Ledy Broeckx © .

Les enfants de la collaboration: « Mon père était quelqu’un de bien. Trop bien pour ce monde » (1/2)

Jeroen De Preter Rédacteur Knack

Heili Verstraete et Ledy Broeckx, toutes deux âgées de 72 ans, font partie des quatorze témoins qui racontent leur histoire dans « Kinderen van de collaboratie » (Les enfants de la collaboration), une nouvelle série en six épisodes qui commence la semaine prochaine sur Canvas.

Ce sont les histoires d’un passé noir. Comment il retentit encore aujourd’hui, et comment il divise. Comment il a fait de Verstraete une chercheuse de gauche, et de Broeckx une activiste de la droite racidale. Nos confrères de Knack leur ont donné la parole, à commencer par Ledy Broeckx.

LEDY BROECKX (fille d’Albert Broeckx)

« Il était trop bon pour ce monde »

D’abord, elle avait dit non. Coopérer à un documentaire sur la collaboration ? En plus, réalisé par des journalistes de la VRT ? Ledy Broeckx n’en avait aucune envie. « J’ai une aversion pour les journalistes », dit-elle. « Et certainement pour les journalistes de la VRT. C’était donc non. Pas question. »

Pour convaincre Broeckx de témoigner, il a fallu un bel effort. « Finalement, j’ai été convaincue par une employée de la VRT. Elle m’a demandé pourquoi les spectateurs ne pouvaient connaître mes idées sur cette question. Je lui ai dit qu’en soi cela ne me posait certainement pas de problème. Pourquoi cela serait-il le cas ? Je n’ai jamais caché mes idées. Mon problème, c’est que les journalistes ont toujours tendance à détourner ce qu’on dit. Finalement, ils m’ont promis que je pouvais voir la série à l’avance. Ils ont tenu cette promesse et je dois dire qu’ils ont bien fait ça. C’est une série objective. Ce que je dis devant la caméra, je l’ai vraiment dit. Je sais que certaines personnes s’en offusqueront, mais je m’en moque complètement. Je ne l’ai jamais fait. Je n’ai aucune raison de me cacher. »

Que Ledy Broeckx ait des opinions assez prononcées – pour le dire avec un euphémisme – n’étonnera guère tous ceux qui sont un peu familiers du milieu flamand radical nationaliste. Pendant des décennies, Ledy Broeckx a été membre de l’Alliance de la Jeunesse nationale flamande (VNJ). Au début du siècle, elle a cofondé la Veillée de l’Yser, une dissidence du groupement radical-flamingant du pèlerinage de l’Yser que certains trouvent beaucoup trop à gauche. Elle a également fait de la politique pour le Vlaams Blok/Vlaams Belang pendant des années.

Il ne faut pas chercher loin la source de ce grand engagement. « C’est dans la famille », dit-elle. « Tous des noirs. Ou presque. (NDLR: terme utiliser pour désigner les collaborateurs) ».

Ledy Broeckx est la fille d’Albert Broeckx. Pendant la guerre, il était membre de la Garde flamande (Vlaamse wacht), une milice qui devait surveiller les usines flamandes et qui est rapidement devenue un département d’aide local de la Wehrmacht allemande. Quatre de ses frères ont combattu sur le Front de l’Est, l’un d’entre eux est mort sur le champ de bataille de Krasny Bor, près de Leningrad.

« Après la guerre, mon père a été emprisonné pendant cinq ans », raconte-t-elle. « Il était à Beverlo, avec ses trois frères. Ils adorent parler de cette période. Je me souviens d’un Noël à la maison, je devais avoir neuf ans. Après le repas, tous les enfants allaient jouer dehors, sauf moi. Je savais qu’avec les bouteilles de schnaps et d’Elixir d’Anvers, les histoires viendraient. Des histoires magnifiques et intrigantes sur la guerre, le front et leur temps en prison. Quand ils en parlaient, on aurait dit qu’ils avaient été à la foire. (après un silence) À mes yeux, ils étaient des héros. Et au fond, ils le sont restés pour moi. »

« Moscou ou Rome »

