Depuis juin 2020, la façade du MR, avenue de la Toison d'Or, arbore un portrait de Martin Luther King, en soutien à Black Lives Matter. Le révérend King est un des inspirateurs du mouvement woke, à qui, à droite, on attribue la responsablité des "excès" de Black Lives Matter. © DR

Les grands méchants wokes: comment le wokisme se répand dans le débat politique francophone

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Après les Etats-Unis, puis la France, la dénonciation d’un « danger wokiste » se répand dans le débat médiatique et politique en Belgique francophone. Voici comment le wokisme est devenu « the next big thing » en communication politique.

Un spectre de spectres hante l’Europe. Après la théorie du genre, après le politiquement correct, après l’indigénisme, après la cancel culture, après l’islamo-gauchisme, toutes les puissances de la vieille France – le PAF et les ministères, Anne Hidalgo et Eric Zemmour – se sont unies pour traquer ce nouvel épouvantail: le wokisme. Arrivé aussi en Belgique.

Chez nous, l’allégation de wokisme intègre de plus en plus la gamme des parades rhétoriques. En définir les contours et en établir la généalogie devrait aider à mieux la comprendre. Son histoire et ses caractéristiques la vouaient à arriver en Belgique francophone, par un chemin partant des Etats-Unis en passant, donc, par la France, jusqu’à la paradoxale boucle terminale à Bruxelles, avenue de la Toison d’Or.

Le terme est en effet, dit-on, emprunté à un discours de Martin Luther King, invitant à rester éveillé (« awake » en anglais, dont la déclinaison argotique aurait donné « woke ») aux situations d’injustice. C’est depuis le siège du MR, dont la façade est décorée d’un hommage au révérend socialisant, qu’est introduite et menée la lutte contre le wokisme en Belgique, si bien que les libéraux francophones se revendiqueraient d’une figure dont ils agonissent la revendication.

Certains m’attaquent parce que je ne veux pas de cette société woke. Réalise-t-on la folie de ces idées de gauche?

Seule personnalité politique invitée par Sudinfo (ex-Sudpresse), le 24 janvier, à commenter le rapport d’Unia (le centre interfédéral pour l’égalité des chances) sur le burkini, Georges-Louis Bouchez, président du MR, y voyait ainsi la conséquence de « la force de la culture woke et d’un certain prosélytisme religieux ». Peut-être, répondant à nos confrères pour dénoncer la force de la culture woke, voyait-il par la fenêtre de son bureau le reflet inversé du visage de celui dont on dit qu’il a donné de la force à la culture woke.

Une semaine plus tôt, alors que Jean-Luc Crucke, Vincent Van Quickenborne (« le MR est plutôt devenu le Mouvement réactionnaire ») et même Egbert Lachaert (« Georges-Louis ne doit pas se laisser influencer par les likes sur Twitter car, le plus souvent, ils ne viennent pas de libéraux mais de la droite radicale ») questionnaient la pureté de son libéralisme, le Montois maintenait le cap par un tweet: « Certains m’attaquent parce que je ne veux pas de cette société woke. Réalise-t-on la folie de ces idées de gauche?« , disait-il, en partageant un article, publié il y a quatre mois, qui dénonçait la décision d’un orchestre anglais d’engager des musiciens plus jeunes et moins uniformément masculins et blancs.

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Importateur agréé

Le jeune réformateur officie comme importateur agréé du concept, soucieux de le faire pénétrer sur le marché bruxello- wallon. « J’ai découvert ce mot, comme tout le monde, courant 2021. Le rapport parlementaire sur la colonisation a été pour moi un déclic, quelques semaines avant notre congrès du 175e anniversaire du parti, il fallait se mobiliser contre ce mouvement qui veut recréer de nouvelles inégalités pour remplacer celles du passé », lâche-t-il. Depuis l’apparition du terme, encore peu fréquent dans la presse écrite belge francophone – 133 occurrences depuis la première, en août 2020 -, un seul autre homme politique en avait fait mention dans une interview jusqu’à ce lundi 24 janvier: le futur ancien bourgmestre socialiste de Saint-Gilles, Charles Picqué, qui mettait, lui aussi, en garde. « Je veux bien parler cancel culture, wokisme, débattre de ces importations américaines… Mais ces débats ne peuvent pas faire oublier l’importance de la question sociale », répondait-il à La DH, le 7 janvier. Mais l’usage se répand. Toujours dans La DH, lundi 24 janvier, la secrétaire d’Etat écologiste à l’Egalité des chances, Sarah Schlitz, s’énervait: « Les polémiques sur les wokes distraient des vrais combats », déplorait-elle. L’écologiste liégeoise aura été la première politique francophone à avoir été, dans la presse, taxée de wokisme: c’était le 31 août 2021, sur le site de La Libre, qui citait un tweet de Theo Francken en colère contre sa réunion en non-mixité choisie: « Que fait cette militante woke d’extrême gauche dans ce gouvernement? », s’était-il écrié.

Sarah Schlitz (Ecolo) est la première personnalité francophone politique à avoir été qualifiée de
Sarah Schlitz (Ecolo) est la première personnalité francophone politique à avoir été qualifiée de « woke » dans la presse écrite. C’était par Theo Francken (N-VA).© BELGA IMAGE

Généalogie d’un flou

Avant ça, aux Etats-Unis, l’appel de Martin Luther King a été reformulé au début des années 2010, et l’injonction à « rester éveillé » (« stay woke »), portée par certains défenseurs de mouvements comme Black Lives Matter ou MeToo, a été habilement renversée par la droite américaine. Sa charge inversée a pris une connotation dépréciative, jusqu’à, selon la théorie du « backlash » (le contrecoup), expliquer la droitisation du parti républicain et les succès électoraux de Donald Trump: les excès du wokisme auraient excédé de larges pans de la population blanche, révoltés par une agit-prop perçue comme moralisatrice. Les vrais racistes étant maintenant les jeunes antiracistes, et les vraies sexistes étant les nouvelles féministes, s’opposer à l’antiracisme et au féminisme militant dans les universités ne pourrait plus être dénoncé comme raciste ou sexiste.

Le mot neuf définirait alors une chose vieille, que le sociologue anglais Stanley Cohen avait, dès 1972, décrite comme une « panique morale », et qui, périodiquement, saisit l’opinion publique à partir d’incidents impliquant un groupe perçu comme une menace pour la société, par exemple une bagarre entre bandes d’adolescents anglais – c’était le cas qu’étudia Cohen – ou du chambard politique sur des campus.

Justifiée par la sociologie électorale ou pas, la grenade politique était armée. Sans que personne ne dût désormais le définir mais alors que chacun savait que c’était très mal, le wokisme agirait avec la redoutable efficacité, cette fois de la droite vers la gauche, de l’incrimination de fascisme. Le vilain facho étant jadis la personne avec qui je n’étais pas d’accord et qui se trouvait moins à gauche que moi, le méchant woke serait désormais celui qui ne pensait pas comme moi tout en étant plus à droite.

« Panique identitaire »

La cargaison traversa rapidement l’Atlantique, vers une France jamais si avide de dénoncer les exportations anglo-saxonnes que lorsqu’elle importe elle-même les polémiques américaines. La dénonciation du wokisme, décrit sur les deux continents comme une terreur frappant campus et médias étatsuniens s’agrémente alors d’une connotation encore plus disqualifiante, l’anglicisme officialisant, en quelque sorte, l’extranéité du mouvement. En France, un adversaire semble toujours beaucoup plus dangereux quand il a l’air américain. La panique morale à la française se lesterait d’une dimension identitaire, et le combat contre le « mouvement woke » – dont personne en France ne se revendique – se rapprocherait ainsi de ce que l’anthropologue Régis Meyran qualifie de « panique identitaire », définie dans un essai publié le 5 janvier (Obsessions identitaires, éd. Textuel, 144 p.) comme « une peur collective de l’effondrement de la société ou de la civilisation, fondée sur un récit exagéré ou faux, viral et volatil, structuré par des politiques et des médias, qui met en scène un affrontement imaginaire entre membres de l’identité nationale et un ennemi prototypique ».

C’est en cet état que la notion de wokisme est apparue en Belgique francophone. Son arrivée, puis sa popularisation dans la presse illustrent cette double parenté. La première occurrence médiatique du terme, dans un article de Focus Vif d’août 2020, évoque les réticences d’une chanteuse britannique, Lianne La Havas, à s’associer à la dénonciation du manque de diversité chez les lauréats des Brit Awards. « Pas très « woke », Lianne La Havas? », demande alors notre confrère.

Mais le wokisme de chez nous n’allait pas rester cantonné aux magazines culturels ni aux chanteuses anglaises. La deuxième mention dans la presse francophone, le 13 février 2021, serait attribuée à Nadia Geerts, professeure de philosophie ayant quitté l’enseignement supérieur, s’y sentant menacée pour ses positions laïques. Elle emploierait le terme dans deux autres interviews postérieures, et serait la première à politiser le terme dans nos médias, avant même d’être engagée par le Mouvement réformateur. L’essayiste belge inaugurait un chapelet d’intervenants français très remontés (Manuel Valls, Laurent Alexandre, Eugénie Bastié, Jean Birnbaum, Nathalie Heinich, Richard Malka, Jean-François Kahn, Tristane Banon, Jean-Marie Guéhenno, Jérôme Fourquet), deux Flamands (Sven Mary et Mark Elchardus) qui ne l’étaient pas moins, et un Américain (Francis Fukuyama) qui l’était avant tous les autres réunis.

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Première flamande

La première politique à s’y voir associée est la ministre régionale Hilde Crevits (CD&V), dont La Libre dira, le 19 mai 2021, qu’elle avait été « emportée par la vague woke » après avoir dû dépublier une photographie sur laquelle elle indiquait se régaler de friandises appelées « tétons de négresses ».

Mais la Flandre a suivi son propre chemin, plus rapide car sans escale française, pour adopter le qualificatif.

Ce n’est qu’après la rentrée que Georges-Louis Bouchez le vulgarisera en Wallonie et à Bruxelles, défini dans L’Avenir, le 27 novembre 2021, comme une vision « du monde qui culpabilise, qui considère que l’homme blanc est responsable de tous les maux de l’humanité ». Le président réformateur, très attentif aux engagements sur les réseaux sociaux et très friand de politique française, avait testé le coup en sponsorisant sur les réseaux un extrait de son discours prononcé au congrès des 175 ans du Parti libéral, le 22 octobre dernier. Il y avait décrit une liberté « menacée par toute une série de théories que certains regroupent sous le terme de « wokisme » ». « Le nombre de gens qui m’ont félicité pour avoir osé en parler m’a surpris. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes se politisent sur ces questions, l’histoire coloniale, la place des femmes, les quotas, etc., dans un sens comme dans l’autre. C’est presque un nouveau clivage, entre la droite et le wokisme, considère-t-il. Lui, il a choisi son camp. Celui de ceux qui dénoncent le danger woke à l’ombre de Martin Luther King.

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