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« Le français doit être moins élitiste »

Dite en déclin à Paris, jugée sans doute à tort en perte de vitesse dans le monde, récemment ébranlée par une réforme de l’orthographe pourtant ni neuve ni fondamentalement bouleversante, la culture française est en proie à une sorte de mal-être existentiel.

Ardent Liégeois, l’éminent linguiste et sémioticien Jean-Marie Klinkenberg, membre de l’Académie royale de Belgique et président du Conseil de la langue française, évoque les perspectives de notre langage, à la veille de « La langue française en fête », orchestrée du 12 au 20 mars par la Fédération Wallonie-Bruxelles.

A contrefil des puristes invétérés, il plaide pour une langue décomplexée à réinventer chaque jour par le citoyen.

Le Vif/ L’Express : La langue française est donc bientôt à la fête ! Qu’est-ce qu’un événement ludique de ce type peut susciter comme élan, comme engouement dans le public ?

Jean-Marie Klinkenberg : En pensant à la langue, l’on songe de suite à l’école, aux dictées, à l’accord des participes passés, à l’imparfait du subjonctif, bref à une notion assez austère, ou même punitive. Et donc, nous essayons de « casser » ce regard que les gens ont sur la langue, qui reste assurément l’instrument de communication le plus puissant. Instrument qui nous permet de nous exprimer et de construire notre identité. Or, l’idée de cette fête est aussi de rappeler que la langue est à notre service, et que le citoyen doit se la réapproprier. Et comment mieux le faire qu’en montrant que la langue est également un objet de plaisir, avec lequel on peut jouer ?

Mais pourquoi les pouvoirs publics ont-ils pris l’initiative de cette « fête », plutôt que les associations de poètes, de cruciverbistes, de scrabbleurs ou de rappeurs ?

En fait, la Fédération Wallonie-Bruxelles mène une politique linguistique, qui nous fait aussitôt penser aux Fourons, à la périphérie bruxelloise ou à la frontière linguistique. En réalité, la langue est partout : dans les déclarations d’impôts, par exemple, qui sont écrites dans un français abominable et nous place dans une situation d’infériorité. Il en va de même avec la langue de bois commerciale, pour les offres de téléphonie notamment, ou avec la justice, qui parle plutôt latin… Il y a là donc un fossé entre le pouvoir – politique, économique, administratif ou judiciaire – et le citoyen. Or, un État démocratique se doit de restituer au citoyen son propre pouvoir sur la langue. Donc, derrière cette « fête de la langue », il y a toute l’ambition de rendre le citoyen plus autonome.

Au temps d’un prétendu « déclinisme » de la culture française, quel est l’état de la langue dans le monde ? A-t-elle su conserver sa tradition prestigieuse, privilégiée, avec toute son histoire derrière elle ? Ou bien en est-elle réduite à devenir plus locale, plus « vernaculaire » que véritablement véhiculaire, à l’échelle mondiale ?

C’est évidemment un combat que les francophones doivent mener. Faire en sorte que leur langue reste moderne, qu’elle puisse dire le XXIe siècle, et non seulement le passé, aussi prestigieux soit-il. Une langue qui puisse raconter les technologies et pas simplement la haute couture ou la sauce béarnaise. Mais, contrairement à cette légende décliniste, le français, s’il ne représente certes plus depuis longtemps la première langue au monde – mais probablement la cinquième aujourd’hui -, ne se porte pourtant pas trop mal. Les enquêtes ont révélé qu’il y avait 7 % de francophones de plus en 2014 qu’en 2010. Evidemment, il faut distinguer entre ceux dont le français est la langue maternelle, qui constituent peu de chose, et tous ceux qui l’utilisent quotidiennement – à l’école, dans les démarches administratives ou à des fins sociales. Le tout forme un bloc d’environ 200 millions de personnes, qui se situent en Afrique pour plus de la moitié. A quoi s’ajoutent tous ceux qui savent tenir une conversation en français, soit quelque 60 millions de personnes en Europe principalement. Le français reste donc une langue importante, qui continue d’exercer une certaine attraction sur le plan économique. Les francophones génèrent encore 14 % du revenu brut mondial. Après le chinois et l’anglais, c’est toujours la troisième langue du monde des affaires, avant l’allemand. De là à garantir son niveau, il faut lutter pour l’éducation et le développement (santé, etc.) en Afrique – car c’est bien là-bas que réside l’avenir du français. Paradoxalement, si l’apprentissage de la langue fléchit quelque peu, un rapport de l’Unesco nous apprend qu’en 2020 – c’est-à-dire demain ! -, il manquera 150 000 professeurs de français dans le monde. En Afrique, encore et surtout. Un autre combat tient également à l’image. Le français véhicule l’image d’une langue élitiste, passéiste, de réputation très difficile, le francophone passant pour être doté d’une « hypertrophie de la glande grammaticale ». Bien davantage que l’anglais, il convient de « respecter » la langue à tout prix, à tel point qu’elle en devient une espèce de fétiche. Et si bien que les gens, à la longue, vont vers une langue qui leur parle de liberté. Je crois à cet égard que les puristes se tirent une balle dans le pied. Le français devient une langue de luxe, cultivée par les intellectuels.

Un auteur français comme Léon Bloy traitait un jour les Belges de « banlieusards » de la langue et de la littérature françaises. Vous dites souvent que les locuteurs ne sont pas les locataires de leur langue. On dit que les Belges pratiquent aisément l’autodérision, mais n’est-ce pas d’abord un complexe quant à leur façon de parler ? Et ne nous charge-t-on pas, en France, de tous les péchés régionalistes ?

On peut dire que la Belgique, notamment, porte un phénomène qui touche tous les francophones. C’est vrai que le français est une langue intraitable et qu’il induit une espèce de surconscience des normes. Cela, par exemple, n’existe pas en allemand. Le français, plus que beaucoup d’autres, a développé le discours puriste. Du coup, le fameux banlieusard, qui est à la périphérie, le Belge en somme – mais aussi le Québécois, dont on rit encore plus – est considéré en effet comme une sorte de taré. Soit, il se dit que sa langue est malade et qu’il faut la soigner : cela donne le pays de grammairiens que nous sommes (cf. Grevisse, Hanse, Warnant, etc.). Nous fournissons des produits d’un purisme très différent de celui des Français, sans supériorité ni arrogance, loin de toute cuistrerie. Nos puristes sont des linguistes très informés. Le Bon Usage est un outil remarquable. En littérature aussi, d’ailleurs, l’on observe une tradition de classicisme chez de nombreux écrivains belges. Mais il est vrai aussi, en revanche, que nous sommes des aventuriers du langage. Nous avons une tradition d’invention qui va de Henri Michaux à Jean-Pierre Verheggen, ou aujourd’hui encore une tradition de jeu avec Bruno Coppens ou Philippe Geluck. Enfin, les albums de Tintin mettent bien en scène cette insécurité linguistique belge, avec les Dupondt qui sont des impuissants du langage, la Castafiore qui se trompe de noms, etc. En réaction, Tintin lui-même est très propre sur lui, et « parle comme dans un livre », tandis que le capitaine Haddock, est un vrai libérateur de langage. Le destin du francophone est sa fragilité.

En 1990, on évoquait la réforme de l’orthographe comme une « réformette du porte-jarretelles ». Or, aujourd’hui, elle crée un émoi considérable. Pourquoi tant de passion, tant d’émotion ?

Je suis moi-même étonné parce que cette petite réforme n’apporte vraiment que de petites rectifications. On a tenté de décaper l’orthographe française d’une série de scories, d’absurdités, de byzantinismes, mais d’une manière assez soft, qui ne touche que quelques centaines de mots dans un dictionnaire comme Le Robert, dont huit au total figurent au top 1000 des mots les plus utilisés. De plus, cette réforme, qui date de 1990, a été entérinée à l’unanimité par l’Académie française elle-même. C’est donc une réformette qui est entrée largement dans les usages.

Mais ne s’y trouve-t-il pas un risque accru de confusion ?

Les instructions françaises, comme belges du reste, stipulent qu’aucune orthographe n’est fautive et ne peut donc être sanctionnée. Je pense que l’émoi actuel constitue un signal : celui d’une période inquiétante, d’une insécurité générale qui appelle à un retour à l’ordre. Que veut dire l’Académie française justement, quand soudain elle mange sa parole et soutient que l’usage est le maître ? Si l’usage est celui qu’on trouve sur Internet, alors il est beaucoup plus variable qu’on ne le croit.

Mais certains, partant du « nénufar », jugent qu’il y a une rupture avec les étymologies grecque ou latine et qu’il en va, pour finir, d’un nivellement par le bas. Est-ce là une vision élitiste de la langue ?

D’abord, la valeur étymologique de la langue française est nettement surévaluée. Ce sont des cuistres ignorants qui ont décrété qu’il fallait un « d » à « poids ». Or le mot ne vient pas de « pondus », mais de « pensum ». Dans le même genre, on écrit « pré » sans « t », alors que cela vient de « prataria ». Et pourquoi « théâtre » ne comporte-t-il pas deux « th » puisqu’il découle du grec « theathron » ? C’est parfaitement incohérent et irrationnel. Enfin, est-ce que tous les francophones ne devraient pas pouvoir écrire leur propre langue ? Laquelle, en effet, semble réservée à un quarteron d’hellénistes et de latinistes. Je suis moi-même très attaché à la filiation des mots. Mais chaque locuteur ne doit-il pas être propriétaire de sa langue, qu’il soit né à Ouagadougou ou dans la banlieue de Toronto ?

Cela signifie-t-il en effet que la langue doit s’écrire pour être lue ?

Absolument ! C’est d’ailleurs tout mon combat personnel, comme vous avez pu le lire dans mon ouvrage La langue dans la cité (Les Impressions Nouvelles), où je réfléchis depuis plus de vingt ans aux questions de langue et de société. L’orthographe n’est à mes yeux que quelque chose de relativement latéral. Il est beaucoup plus important de mener le combat de l’éducation pour tous, d’agir en sorte que la langue soit celle de l’espace public. Il faut lutter aussi pour que les modes d’emploi soient lisibles, et qu’on parle au justiciable une langue accessible.

Le vocabulaire, en quelque sorte, ne cesse de s’enrichir. Aussi les dictionnaires doivent-ils recevoir chaque année de nouveaux mots, qui fatalement en chassent de plus anciens. Existe-t-il un seuil de saturation pour toutes ces importations de mots et de néologismes ?

Les dictionnaires traditionnels sont fabriqués par des entreprises commerciales et ne sont pas extensibles à l’infini ; en conséquence, il est des mots qui doivent être éliminés. Si l’on fait entrer le « kevlar » ou autres matériaux composites, l' »ébonite » ou la « bakélite » doivent être supprimées forcément. Il n’y a rien de plus labile que les mots. On disait que Kennedy avait du « soul », on ne dira jamais cela d’Obama. Les mots ont des modes. Ils constituent une écume, ce n’est pas ça qui change la langue, laquelle s’attache plutôt à la syntaxe et à la phonologie. La langue française est beaucoup plus stable qu’elle n’a jamais été depuis deux siècles. Par contre, la rapidité de l’Histoire, le progrès des sciences et des techniques, nous contraignent à une production terminologique effrénée. Rien que pour les sciences du vivant, on a besoin de 200 000 mots nouveaux par an. Mais la langue n’en est pas changée pour autant. Le vocabulaire, au fond, est ce qu’il y a de plus superficiel dans une langue, même si certains en conçoivent naturellement quelque vertige.

Propos recueillis par Eric de Bellefroid

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