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Les sixties, des années pas si dorées que ça

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

De la décennie 1960, la mémoire collective a surtout retenu le plein-emploi, la libération des moeurs et le boom de la consommation. A contre-courant, plusieurs historiens rappellent la part d’ombre de ces années d’or : grèves, pauvreté, tensions linguistiques, effondrement de l’économie wallonne.

Ah, les sixties ! En ce temps-là, les jupes étaient mini, le chômage au ras des pâquerettes et la Belgique encore unitaire. Bart De Wever n’était pas né. Al-Qaeda n’existait pas. Personne ne parlait du réchauffement climatique. Au Parlement, il n’y avait ni écologistes, ni extrême droite. Johnny Halliday, Sylvie Vartan et Claude François étourdissaient la jeunesse. Renault 4L et Mini Cooper envahissaient les villes. Le 20 juillet 1969, veille de fête nationale, Eddy Merckx remportait son premier Tour de France.

De nombreux historiens, soucieux de restaurer toutes les nuances d’une période en fin de compte pas si dorée, relativisent aujourd’hui ces clichés au goût d’insouciance. « Il serait faux de croire qu’il y eut alors une prospérité générale, aux « fruits » également répartis entre tous, comme tend à l’accréditer après coup le mythe des Golden Sixties », écrit Xavier Mabille, dans sa Nouvelle histoire politique de la Belgique parue en 2012.

« Il y a une distorsion entre l’image qu’on a des années 1960 et ce qu’elles ont réellement été », abonde Michel Dumoulin, l’un des spécialistes de cette période. Pour cet historien de l’UCL, l’idéalisation des sixties relève du « syndrome Belle Epoque ». « A posteriori, on a appelé Belle Epoque le début du XXe siècle, alors que cette période n’a pas été très belle pour beaucoup de monde. » « On a tendance à enjoliver les années 1960 », enchaîne Philippe Destatte, directeur de l’Institut Jules Destrée, à Namur. Coauteur de la Nouvelle histoire de Belgique, il voit dans la nostalgie des sixties une influence hexagonale. « En France, ces années-là sont synonymes de développement spectaculaire. Mais chez nous, c’est une période assez sombre. Je ne pense pas que la vie quotidienne dans le Borinage, le Centre ou la banlieue liégeoise était très agréable. »

Les années 1960 voient les villas rutilantes se multiplier dans les banlieues vertes. Mais elles s’accompagnent aussi d’un vieillissement du parc immobilier. De nombreux Belges ne goûtent ni La Dolce Vita (le film de Fellini sort en 1960) ni l’ American way of life, vanté avec insistance par les magazines. La pauvreté qui sévit dans certains quartiers est telle qu’une série d’organisations caritatives décident de se regrouper au sein d’une « Action nationale pour la sécurité vitale ». Celle-ci organise une grande journée de sensibilisation le 15 avril 1967, en présence de la reine Fabiola. A cette date, la plate-forme estime que « 900 000 habitants de notre pays, soit 10 % de la population, se voient exclus du minimum vital » (1).

C’est dans le sud du pays que la situation est la plus dramatique. En Wallonie, les années 1960 coïncident avec ce que Michel Dumoulin qualifie de « déliquescence finale ». A Liège, à Charleroi, dans le Centre et le Borinage, les charbonnages ferment. En 1960, 128 000 Belges travaillaient dans les industries extractives. Dix ans plus tard, ils ne sont plus que 52 000. Dans l’intervalle, les courbes se sont croisées : en 1965, le PIB par habitant de la Wallonie devient inférieur à celui de la Flandre. « La Wallonie subit une terrible désertification économique et sociale, en décalage complet avec la réputation d’insouciance des sixties, note Philippe Destatte. Il faudra attendre de longues années pour qu’on y recrée de l’espoir. » Quant au cliché d’une Belgique à papa où Wallons et Flamands vivaient encore en harmonie, il ne résiste à aucun examen sérieux. Au contraire, le pays traverse alors d’énormes turbulences. La décennie a commencé dans le chaos et la tension (indépendance du Congo, grèves contre la « loi unique », fixation de la frontière linguistique, marches flamandes sur Bruxelles), elle s’achèvera dans le chambard et la crise (affaire de Louvain, Mai 68 à l’ULB, scission du PSC et du CVP). Entre les deux, une instabilité politique constante, ponctuée de troubles sociaux : en 1966, la grève contre la fermeture du charbonnage de Zwartberg, dans le Limbourg, se solde par la mort de deux ouvriers.

D’où vient dès lors le mythe des Golden Sixties ? De la croissance de l’économie, avant tout. Elle est continue au cours des années 1960. Les ports d’Anvers et de Zeebrugge s’étendent. Le complexe sidérurgique Sidmar, à Gand, voit le jour en 1962. La Belgique recense moins de 70 000 chômeurs. « Globalement, les gens ne s’inquiètent pas de savoir s’ils vont trouver un job ou pas », rapporte Hervé Hasquin, historien et ancien ministre-président de la Communauté française. Parallèlement, la circulation automobile explose, le réseau autoroutier se développe. Télévisions, frigidaires et machines à laver transforment le quotidien des familles. « Les années 1960 sont synonymes d’un mieux-vivre, ou plutôt d’un mieux-avoir, pour les classes moyennes », résume Michel Dumoulin.

L’impression d’une décennie dorée s’est aussi construite sur les souffrances et les frustrations de toute une génération. « Imaginons un jeune homme né en 1919, détaille Michel Dumoulin. Ses parents ont vécu la Première Guerre mondiale. Son adolescence a été marquée par la Grande Dépression des années 1930. Il a ensuite connu la campagne de Mai 1940 et l’Occupation. Quand il a 30 ans, l’âge où on s’affirme dans la vie, le pays n’est pas encore stabilisé. Il atteint 40 ans, l’âge mûr, à l’aube des années 1960. Cette génération-là a voulu, par son comportement, rattraper le temps perdu. Elle a recherché des compensations après une longue période de privations. »

La libération des moeurs se joue dans ces années-là. Elle laisse un souvenir ému aux hommes et aux femmes qui en ont été les témoins, et accroît encore le pouvoir de séduction des sixties. « Les années 1960, c’est le moment où la société se décoince. Les Beatles, la Californie, la Nouvelle Vague : tout ça a marqué en profondeur les gens de ma génération », s’enthousiasme Hervé Hasquin, né en 1942. « Bien sûr qu’on a tendance à enjoliver cette période-là quand on l’a vécue, admet le député bruxellois Alain Hutchinson (PS), qui a participé aux événements de Mai 68, à Bruxelles et à Paris. Moi, je venais d’une famille relativement rigide, où il n’y avait pas de place pour la fantaisie. J’ai découvert une révolution culturelle, un mouvement d’une extrême générosité. J’en garde sans doute un souvenir plus rose que ce qu’était la réalité. »

Et puis, le mythe des Golden Sixties se nourrit du contraste avec la décennie suivante, marquée par le choc pétrolier. « A partir du moment où le monde est entré dans une crise économique très grave, ce qui précédait devenait soudain particulièrement attrayant, relève Michel Dumoulin. Du coup, les esprits n’ont gardé des années 1960 que le souvenir d’une croissance sans frein, emportant tout sur son passage. »

(1) Xavier Mabille, Nouvelle histoire politique de la Belgique, Le Cri. 2012

FRANÇOIS BRABANT

Ces idées restées lettre morte

Les années 1960 voient se développer une foule de « grands projets ». Certains aboutiront, d’autres demeureront dans les cartons. Le fédéralisme provincial. En 1962, Paul Van Zeeland lance un SOS pour sortir de l’impasse. Pour éviter que le fédéralisme à deux, alors en discussion, conduise à « un échec pour les deux », l’ancien Premier ministre catholique avance une proposition alternative : le fédéralisme provincial, reposant sur les neuf provinces, plutôt que sur les deux grandes communautés linguistiques.

Le fédéralisme à cinq. Le socialiste Antoon Spinoy, bourgmestre de Malines et vice-Premier ministre en 1965-1966, imagine de décentraliser l’Etat belge non plus sur une base culturelle ou linguistique, mais en tenant compte des pôles géographiques et économiques. Son plan implique un découpage en cinq régions, chacune étant articulée autour d’une métropole : Bruxelles, Anvers, Liège, Gand et Charleroi.

L’aluminium au secours du Borinage. Cofondée par Société générale de Belgique et le groupe américain Reynolds, l’entreprise Aleurope est inaugurée en fanfare en 1961. Cette usine de transformation d’aluminium rencontre vite des difficultés. Au prix de multiples restructurations, elle parviendra en partie à les surmonter. Mais elle ne remplira jamais la fonction que lui avaient assignée certains leaders politiques : pallier le déclin des charbonnages en offrant un énorme réservoir de main-d’oeuvre au coeur du Borinage.

Un accélérateur de particules en Famenne. En 1965, le Conseil européen pour la recherche nucléaire (Cern) envisage de construire ce qui doit devenir le plus grand laboratoire de physique des particules du monde. Le site doit disposer d’eau en abondance et permettre la construction d’un tunnel long de plusieurs kilomètres. Le village de Focant, à côté de Beauraing, fait figure de favori. On évoque l’arrivée de 15 000 familles. Mais le Cern ira finalement à Genève.

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