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« Le discours sur la fin des temps joue un rôle déterminant dans les départs vers la Syrie et l’Irak »

La propagande de l’Etat islamique s’appuie sur des récits apocalyptiques dont l’authenticité est plus ou moins avérée et qui dresse le monde islamique contre celui qui ne l’est pas. Le regard critique de Radouane Attiya, chercheur à l’ULg.

Le Liégeois Radouane Attiya, 39 ans, a étudié à Médine, en Arabie saoudite, où il a décroché une licence en droit et principologie islamiques. Il a complété sa formation par un master en langues et littératures anciennes à l’UCL. Actuellement chercheur à l’ULg, il s’engage dans la mêlée en décryptant certaines croyances musulmanes, dont les récits apocalyptiques qui poussent certains jeunes à s’engager dans le djihad.

Le Vif/L’Express : Comment la tradition musulmane décrit-elle la fin des temps ?

Radouane Attiya : L’eschatologie islamique – c’est-à-dire le discours sur la fin des temps -à travers ses trois traditions sunnite, chiite et ibadite, fourmille de récits ayant quelques points communs avec les eschatologies juive et chrétienne. En islam, le Coran comme émanation divine constitue un article de foi. Ainsi, il ne peut avoir été affecté, selon le dogme, par les courants judéo-chrétiens dans lesquels il a baigné à ses débuts, dans la péninsule Arabique. Ce qui n’est pas le cas de la tradition prophétique – les hadiths (les faits et gestes du Prophète) -, qui, elle, a été « contaminée » par des pensées judéo-chrétiennes. Cette littérature prophétique surabondante, dont le caractère « authentique » fait encore débat aujourd’hui, comporte une valeur prédictive. Dans les sermons et les prêches, l’eschatologie islamique dessine une fresque cauchemardesque, engendrant une fracture imaginaire entre le monde réel et un monde futur idéalisé et chaotique. Ce faisant, elle crée une certaine frustration, pour ne pas dire, une schizophrénie culturelle et religieuse dans l’imaginaire collectif musulman.

Quel est le coeur de ces récits sur la fin du monde ?

Ces textes nous offrent une géographie « sacrée » mais pas de chronologie précise quant aux évènements à venir. Ainsi, l’épicentre du monde musulman, qui est actuellement La Mecque, subira un déplacement vers la Syrie, pays du Cham (Damas), qui reprendra le rôle sacré de Médine pour aller délivrer Jérusalem, la nouvelle Mecque où, à la fin des temps, s’établira le royaume gouverné par le Mahdi ou le Christ. Cette somme de récits participe d’un genre littéraire propre à l’eschatologie islamique qu’on qualifie de « fitan » et « malahim », genre dans lequel sont relatés des conflits apocalyptiques opposant une faction du monde musulman, la vraie, au reste du monde. Les personnalités qui, au cours de l’Histoire, ont prétendu au rang de Mahdi ne sont pas rares. Ce qui peut conduire à des tragédies comme celle que connut La Mecque, il y a quelques dizaines d’années (NDLR : la prise de La Mecque, en 1979, par des rebelles saoudiens et égyptiens voulant faire reconnaître leur Mahdi).

Y a-t-il des points communs entre les récits apocalyptiques musulmans, chrétiens et juifs ?

Le point commun aux trois familles abrahamiques est cette croyance forte dans le retour d’un homme providentiel. Cet homme porte différents noms, et ces noms suggèrent même plusieurs sens selon les sources. Malgré les divergences théologiques au sein des trois familles, nous rencontrons un lexique assez proche (Antéchrist, Messie, Parousie, la Bête, Gog et Magog…), même si ces termes recèlent des « réalités » et des acceptions différentes selon les corpus propres à chaque tradition. Ainsi, le Mahdi chiite ne remplit pas la même fonction que le Mahdi sunnite. En contexte islamique, les fondamentalistes évoquent aussi la prophétie du Minaret blanc, qui semble indiquer que le moment est venu d’engager le combat final… Cette tradition évoque la descente de Jésus (Isa), à Damas, en un lieu que certains situent à la grande mosquée omeyyade. Cette prophétie est énoncée dans un hadith figurant dans le sommaire (compilation) de Muslim, un ouvrage qui fait autorité en matière de foi et de pratique dans la tradition sunnite. Pour les adeptes du djihad Erasmus, cette tradition est des plus explicites. Elle correspond parfaitement avec les évènements et les agendas de la géopolitique actuelle du Moyen-Orient et du monde arabe. Il ne fait plus aucun doute que ces traditions messianiques jouent un rôle déterminant dans les départs vers la Syrie et l’Irak.

Les mosquées propagent-elles ces prophéties ?

Bien sûr que oui ! Il faut avoir l’honnêteté de le dire et j’ai moi-même baigné dans cette ambiance où des conférenciers et des imams, du haut de leurs chaires, « rehaussaient » leurs discours de ces traditions, ce qui leur conférait par moment une aura quasi prophétique. La caractéristique dominante de ces discours est l’établissement d’analogies, explicites ou implicites, entre lesdites prophéties et notre monde réel. Aujourd’hui, sur Internet, en suivant le mot-clé « les signes de la fin du monde », chacun peut consulter des vidéos qui offrent un spectacle à la rhétorique mortifère ! Dans cette déferlante d’images, la narration de ces traditions prophétiques se donne sans aucun commentaire et ne laisse place à aucune dimension symbolique.

A quoi reconnaît-on l’approche de la fin des temps dans la tradition musulmane ?

Dans la tradition musulmane sunnite, les signes de la fin des temps sont extrêmement nombreux. Mais il y a une hiérarchie entre ceux-ci. Ceux que l’on désigne comme étant les « grands signes » (« koubra ») et qui figurent dans une prophétie authentique sont au nombre de dix : la fumée, l’Antéchrist (le dajjâl), la Bête, le lever du soleil à l’Occident, la venue du Christ, Gog et Magog, trois grands tremblements de terre à l’ouest, à l’est et au centre de la péninsule Arabique et un feu qui s’allumera au Yémen. Une fois ces signes réunis, le monde habité par une humanité déchue sera plongé dans un chaos infernal, qui signifiera la fin des temps. Nombreux sont les prédicateurs musulmans qui, aujourd’hui, proclament haut et fort que les « petits signes » annonciateurs (les femmes dévoilées…) sont bel et bien présents. Ce qui laisse présager que les grands signes sont, selon eux, imminents.

Le leader de l’Etat islamique utilise-t-il, dans sa propagande, cet aspect de la tradition apocalyptique musulmane ?

Oui, sa propagande, comme celle de ses sujets, est étayée par des traditions aux aspects apocalyptiques. Cette notion même d’Etat islamique constitue fondamentalement, aux yeux des terroristes, l’accomplissement des prophéties qu’évoquent certains hadiths. Ces derniers continuent de composer le fond scripturaire du discours djihadiste contemporain. Ce même fond aux saintes Ecritures est sollicité par les partis islamistes dont le rêve, inavoué, est de créer un tel Etat non par les armes, comme le défend l’actuel « calife » Al-Baghdadi, mais par les urnes. Un tel projet nourrit cette vision binaire où un monde islamique s’oppose à un autre qui ne l’est pas ! Le tragique attentat perpétré à Paris contre le journal satirique Charlie-Hebdo participe d’un des modes opératoires du djihad mondialisé qui est d’ériger des antagonismes et des clivages entre communautés au sein des sociétés occidentales. La société post-terroriste n’est assurément pas pour demain…~

Entretien : Marie-Cécile Royen

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