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Le saboteur de Doel travaille-t-il toujours dans la centrale nucléaire ?

Erik Raspoet Journaliste Knack

Cinq ans après le sabotage de Doel 4, il n’y a toujours pas le moindre suspect en vue. Une impasse qui a poussé la police et le parquet à lancer un nouvel appel à témoin autour de ce mystérieux sabotage. Dans la foulée, VTM signale que deux autres incidents, qui eux aussi avaient perturbé le fonctionnement de la centrale, avaient déjà eu lieu quelque temps auparavant. Il est possible que l’auteur rode toujours au sein de la centrale nucléaire. Le magazine Knack revient sur cette enquête qui n’a toujours pas abouti.

Cinq ans plus tard, le mystère demeure : qui a saboté la turbine à vapeur de Doel 4 le 5 août 2014 ? Une question auquel personne n’a encore trouvé de réponse. Pourtant ce sabotage avait entraîné le démantèlement complet de la turbine de 1500 tonnes, une blague qui avait couté la bagatelle de 30 millions. En outre, l’arrêt de la centrale avait fait perdre plus de 100 millions d’euros à son propriétaire, Engie Electrabel. Doel 4, d’une capacité de 1039 mégawatts et le plus grand des 7 réacteurs nucléaires belges, n’avait pu à nouveau fournir de l’électricité que fin décembre 2014.

Il n’est pas exagéré de dire qu’il s’agissait là du plus grand sabotage industriel de l’histoire de l’après-guerre en Belgique. Il est donc logique que le parquet fédéral, responsable des dossiers nucléaires, ait mis tout en oeuvre pour tenter d’appréhender le coupable.

Les enquêteurs, et les experts d’Engie Electrabel et de L’Agence fédérale de Contrôle nucléaire (AFCN) penchent pour une piste en interne. Le sabotage a consisté à ouvrir une soupape de sécurité dans un espace clos dans l’immense salle des turbines. Cela a libéré plus de 65 000 litres d’huile qui se sont écoulés très rapidement par une valve décharge. Bien que le réacteur ait été immédiatement mis à l’arrêt, cela n’a pas empêché un désastre: n’étant plus lubrifié, l’axe central de 50 mètres de long de la turbine à vapeur a surchauffé. Ce qui a entrainé la fonte des roulements de cette même turbine. On va presque immédiatement exclure un défaut technique ou une erreur humaine. L’auteur, qui savait clairement que l’endroit était hors du champ des caméras, avait pris soin de sectionner au préalable une chaîne avec un cadenas. Après avoir ouvert la vanne, il a positionné la tige de la soupape de façon à ce qu’elle semble être en position fermée en cas contrôle visuel superficiel. Ce qui a induit les opérateurs et les techniciens en erreur lorsque, dans l’urgence, ils ont dû chercher la cause de la baisse rapide du niveau d’huile.

Détecteur de mensonges

À première vue, l’enquête ne s’annonçait donc pas trop complexe. Seule une soixantaine d’employés auraient pu accéder à ce réservoir. En plus du personnel Engie Electrabel, on retrouve des techniciens de sous-traitants tels qu’Alstom, Siemens et Vinçotte, ainsi que du personnel de sociétés de sécurité et de maintenance. Il ne s’agissait donc pas de chercher une aiguille dans une botte de foin, d’autant plus qu’un grand nombre des personnes présentes ont rapidement été écartées comme potentiel coupable. Fin décembre 2014, dans son JT, VTM indiquait ainsi que seules trente personnes faisaient encore l’objet d’une interdiction préventive d’accès aux centrales nucléaires.

Par ailleurs, dans le cadre de leurs recherches, les enquêteurs avaient à leur disposition une armada d’instruments à disposition. Cela allait du détecteur de mensonges à l’arsenal des techniques d’observation et d’information prévues par la loi sur les méthodes spéciales d’investigation (MOB). Malgré la débauche de moyens, les enquêteurs semblent pourtant être restés dans le flou le plus complet. A tel point que, fin 2016, divers médias vont rapporter que le parquet fédéral était sur le point de clore l’affaire en concluant que l’auteur était  » inconnu « . Engie Electrabel va néanmoins demander des travaux de recherches complémentaires, empêchant du même coup la fermeture de l’enquête. Il n’empêche que, cinq ans plus tard, nous n’en savons guère plus qu’en février 2015. L’enquête est toujours en cours et personne n’a été inculpé.

Comment est-ce possible pour une affaire de cette importance ? Il n’y a pas que les dommages économiques qui sont énormes. Bien que le sabotage ait eu lieu en dehors du bâtiment où se trouve le réacteur lui-même, cela n’a pas empêché d’ébranler la réputation d’Engie Electrabel en tant qu’opérateur nucléaire et, par extension, l’ensemble du secteur nucléaire belge.

Comme à chaque fois, le ministère public fédéral n’est guère prolixe sur le sujet.

« On ne communique pas sur une enquête en cours « , se borne ainsi à dire le porte-parole Eric Van Der Sypt, qui ne veut même pas dire s’il y a des avancées ou s’il existe une date butoir pour clore l’enquête. La discrétion est à ce point de mise qu’on ne confirme ni n’infirme qu’il s’agit bien d’un sabotage en interne. M. Van Der Sypt avance tout de même des circonstances atténuantes pour expliquer pourquoi cette enquête s’éternise. Il n’y a que de très rares preuves matérielles et presque aucun témoignage exploitable. L’enquête a aussi joué de malchance: l’un des principaux enquêteurs a eu une crise cardiaque l’an dernier ce qui a retardé d’autant l’enquête. Van Der Sypt lève cependant un petit coin du voile. « Qui a dit que nous n’avons pas de suspects? » demande-t-il de façon rhétorique. « Sauf qu’avoir des soupçons est une chose, en avoir la preuve en est une autre. »

Menace d’initiés

A l’Agence fédérale de Contrôle nucléaire (AFCN) on ne se montre pas plus bavard. La porte-parole Ines Venneman se contente de souligner une fois de plus que la sûreté nucléaire n’a jamais été menacée le 5 août 2014. Le fait que l’AFCN ait imposé une série de mesures de sécurité supplémentaires à Engie Electrabel immédiatement après l’incident n’est pas non plus une nouveauté. A Doel, comme à Tihange, des caméras supplémentaires ont été installées en masse. Des badges programmables garantissent désormais que seules les personnes autorisées ont accès à certains bâtiments ou installations. Dans de nombreuses centrales, le principe des quatre yeux s’applique aujourd’hui: les employés doivent toujours être accompagnés d’un collègue lorsqu’ils entrent dans le bâtiment où se trouve le réacteur, par exemple. Cela permet un contrôle mutuel. Il s’agit là de mesures visant à contrer les Insider threat, soit une menace malveillante adressée à une entreprise et émanant de personnes au sein de celle-ci, telles que des employés, anciens employés, sous-traitants ou partenaires commerciaux. Un terme qui inclut le sabotage ainsi que l’espionnage industriel.

C’est bien là un des seuls points positifs de cette affaire: le sabotage de Doel 4 a fait de l’AFCN un pionnier dans la lutte internationale contre ce danger. En mars, Bruxelles a ainsi accueilli le Insider Threat Mitigation symposium, une organisation conjointe de la AFCN et de son homologue américain, la National Nuclear Security Administration (NNSA). Deux cents experts de cinquante pays se sont réunis pendant trois jours avec pour intention principale un échange de bonnes pratiques si l’on en croit une circulaire de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Vingt-huit pays et Interpol se sont en effet engagés à lutter contre les menaces internes.

Que ce soit la Belgique qui ait accueilli ce congrès est un honneur quelque peu douteux. Aucun participant n’ignorait les raisons qui avaient poussé à son organisation. Le sabotage de Doel 4 reste en effet un cas très discuté dans le monde des opérateurs et des régulateurs nucléaires, un club relativement petit, mais très uni. Et cela n’a rien d’étonnant puisque ce qui s’est passé à Doel est un incident sans précédent.

La turbine de Doel
La turbine de Doel © Belga

Matthew Bunn, professeur à Harvard spécialisé dans des sujets tels que le vol nucléaire et le terrorisme, a mis notre pays au centre de son discours-programme. Plus surprenant : il n’a pas seulement parlé de la turbine à vapeur sabotée de Doel. Bunn semblait également préoccupé par le cas d’Ilyass Boughalab, un djihadiste de Lokeren parti combattre en Syrie, qui a été autorisé à inspecter les soudures, y compris dans les parties nucléaires, pendant trois ans pour le sous-traitant Vinçotte à Doel. On notera tout de même qu’on semblait satisfait de son travail et que c’est lui qui a démissionné en 2012. Ce n’est qu’après qu’il va se radicaliser et ne partira pour la Syrie qu’en 2014 où il va mourir en mars de cette même année. Ce qui ne l’empêchera pas d’être condamné par contumace à cinq ans de prison lors du procès Sharia4Belgium en 2015. Le fait que ce timing exclut tout lien avec le sabotage de Doel 4, n’empêchera pourtant pas Bunn de présenter les deux cas sur une seule et même diapositive.

L’AFCN souligne que le contrôle du personnel nucléaire est une priorité absolue. Les futurs employés sont systématiquement contrôlés par la police, la Sûreté de l’Etat, la Défense et L’Autorité Nationale de Sécurité (ANS). La même procédure s’applique à toute personne qui se voit accorder l’accès à une centrale. « Et nous ne nous limitons pas à ça », dit la porte-parole Venneman. « Nous travaillons actuellement à l’élaboration de nouvelles lignes directrices pour le suivi après-embauche. Nous voulons une sélection plus structurée et un meilleur suivi interne après l’embauche ».

Théories du complot

Tom Sauer, professeur de politique internationale et expert en sûreté nucléaire et désarmement à l’Université d’Anvers, animait lui le symposium. Il n’est pas surpris par les amalgames de collègues comme Bunn. « Pour de nombreux étrangers, le sabotage de Doel 4 est un acte de terrorisme », dit-il. Surtout en Amérique, personne n’en doute. J’étais au Sommet sur la sécurité nucléaire de 2016 à Washington, quelques jours après les attentats de Bruxelles. Tout le monde a immédiatement fait le lien avec Doel 4 et il y a eu beaucoup de spéculations à ce sujet dans les couloirs. Tout le monde pose les mêmes questions. Qui était le saboteur ? Et quel était son mobile ? Ces questions peuvent également être posées au pluriel, car il n’est pas exclu qu’il y ait eu plusieurs auteurs.

La très populaire théorie du terrorisme semble en effet logiquement s’inscrire dans la lignée des attaques terroristes, bien que la plupart des actions terroristes n’ont surgi qu’après le sabotage. Ainsi ce n’est qu’à partir du début de l’année 2015, et l’attaque de la rédaction de l’hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo que notre pays est tombé sous le joug de la radicalisation et de la menace du terrorisme. Lorsque la cellule terroriste à l’origine des attentats de Paris et de Bruxelles a été démantelée, il est apparu clairement que des personnalités comme Abdelhamid Abaaoud avaient un intérêt malsain pour les cibles nucléaires en Belgique et dans les pays voisins.

Sauer, lui penche plutôt pour une seconde théorie plus répandue dans la communauté nucléaire belge : il s’agirait d’un sabotage réalisé par un ou plusieurs employés frustrés de la centrale nucléaire. Les motifs du sabotage au travail ont été bien étudiés en criminologie. Ils vont de la vengeance à la cupidité, aux problèmes mentaux en passant, effectivement, par la radicalisation. Comme il n’y a rien qui indique qu’il s’agit des trois derniers motifs, il reste le mobile de la vengeance.

Quelqu’un a-t-il ouvert la vanne d’huile par frustration suite à une promotion manquée, un renvoi imminent ou un chef insupportable ?

Si les spéculations penchent spontanément pour des théories conspirationnistes, il ne faut pas perdre de vue le contexte du sabotage, soit celui dans lequel se trouvait l’industrie nucléaire belge à l’été 2014. Deux ans plus tôt, le gouvernement Di Rupo avait décidé, dans cadre de l’arrêt nucléaire prévu en 2003, de mettre définitivement Doel 1 et Doel 2 à l’arrêt dans le courant de 2015.

Le sabotage de Doel 4 était-il un moyen d’empêcher ce coup porté à l’industrie nucléaire et aux emplois connexes ? Les moyens d’action semblent absurdement radicaux, mais les tenants de cette théorie n’excluent pas la possibilité que les auteurs aient quelque peu sous-estimé les conséquences de leur intervention somme toute assez simpliste. Le fait que le sabotage ait eu lieu alors que les centrales de Doel 3 et Tihange 2 étaient elles aussi fermées depuis près de deux ans à cause de fissures doit aussi être pris en compte: la défaillance prolongée du plus grand réacteur belge ne pouvait que souligner le caractère indispensable de Doel 1 et Doel 2 si l’on voulait assurer l’approvisionnement en énergie du pays. « Cette théorie a été expliquée par quelqu’un du secteur pendant le symposium « , dit Sauer. « et elle n’était pas présentée comme une théorie du complot »

Epée de Damoclès

Et pour cause, Doel 1 et 2 sont toujours en activité. Fin 2015, le gouvernement Michel a décidé de prolonger de dix ans la durée de vie des deux réacteurs. « Cela n’avait pas grand-chose à voir avec le sabotage de Doel 4 « , explique pourtant Nele Scheerlinck, directrice de la communication de la centrale nucléaire de Doel. Cette décision a été motivée par des préoccupations concernant la sécurité de l’approvisionnement. À l’époque, il y avait de sérieux doutes quant à l’importation d’électricité étrangère pour compenser les éventuelles pénuries ». Saboter Doel 4 pour préserver l’avenir de l’industrie nucléaire belge ? Selon Scheerlinck, cette idée est par trop tirée par les cheveux. « Quiconque connaît un tant soit peu ce secteur sait à quel point l’industrie nucléaire belge est déjà suffisamment mal perçue. Surtout pour nos pays voisins, nous sommes les mauvais élèves, chaque petit incident à Doel ou Tihange est extrapolé. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le sabotage était le pire service qu’on pouvait nous rendre. Non seulement cela a coûté beaucoup d’argent, mais cela a durablement plombé la réputation d’Engie Electrabel. »

Scheerlinck confirme là ce que nous avons entendu de diverses sources: « le sabotage à Doel n’a pas encore été digéré. Un certain nombre d’employés sont partis pour échapper à l’atmosphère malsaine. Des mesures comme le principe des quatre yeux (Four Eyes) n’aident pas à une bonne atmosphère de travail. Tout comme l’interdiction des smartphones imposée par l’AFCN et contestée par les syndicats. « Cela rend aussi plus difficile la recherche de jeunes collaborateurs « , explique Scheerlinck.

Et puis il y a l’enquête judiciaire. Elle plane sur Doel comme une épée de Damoclès. « Une douzaine de nos propres employés souffrent encore de restrictions spéciales. Ils ne sont pas autorisés à pénétrer dans certaines parties de la centrale et, contrairement à leurs collègues, sont soumis en permanence à la règle des quatre yeux. Cela conduit à la frustration », admet Scheerlinck.

Quel est l’état d’avancement de l’enquête et surtout quand ces restrictions seront-elles levées ? Ce sont des questions qui reviennent à chaque comité d’entreprise ou lors de consultations informelles entre la direction et le personnel. « Malheureusement, nous ne pouvons pas donner de réponse. Bien qu’Engie Electrabel ait intenté une action en justice, nous en savons étonnamment peu sur le déroulement de l’enquête. En raison de toutes sortes de règles de confidentialité, nos avocats n’ont qu’un accès limité au dossier. Nous disposons seulement d’une liste d’employés qui n’ont pas encore été mis hors de cause. Nous l’obtenons par l’intermédiaire de la AFCN, mais elle vient du ministère public fédéral. Nous n’avons nous-mêmes rien à dire à ce sujet ».

Une chose qui conduit inévitablement à la conclusion que le ministère public fédéral n’exclut pas que le ou les saboteurs se promènent encore dans la centrale nucléaire de Doel. Scheerlinck est d’accord avec ce postulat, mais tient à nuancer. « Dans notre secteur, la sécurité ne dépend pas d’un individu, même s’il est mal intentionné. Screening, formation, contrôle interne, nos procédures sont constamment évaluées et adaptées. Nous avons un système robuste ».

Et pourtant, l’impensable s’est produit il y a cinq ans. Scheerlinck soupire profondément. « Croyez-moi », dit-elle. « Personne n’est plus intéressé à connaître la vérité qu’Engie Electrabel. Après tout, nous sommes la principale victime de cette histoire. »

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