© DR

Le Vif/L’Express exhume les registres de condoléances des drames et deuils qui ont frappé le pays

Le Vif

Attentats, catastrophes, décès de personnalités… Les registres de condoléances accompagnent les drames et deuils qui frappent le pays. Puis ils disparaissent des esprits. Le Vif/L’Express les exhume.

Avec leurs messages récoltés au coeur même de la douleur, les registres de condoléances révèlent l’âme de la nation. Impossible de savoir avec certitude quand le premier  » officiel  » a été ouvert à la population. Beaucoup penchent pour celui mis à la disposition des Belges à l’occasion de la mort du roi Baudouin, en 1993. Mais aujourd’hui, proposer aux citoyens qui veulent honorer la mémoire de victimes de laisser une trace est presque devenu une évidence. Et gare à l’administration communale qui l’omettrait. Les citoyens veillent. Comme à Profondeville, après les attentats du 22 mars dernier : deux personnes, voyant que leurs autorités locales n’avaient rien prévu, ont utilisé un simple cahier d’écolier pour y recueillir, eux-mêmes, les messages des habitants. Avant que la commune, à la suite de leur demande, n’en ouvre un quelques jours plus tard.

C’est que, selon Bernard Rimé, docteur en psychologie, professeur émérite à l’UCL et spécialiste des émotions collectives (1), les registres de condoléances sont » un phénomène lié au partage des émotions. En général, ça se fait oralement, avec des proches. Ici, les gens se tournent vers l’écriture, dans un cadre très formel. Du coup, on réfléchit peut-être plus au contenu. Je pense aussi que les gens font cette démarche car ça leur donne de la valeur. On est fier de soi, on se donne un rôle qui accompagne un événement social important. Ce n’est pas du narcissisme, mais plutôt un travail d’autovalorisation comme on le fait tous.  »

La tenue des registres n’est liée à aucune règle précise. Le choix est laissé à la discrétion de l’autorité communale. C’est de la responsabilité du bourgmestre, le plus souvent avec l’aval du collège.  » C’est lié au ressenti qu’il peut y avoir au niveau de la ville, explique Laurence Comminette, porte-parole de Willy Demeyer (PS), mayeur de Liège. La commune est obligatoirement au contact des citoyens. Le bourgmestre doit être à l’écoute des réactions et de l’émotion des habitants. Donc, lors de drames, on observe et on fait une analyse au cas par cas.  »

A Liège, l'explosion de la rue Léopold a incité nombre de Liégeois au recueillement.
A Liège, l’explosion de la rue Léopold a incité nombre de Liégeois au recueillement.© BRUNO DEVOGHEL/PHOTO NEWS

Pour Bernard Rimé, ces réactions diffèrent, selon qu’il s’agisse d’une catastrophe ou de la disparition d’une personnalité :  » Lors d’un deuil, on est entouré de son groupe social, famille ou amis, avec lequel on partage cette épreuve. Mais quand c’est une personnalité avec laquelle on considère avoir un lien symbolique, comme un chef d’Etat, le deuil devient totalement anonyme. On se retrouve donc seul avec notre lien qui s’est brisé. Signer le registre est alors une façon de proclamer ce lien. En cas d’attentat, on s’attache plus à la symbolique de l’événement, à ce qu’il représente. Dans les messages, on décrit ce que la disparition de ces victimes innocentes représente pour nous, ce que nous sommes en train de perdre avec elles. Et, surtout, on participe à la représentation que la société construit autour de ces personnes. Elles vont être héroïsées. Ecrire dans le registre, c’est apporter sa pierre à la construction de cette représentation.  »

Signer, et après ?

Que deviennent les registres, une fois remplis ?  » Logiquement, ils n’arrivent jamais aux archives, indique Frédéric Boquet, archiviste en chef de la Ville de Bruxelles. Car soit le registre est ouvert dans le cadre d’un décès de personnalité publique, et il est alors transmis à la famille, soit il fait suite à une catastrophe et il est alors envoyé à la commune où celle-ci a eu lieu.  » Commune qui souvent se charge de compiler les messages des registres, avant d’en envoyer une copie aux familles des victimes. Et de conserver les originaux, quelque part dans une armoire.

Après les attentats du 22 mars, la Ville de Bruxelles a reçu 34 registres, soit l’équivalent de 21 kilos de condoléances : 32 provenaient de Belgique (32 sur 589 communes…), les deux derniers de… Belfast, avec plus de messages que certains de leurs homologues belges. Exceptionnellement, ces témoignages, en plus des lettres laissées place de la Bourse et dans la station Maelbeek, seront conservés aux Archives de la Ville. Sans pour autant qu’on puisse librement les consulter. Pour les registres liés au décès d’un membre de la famille royale, les registres de condoléances sont soumis à la règle générale de consultabilité, fixée à cinquante ans. Passé ce délai, le contenu sera régi par la législation en matière de protection des données à caractère personnel. Une recherche des auteurs des messages pourra s’avérer nécessaire, afin d’obtenir leur accord préalable pour que tout citoyen en faisant la demande puisse compulser les pages d’hommages.