Pendant ces réunions, il y avait un détail non dénué d’importance qu’on n’abordait jamais. Le père Broeckx avait aussi un frère qui ne collaborait pas. D’après ses dires, sa fille avait onze ans quand elle a appris son existence. « C’était aux noces d’or de mes grands-parents. Je jouais avec les autres enfants quand l’un d’entre eux a dit : ‘Regarde, voilà ton oncle Jan. » Quand j’ai demandé des explications à mon père, il m’a dit qu’il n’y avait pas d’oncle Jan. Alors qu’en réalité c’était son frère aîné. Après coup, j’ai appris qu’oncle Jan avait participé activement à la répression. Pire encore : il a participé – armé – à l’arrestation de sa propre soeur, qui était membre des Dietsche Meisjesscharen. Ils ne se sont jamais réconciliés. Mais savez-vous la meilleure ? Bien plus tard, j’ai rencontré trois femmes aux congrès du Vlaams Blok. Elles m’ont demandé si j’étais aussi une Broeckx. Il s’est avéré que c’étaient trois filles de notre oncle Jan. Elles avaient fondé une section Vlaams Blok à Maaseik et à Dilsen. (rires) N’est-ce pas fantastique ? »

Pour Broeckx, c’est clair. Son père collaborait, tout comme ses frères, par idéalisme. « Ils étaient très flamingants. Et très fort anti-Belgique. À cela s’ajoutait qu’ils allaient au Collège des Kruisheren à (collège des Croises) à Maaseik. Là-bas, les pères appelaient à lutter contre le communisme impie. C’était, comme on disait à l’époque, ‘Moscou ou Rome’. »

Et le Führer en Allemagne? D’après Ledy Broeckx, il n’avait pas grand-chose à voir avec tout ça. « Les membres de ma famille ont collaboré parce qu’ils croyaient que cela rapporterait quelque chose à la Flandre. À leur place, j’aurai fait exactement la même chose. Je me ficherais comme d’une guigne si pour cela je devais conclure un pacte avec l’Allemagne et pour ma part même avec le diable. Ce qui compte c’est l’indépendance de la Flandre. C’était également le cas de mon père. Il était très flamingant, mais absolument pas bien disposé vis-à-vis de l’Allemagne. J’en suis certaine. Un jour – j’avais environ seize ans, j’étais encore jeune et étourdie – j’ai acheté une épingle surmontée d’une croix gammée en argent au Beest (le surnom du café nationaliste flamand De Leeuw van Vlaanderen à Anvers, NDLR). Quand mon père l’a découvert, il était en rage. « Qu’est-ce que c’est que ça », a-t-il demandé. Mon père, qui était toujours doux, était hors de lui. « Tu trahis ton peuple. Nous sommes des Flamands, non des Allemands. » Je ne vais pas prétendre qu’il n’y avait pas de collaborateurs germanophiles. Il y en avait, mais c’étaient des exceptions. Au Maartensfonds, il y avait un homme comme ça, entre-temps il a dépassé les nonante ans. Un jour, j’ai été chez lui. Quand on va dans son salon, on passe devant une photo géante d’Hitler. C’est-à-dire : on ne passe qu’à condition de le saluer (tend le bras droit). Il me racontait qu’à l’époque, la gendarmerie venait souvent le voir. Et qu’il demandait à ces gendarmes de saluer la photo. ‘Et ils le faisaient’, dit-il. »

Fière

La série de Canvas montre que beaucoup d’enfants de la collaboration ont souffert du passé de guerre de leur père et/ou mère. Dans certains cas, ils étaient victimes de pauvreté ou d’exclusion, aujourd’hui, un certain nombre de témoins ressentent toujours de la honte.

Ledy Broeckx raconte que dans son cas, elle n’a pas trop souffert. « Quand mon père était emprisonné, ma mère a eu un job auprès du grand patron de la Banque Nationale à Anvers. Elle devait s’occuper des enfants. C’était une famille de véritables fransquillons, qui savait que notre père était un noir. Pourtant, ils se sont bien occupés de nous. Ainsi, ils m’ont offert mon premier maillot de bain. Évidemment, on me regardait parfois de travers. J’allais à l’école à Sainte-Agnès à Borgerhout, chez les Ursulines. Un jour, la mère supérieure est entrée dans la classe avec un paquet d’enveloppes. Toutes les élèves ont reçu une enveloppe. Sauf moi. Quand j’ai demandé pourquoi, elle m’a dit : ‘Pour vous, il n’y en a pas, car votre père est un noir.’ Après des enfants m’ont demandé si mon père était « un nègre ». Je suis rentrée chez moi en pleurant. Le soir, mon père m’a parlé des noirs et des blancs. Le lendemain, je suis retournée à l’école fière comme Artaban. »

Cette fierté n’a jamais disparu. « Mon père était quelqu’un de bien. Trop bien pour ce monde, au fond. Quand il était membre de la Vlaamse Wacht, il n’a jamais tiré. « On ne tire pas sur les gens », trouvait-il. On a d’ailleurs tiré sur lui pendant la guerre. Un blanc. Il savait qui était le coupable, mais il n’a jamais voulu me le dire, alors que je voulais absolument le savoir. « C’est passé », disait-il. « Laisse ça tranquille. »

Ledy Broecks dit que son père n’a jamais été antisémite. Selon elle, on ne parlait même jamais de juifs à la maison, encore moins de l’Holocauste. « Les simples soldats n’en savaient rien », dit-elle.

Bruno De Wever

Cela nous amène à un autre sujet délicat: le négationnisme. Ledy Broeckx dit qu’elle a lu les publications de Vrij Historisch Onderzoek, un projet révisionniste lancé par le négationniste Siegfried Verbeke. Elle a également lu le livre « Six millions de morts. Le sont-ils réellement ? », un classique du genre. Elle n’ose pas formuler de réponse à la question posée par ce livre. « Mais j’ose dire que la loi sur le négationnisme me pose problème. Depuis cette loi, je ne peux même pas dire que je le mets en doute. Je ne comprends pas. »

Ces dernières années, Ledy Broeckx lisait tout ce qui lui tombait sous la main sur la Seconde Guerre mondiale. Quitte à en être agacée. Ainsi, il y a le travail de Bruno De Wever, un historien éminent du Mouvement flamand qu’elle ne connaît que trop bien. « Au VNJ, j’étais cheffe de Bruno et de son frère Bart. Leur père Rik a été secrétaire du VNJ. La famille De Wever vivait aussi au-dessus de la salle de réunion VNJ, au deuxième étage. Avec Bruno, nous avons eu une très lourde altercation. C’était à propos de son premier livre (‘Oostfronters. Vlamingen in het Vlaams Legioen en de Waffen SS’ de 1984, NLDR). Les combattants du Front l’Est du Sint-Maartensfonds, qui se réunissaient tous les premiers vendredi du mois dans les locaux du VNJ, ont constaté que le livre était plein de mensonges et d’erreurs et ont invité Bruno à venir parler du livre. Ils s’en sont bien pris à lui. »

Applaudissements

Retour au documentaire. Ledy Broeckx déclare qu’il y a beaucoup de témoins, interrogés dans le cadre de l’émission, qu’elle ne comprend pas. « Pour moi, ils pensent ce qu’ils veulent. Évidemment. Mais de là à avoir honte, et reprocher toutes sortes de choses à ses parents? Non, ça je ne comprends pas. »

Elle-même continuera à défendre et même chérir la collaboration jusqu’à son dernier souffle, comme si c’était un bien précieux de l’héritage familial. « Entre-temps, mon père et ses frères sont tous décédés. Il n’y a plus qu’une soeur qui est encore en vie. Aujourd’hui, elle a 93 ou 94 ans, elle a aussi été en prison. L’année passée, je l’ai vue à une réunion de famille. Nous étions une trentaine, assis à une longue table. Ma tante, qui a toujours été ma tante préférée, était assise à côté de moi. Jusqu’à ce que tout à coup, elle se lève et se mette à chanter. Après la première strophe, elle s’est arrêtée, elle m’a regardée et elle a dit : ‘Dis, Ledy, toi aussi, tu connais non ?’ Je me suis levée et j’ai chanté avec elle. On a eu droit à des applaudissements frénétiques de la part de toute l’assistance. (songeuse) Il y avait longtemps que je n’avais plus été aussi fière. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire