« Le plus gros risque ? Que le système ne change pas »
L’ apparition d’une nouvelle dynamique citoyenne est saluée par trois politologues de l’UCL interrogés par Le Vif/ L’Express. Parce que le dégoût de la politique est un phénomène préoccupant auquel il faut apporter des réponses.
Min Reuchamps, Vincent Jacquet et Christoph Niessen, politologues à l’UCL, étudient les évolutions politiques en matière de participation citoyenne et de démocratie délibérative. A la demande du Vif/L’Express, ils situent la naissance d’Oxygène et les diverses velléités de créer des partis citoyens dans un contexte où le rejet de la politique n’a jamais été aussi important.
La création de nouveaux partis « citoyens » est devenue une tentation récurrente en Belgique francophone ces derniers mois. Le moment est-il propice ?
Vincent Jacquet : Nous vivons certainement une période particulière en Wallonie à la suite de l’affaire Publifin, comme ce fut le cas dans le passé après les affaires Agusta ou de la Carolo. Ces crises ponctuelles cristallisent une critique à l’égard du politique. En tant que politologues, nous constatons que ce dégoût des citoyens est une transformation significative sur le long terme, aussi bien en Belgique que dans l’ensemble des démocraties occidentales. Ces affaires fédèrent visiblement des frustrations qui sont bien plus larges. Par ailleurs, la volonté de fonder des parti dits » citoyens » est aussi une tendance lourde que l’on retrouve dans un certain nombre de pays, depuis vingt ou trente ans. De façon générale, au niveau de la rhétorique, toutes les offres politiques affirment d’ailleurs leur volonté de redevenir plus proches des citoyens. Dans les cas les plus extrêmes, les mouvements populistes opposent même les citoyens aux » élites « .
Créer un parti « citoyen », c’est aussi une façon de s’opposer à la professionnalisation de la politique. Y a-t-il de la place en Belgique pour un tel renouveau ?
Min Reuchamps : La dynamique de recomposition d’un paysage partisan est un phénomène particulier. Ce qui fait naître et disparaître des partis, ce sont des demandes sociales précises. Si on examine l’apparition des formations politiques existantes en Belgique, on se rend compte que toutes correspondaient à une attente particulière. L’exemple le plus évident : la fondation du Parti ouvrier de Belgique qui est né pour répondre à la volonté de créer un certain nombre de droits sociaux. Aujourd’hui, il y a une demande forte pour défendre des intérêts identifiés comme » citoyens « . La création d’un nouveau parti est une réponse possible, ce n’est pas la seule.
Vincent Jacquet : Derrière le label » citoyen » se retrouve une critique contre un personnel politique, accusé de ne pas refléter la majorité de la population. Ce qui est vrai : les parlements ne correspondent pas au profil sociologique de la population. Mais il y a aussi, sur le fond, une volonté de défendre des intérêts citoyens contre ceux défendus par les partis traditionnels.
Est-ce l’émergence d’un nouveau clivage sur la scène politique à côté de ceux que l’on connaissait traditionnellement : gauche – droite, laïques – confessionnels… ?
Min Reuchamps : Oui. C’est lié au monde tel qu’on le connaît qui est en même temps globalisé et très individualisé. Il y a une demande forte d’un retour vers soi-même, à la fois égoïste et très ouvert. Sur le mode de : » Il faut prendre soin de nous. » Cela vaut à l’encontre d’un personnel politique jugé déconnecté, mais aussi à l’égard d’un monde économique qui nous dépasse. Il y a deux façons de se réapproprier ce pouvoir de décision. D’une part, ce qu’on appelle la » démocratie d’élevage » : on joue dans le jeu tel qu’il existe, on accepte les institutions et on veut changer le système de l’intérieur. C’est dans ce cadre-là qu’il faut situer la création du parti Oxygène. L’autre approche, c’est la » démocratie sauvage » : on va plutôt tenter de mettre à mal le système pour le changer de l’extérieur.
Ce dégoût des citoyens est une transformation significative sur le long terme, en Belgique comme dans les autres démocraties occidentales
C’est la France insoumise, en somme ?
Min Reuchamps : D’une certaine façon, oui. Quand on est soi-même dans » l’élevage « , on aura tendance à dire que les » sauvages » ne sont pas légitimes. Mais les » sauvages » considèrent, pour leur part, que rien ne changera jamais si on ne bouscule pas le système. La question qui se pose avec la création d’un nouveau parti citoyen, c’est de savoir si, le jour où un tel parti décroche un élu, il gardera ce statut, cette soif de changement. Cela ne signifie pas pour autant que la demande n’est pas légitime.
Il y a une lame de fond citoyenne dans toute l’Europe : Cinque Stelle en Italie, Podemos et Ciudadanos en Espagne, En marche ! et La France insoumise en France… Avec des réalités différentes. Peut-on globaliser ce mouvement ?
Vincent Jacquet : Cela montre surtout que le label » citoyen » ne signifie pas grand-chose, il faut aller voir ce qui se cache derrière. Sous une même appellation, il y a des stratégies très différentes. En marche ! , par exemple, veut rassembler l’ensemble des citoyens au-delà des clivages gauche-droite, mais ne critique pas l’architecture politique actuelle de la Ve République. C’est très différent de listes qui prônent la participation citoyenne pour organiser différemment la politique et qui rejettent en bloc le système actuel. C’est une anecdote, mais elle est significative : récemment, une connaissance me parlait de la volonté de créer un groupement citoyen d’achats groupés dans une commune. L’instigateur a réussi à mettre une dizaine de personnes autour d’une table, mais tout a échoué quand les gens ont appris qu’il appartenait à Ecolo.
On veut laver plus blanc que blanc ?
Min Reuchamps : Cette anecdote est révélatrice d’une fracture importante. La science politique distingue la politique, qui est le jeu partisan, la scène du théâtre en quelque sorte, du politique, qui est le système organisant le vivre ensemble. On résume parfois trop le politique à la politique, dont on veut se débarrasser. La difficulté de ces nouveaux acteurs, c’est précisément de savoir où ils se situent. Toutes les mesures de gouvernance actuellement sur la table visent à changer l’organisation du politique, mais elles sont portées par la politique. Or, ce simple fait pourrait les discréditer.
C’est le rejet d’un entre-soi, de la politique où on se partage le gâteau des revenus…
Min Reuchamps : Avec des positions citoyennes qui ne sont pas non plus exemptes de paradoxe, cela dit. La plupart des gens rejettent aujourd’hui les cumuls, mais votent pour des cumulards. La plupart sont en faveur de la participation, mais ne s’engagent pas concrètement. Le nouveau parti Oxygène veut présenter des nouveaux venus, des » visages blancs « , mais des stratèges en politique leur conseilleraient de recruter des personnes connues comme des sportifs, des journalistes… Et, malheureusement, ils n’auraient sans doute pas tort, parce que des inconnus risquent de ne pas recueillir beaucoup de suffrages. Les gens ne sont peut-être pas encore prêts à changer le politique, à accepter une solution comme le tirage au sort citoyen, en vertu duquel chacun serait peut-être appelé à prendre ses responsabilités.
Mais peut-on dire qu’il y a, malgré tout, au sein des partis, une dynamique pour davantage de participation citoyenne ?
Min Reuchamps : Oui, mais cela se limite à la consultation des citoyens. Lorsqu’on fait le pas vers un tirage au sort décisionnel par exemple, ou que l’on propose l’idée d’une Chambre qui serait partiellement ou entièrement tirée au sort, les réactions sont bien plus mitigées, non seulement parmi les parlementaires existants, mais également parmi les citoyens.
Comment l’expliquer ?
Vincent Jacquet : Dans ma thèse de doctorat, j’ai interrogé de nombreux citoyens et, souvent, ils expriment un désir de renouveau. Mais lorsqu’on leur demande s’ils seraient d’accord que leur voisin prenne des décisions collectives, on constate un refus. Ils ne sont pas convaincus de la compétence citoyenne des autres et restent attachés à l’idée que les politiques professionnels seraient plus compétents, qu’ils auraient une vue plus globale. Même s’ils les critiquent. Cela montre bien que les citoyens sont complexes et ne sont pas forcément prêts à se passer d’une élite politique, de personnes dont c’est le métier et qui ont une expertise. A tort ou à raison.
On n’ arrivera jamais à mettre l’ensemble des citoyens d’accord, on n’ arrivera jamais à un système unique et unanime
Ces aspirations citoyennes à une transparence absolue, à dégager les corrompus, comportent-elles des dangers de dérives extrémistes ?
Min Reuchamps : Le système actuel ronronne. Personnellement, j’incline à dire que le plus gros risque serait qu’il reste en l’état parce que ce statu quo nourrit le discours affirmant qu’il fonctionne mal. Nous avons besoin de ce discours » plus blanc « . Faut-il craindre le populisme ? Bien sûr. Mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui, il faut davantage s’inquiéter du fait que l’on n’écoute pas plus les gens. Intégrer plus d’acteurs dans la boîte noire du politique serait une bonne chose. En outre, il y a un certain nombre de garde-fous, au-delà des politiques eux-mêmes : la magistrature, l’administration…
La création d’un nouveau parti comme Oxygène est-elle un aiguillon susceptible de réveiller un paysage francophone assez conservateur ?
Min Reuchamps : Absolument. La plupart des systèmes ont un penchant naturel à se protéger. Tout nouvel acteur peut amener une forme de progrès. Cette annonce est bienvenue car plus on tarde à prendre des risques, plus le système a tendance à s’encroûter davantage encore.
Vincent Jacquet : Derrière les nouveaux mécanismes citoyens qui apparaissent, on gardera par ailleurs toujours des oppositions. On n’arrivera jamais à mettre l’ensemble des citoyens d’accord, on n’arrivera jamais à un système unique et unanime. Certains citoyens ont l’impression que les clivages politiques ne sont que des oppositions de surface. Mais lorsqu’on les amène à discuter sur la question de l’immigration, par exemple, on se rend bien compte qu’ils ne sont pas d’accord, qu’une thématique aussi complexe et sensible ne peut pas être réglée en une semaine.
Les clivages politiques existants sont-ils dépassés ?
Min Reuchamps : Le système politique actuel est issu des clivages du passé, qui sont en quelque sorte gelés. Alors oui, encore une fois, une évolution ne serait pas mauvaise en soi.
Cette remise en cause fondamentale de la politique remonterait, chez nous, à la Marche blanche ?
Min Reuchamps : Nous avons des indices de cela. Il est indispensable de tenir compte de la globalisation, qui a un impact majeur sur nos sociétés, ou de l’individualisation accrue des comportements. Sans jugement de valeur, ce sont des modifications profondes, dont l’impact n’est pas neutre. Avec les moyens technologiques actuels, on pourrait imaginer que l’on devienne tous des décideurs : on recevrait chaque matin une série de propositions du gouvernement sur lesquelles on pourrait voter. Sans aller jusque-là, il serait tout à fait possible d’avoir une démocratie plus proche des gens. Ce qui manque, c’est la décision délibérative, d’autant plus indispensable que les enjeux sont complexes. Le but, c’est de rétablir la confiance, mais aussi de montrer que l’on peut peser sur les décisions, comme l’a démontré la fronde wallonne contre le Ceta (NDLR : l’accord économique et commercial global établi entre le Canada et L’Union européenne).
Christoph Niessen : La question centrale, c’est bien de voir combiner quelque chose de neuf, de non étiqueté, avec l’expérience des élus ou des acteurs de terrain. Mais à côté de cela, n’oublions pas une troisième voie mentionnée par certains, celle de la technocratie, de la neutralisation de la politique par des experts, des économistes, des anciens CEO…
Vincent Jacquet : Dans les enquêtes que nous menons, il y a souvent un soutien assez fort à l’idée que la démocratie actuelle pourrait être remplacée par un CEO qui dirigerait l’Etat comme une entreprise. Ce discours selon lequel on pourrait remplacer les professionnels de la politique par des professionnels de la gestion pourrait recevoir un soutien électoral important.
Min Reuchamps : Donald Trump est l’exemple type de cet homme d’affaires qui a bien réussi et qui entend gouverner de la même manière. Même si l’on peut s’interroger au sujet de sa personnalité. Moi, par contre, je fais plutôt partie de ceux qui disent que l’on doit donner du pouvoir à ceux qui n’en ont pas. Cela peut engendrer de nouvelle tensions, c’est vrai, mais la démocratie est précisément là pour les gérer et les canaliser.
Un des paradoxes de la période actuelle, n’est-ce pas aussi qu’il n’y a jamais eu autant de rejet de la politique telle qu’elle se pratique, et en même temps un appétit important du politique ?
Min Reuchamps : Tout à fait. C’est la fracture fondamentale de notre époque. La politique ne suscite plus beaucoup l’adhésion. Mais les gens restent fort attachés au processus de décision gérant le vivre ensemble. Voilà pourquoi il y a un appel croissant à un changement en profondeur du cadre politique.
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