théories du complot se répandent-elles ?

M.M. : Non. C’est un feu de paille, à un moment particulier. Dans la tuerie de Charlie Hebdo, le gars qui oublie sa carte d’identité dans la voiture, c’est une bêtise. C’est plus rigolo que le reste. Mais comme c’est trop facile de conclure que ce terroriste est un idiot, on cherche quelque chose de plus profond. C’est là que démarre un jeu de construction qu’on ne peut pas arrêter.

A qui tout cela profite-t-il ?

M.M. : Ce serait verser dans la théorie du complot de penser que ça profite à quelqu’un qui tirerait les ficelles. En fait, il n’y a pas de profit à tirer de cela. Mais certains réutilisent le phénomène en deuxième main, comme le FN. A vrai dire, les discours sur les théories du complot sont aussi un complot. Qui vise à stigmatiser une population pauvre, issue de l’immigration et des cités, qui ne voudrait pas croire le discours institutionnel. Ce discours permet d’établir une rupture entre des groupes différents de citoyens. Il est curieusement construit et répercuté surtout par la gauche. Or les études prouvent que l’on trouve aussi des hauts revenus dans ce groupe de complotistes, bien éduqués, qui développent des théories du complot, par exemple sur les extraterrestres, sur la mort de kennedy, sur les attentats du 11 septembre ou sur les médecines alternatives. Sur les complots liés à Charlie Hebdo, on ne retrouve pas ces milieux socio-économiquement favorisés. Là, c’est plutôt chez les jeunes qu’on observe les adeptes des thèses conspirationnistes.

Comment stopper le phénomène ?

C’est impossible parce que si on intervient, on pense que vous êtes la preuve du complot. Un dialogue de sourds s’impose alors, qui ne fait que crisper les relations. Argumenter ne sert à rien parce qu’on n’est pas dans l’argumentation. Depuis quinze ans, en France, il y a un discours anti-complotistes et un discours anti-anti-complotistes. Certaines dénoncent ainsi l’impossibilité de dénoncer un système. Et puis, je le répète, à part chez les hauts revenus, où il y a une forte croyance et une forte adhésion à ce qu’ils véhiculent sur les sites, l’assentiment sur le fond du propos complotiste n’est pas aussi plein qu’on le pense. De toute façon, je pense qu’il n’est pas sûr du tout que le phénomène va durer.

Dans Le Vif/L’Express en vente dès ce jeudi, le dossier « On nous cache tout, on nous dit rien ? » Avec :

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  • Nicolas Chevassus-au-Louis, historien et biologiste : « Si le gouvernement a manifestement déjà menti à la population, pourquoi ne lui mentirait-il pas tout le temps ? C’est en substance le terreau du raisonnement conspirationniste »
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