Privés ou pas ?

Pour les autres registres, la question n’est pas tranchée. Aux Archives de Bruxelles, les messages récoltés à la Bourse et à Maelbeek vont être numérisés, par souci de préservation et avec le projet de les publier sur Internet. Mais doivent-ils être considérés comme privés ou pas ?  » On est un peu dans un statut juridique à définir, relève Frédéric Boquet. Pour l’instant, on envisage de mettre ces messages-là en ligne, dans la mesure où ils ont été déposés sur une place publique et qu’on a très vite précisé que la Ville allait les conserver.  » Et les registres de condoléances d’après-22 mars ? Ceux qui les ont signés avaient eux-mêmes la possibilité de lire les noms des précédents signataires :  » On ne les a pas prévenus que leurs messages pouvaient se retrouver en ligne, précise l’archiviste bruxellois. Donc les registres seront numérisés, mais uniquement consultables chez nous.  »

Aux Archives de Bruxelles, les messages récoltés à la Bourse et à Maelbeek seront numérisés et - une première - gardés.
Aux Archives de Bruxelles, les messages récoltés à la Bourse et à Maelbeek seront numérisés et – une première – gardés.© DEBBY TERMONIA POUR LE VIF/L’EXPRESS

A Liège, cette consultation ne semble pas impossible non plus. Une demande formelle devrait être soumise au collège, qui l’analyserait en fonction du motif, mais a priori  » il n’y aurait pas de raison de dire non « , selon Laurence Comminette.

Si semblables et si différents

En attendant, nous en avons consulté plusieurs. Dans les registres de condoléances liégeois, peu de messages non signés, comparé à ceux ouverts dans d’autres villes. Pour la porte-parole de Willy Demeyer,  » Liège est une espèce de village, tout le monde connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un… Chaque Liégeois en a été d’autant plus marqué par ces drames. La fusillade du 13 décembre 2011, place Saint-Lambert, comme l’explosion de gaz rue Léopold, le 27 janvier 2010, sont restés des traumatismes pour les habitants.  »

Dans le registre lié à la fusillade de la place Saint-Lambert (288 pages), beaucoup de mots adressés directement à des victimes, comme ceux de ce parent ayant perdu un enfant :  » Mon fils, tu as été et tu seras toujours mon héros. Je t’aime de tout mon coeur, jamais je ne t’oublierai. Veille sur nous, Dieu est avec nous ! Tu m’as sauvé la vie. Je t’aime. Papa et tes soeurs t’aiment.  » Le tout assorti d’un coeur. Le personnel communal a relu tous les messages, y compris ceux laissés en ligne, avant de faire des copies pour les familles en ayant supprimé les paroles blessantes.  » Il n’y en avait pas beaucoup « , précise Laurence Comminette.

Des propos indélicats, il y en a eu dans les messages laissés, à la Bourse, à Bruxelles, après le 22 mars.  » On n’était pas loin du  »Bien fait pour vous ! » « , résume Frédéric Boquet. Dans le registre ouvert à Namur, quelqu’un a écrit :  » Une Europe sans mosquées, une Europe en paix.  » Signé : Victor Hugo. Mais l’écrasante majorité sont des témoignages de condoléances, d’excuses (émanant de musulmans) et de condamnation de crimes commis au nom d’une foi ( » La bêtise humaine n’a pas de limite. La guerre de religion n’a plus de raison « ,  » La bêtise n’est pas une religion « ).

La commune de Halle a également conservé le registre ouvert après la catastrophe ferroviaire de Buizingen, le 15 février 2010. Outre les condoléances et pensées aux familles des victimes, on retrouve plusieurs messages de reproche, parfois virulents. Comme  » C’est une catastrophe qui n’aurait jamais dû arriver. Quant aux responsables, ils devraient moins dépenser d’euros en renouvellement des gares […] mais dépenser plus en sécurité du rail. Que les morts des pauvres victimes pèsent le plus lourd possible sur leur conscience.  »

Ecrits rassemblés à la suite des attentats bruxellois.
Ecrits rassemblés à la suite des attentats bruxellois.© DEBBY TERMONIA POUR LE VIF/L’EXPRESS

Certains messages couvrent une page entière, d’autres sont serrés dans un coin, juste une ligne, juste un nom et une signature. Beaucoup de signes d’enfants aussi : des dessins, des tournures de phrases maladroites (pour Buizingen :  » Je trouve ça pas juste. Et très grave « ).

L’injustice, le fil rouge

Pas juste. Ce sentiment revient dans presque tous les registres :  » Mon coeur saigne devant tant d’injustice  » est un message récurrent. Le révolté  » Plus jamais ça !  » aussi. Vient ensuite la désolation. Beaucoup de  » Pourquoi ?  » Pourquoi la barbarie, pourquoi la stupidité, pourquoi la cruauté gratuite, pourquoi cela a-t-il pu arriver ?

Textes impeccables ou avec fautes d’orthographe, calligraphie soignée ou écriture illisible, syntaxe parfaite ou grammaire approximative, en français, néerlandais, anglais ou espagnol : c’est le même esprit dans tous les registres. C’est l’expression de la douleur de la perte, de l’horreur de l’attaque, la cruauté du destin, la colère, le désarroi… Mais surtout la solidarité avec les familles, les remerciements aux services de secours, les encouragements aux survivants et, souvent, la résolution, la volonté de continuer à vivre et parfois l’encouragement à profiter de cette vie. En témoigne ce  » Pour vous tous tombés à Bruxelles ce 22 mars, nous allons prier, nous allons pleurer, mais aussi nous allons rire, chanter et bâtir ce monde meilleur que vous auriez voulu. « .

Certains registres renferment peut-être donc toute l’âme d’un pays.

(1) Auteur du Partage social des émotions, Presses universitaires de France, 2009, 448 p.

Condoléances 2.0

Le deuil n’est pas épargné par le succès d’Internet et des réseaux sociaux. De nombreux sites proposent aujourd’hui l’ouverture d’un registre de condoléances en ligne.

Cette pratique a débuté dès les années 90, sans doute aux Etats-Unis même s’il est difficile de déterminer son origine précise. Beaucoup de ces plateformes sont liées de près ou de loin à des services spécialisés dans le funéraire, comme dansnospensees.be qui appartient à DELA. Mais les professionnels du secteur ne sont pas les seuls à surfer sur la tendance. Le site inmemoriam.be a été créé par Mediahuis, la société éditrice des journaux De Standaard et Het Nieuwsblad (entre autres).

Si les condoléances envoyées aux  »anonymes » sont fréquentes sur Internet, on retrouve aussi des messages adressés aux célébrités décédées ou liés à des tragédies. Le site espagnol rememori.com par exemple, propose de rendre hommage aux pompiers du 11 septembre ou aux migrants morts en Méditerranée. Chez nous, ce sont bien sûr les attentats du 22 mars qui ont suscité des témoignages de soutien. Le « webregistre » ouvert par le SPF Affaires étrangères a récolté environ 3.600 messages. Lors de drames nationaux, beaucoup de sites mettent d’eux-mêmes un espace de condoléances à la disposition des internautes. Pour Marysia Kluppels, porte-parole de DELA, c’est une façon d’offrir à la population un maximum de possibilités de rendre hommage aux disparus. D’autres, comme Michel Smeets, co-fondateur d’Enaos, refusent cette pratique : « On considère que ce serait une publicité un peu tapageuse. On ne se substitue jamais aux familles, les espaces sont toujours créés par ou en accord avec elles. Même pour les victimes d’attentats. »

Adieu le papier ?

Sur les réseaux sociaux, seul Facebook propose de transformer le profil d’une personne décédée en page de commémoration ouverte aux messages. Si l’utilisateur n’a pas fait lui-même la requête de son vivant, ses proches peuvent envoyer une demande à Facebook après le décès. La mention « En souvenir de » apparaît alors à côté du nom.

Internet est donc devenu peu à peu un registre de condoléances géant. Peut-on conclure pour autant que les registres en ligne dépasseront bientôt la version papier ? Les avis des professionnels divergent. Pour Michel Smeets le site est plutôt un complément et écrire dans l’un n’empêche pas d’écrire dans l’autre. Du côté de la Fédération Wallonne des Entrepreneurs de Pompes Funèbres, la possibilité est concevable, à terme. Mais ce n’est pas encore le cas pour l’instant. Chez DELA en revanche, pas de doute : « Les registres de condoléances sur Internet peuvent surpasser les registres papier, estime Marysia Kluppels. Pas encore maintenant, mais dans 5 ans…Ces cimetières virtuels se développeront pour devenir des sortes de Facebook post-mortem où on retracera la vie du défunt en photos, films, textes et moments importants de son existence. » En outre de plus en plus de funérariums proposent aux visiteurs d’écrire leurs messages sur une tablette installée à l’entrée du salon mortuaire. Une tendance qui devrait prendre de l’ampleur à l’avenir. Et laisse présager que l’avenir des condoléances passera bien par le numérique.

Par Emily Yousfi. Photos : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire