La quête de Laurent Gerbaud? Percer le mystère des ingrédients qui rendent accro. Mais toujours sans écoeurement. © debby termonia

Laurent Gerbaud et sa chocolaterie (récit)

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Après des études d’histoire, le chocolatier apprend seul, puis avec son mentor pour, enfin, partir en Chine et en revenir transformé. Aujourd’hui, ce petit-fils de boulangers-pâtissiers fait partie des meilleurs artisans chocolatiers.

« Un chocolat chaud? » La question de Laurent Gerbaud sonne comme une politesse exquise. « Mets-nous aussi quelques chocolats. Les meilleurs, hein! », lance ce grand homme de 50 ans à l’une des vendeuses de son atelier-boutique de la rue Ravenstein, à Bruxelles. Adolescent, si on lui avait demandé ce qu’il souhaitait faire, l’artisan chocolatier aurait peut-être répondu kiné, ou chef, tiens, enfilant une veste de cuistot brodée à son nom. Dans ses récits d’enfance, en effet, reviennent les fêtes, les grandes tablées, les repas à préparer. « Le midi, le soir, il y avait tout le temps des invités et, moi, j’étais toujours fourré dans la cuisine. »

Acte 1 où Frank Duvel devient son mentor

Aîné d’une fratrie de trois, Laurent Gerbaud s’exerce seul, tout jeune, aux fourneaux, expérimente toutes sortes de plats, teste les cuissons, essaie des combinaisons. Déjà, celui qui a toujours été « très gourmand », avec « ce besoin de nourrir les autres », se sent proche de la confrérie des cuisiniers et des vignerons « des gens qui savent boire et manger ». « Ma quête consiste à percer le mystère des ingrédients qui rendent accro, qui fera que l’on en mange un, puis deux, qui appelle le troisième, et ainsi de suite, sans écoeurement. » Est-il accro au chocolat? « J’en mange tous les jours, mais je n’ai pas le goût du sucré. » Ce goût, dit-il simplement, il l’a perdu en même temps que son grand-père maternel. Petit-fils de boulangers-pâtissiers, il a grandi dans les sucreries, les gosettes, les frangipanes, les gaufres, les gâteaux… Le grand-père, en tout cas, a détourné ses propres enfants du métier, dévorant, exigeant, qui oblige à vivre à contretemps, à travailler souvent lorsque les autres se reposent, le week-end, la nuit, les genoux en morceaux.

C’est seul, les mains dans la matière, que j’ai accroché. J’ai beaucoup détruit et brûlé, mais j’ai appris, petit à petit.

Laurent Gerbaud fréquente un lycée bruxellois, option latin-grec, d’où on sort « pour faire l’unif ». Il est très doué en langues mais il leur préfère le droit. Au bout de deux ans, il abandonne et choisit l’histoire médiévale. « Le droit, cela me semblait universel, humaniste, c’était aride, technique, peu créatif. » C’est un touche-à-tout. Il apprend le mandarin et l’hébreu. Le soir, le jeune homme se forme à la boulangerie-pâtisserie-chocolaterie. Il n’a jamais voulu devenir pâtissier. « C’est un artisanat laborieux, délicat et il y a beaucoup de gaspillage. » Le chocolat est longtemps resté un loisir. A l’école hôtelière, les cours ne sont pas assez rapides, intensifs. Surtout, le chocolat y est considéré comme un simple ingrédient pâtissier . Il entre alors chez Frank Duval, l’un des grands de la profession, avant-gardiste et créateur de Planète Chocolat, à Bruxelles, où il fut l’un des premiers à créer son propre produit, à faire du chocolat un art culinaire. Le stagiaire est affecté au moulage. Durant un an, pressé d’apprendre, le soir, le week-end, il reste tard pour faire du chocolat. La découverte du laboratoire est un émerveillement. « Le travail en atelier, en production, m’a plu tout de suite. C’est seul, les mains dans la matière, que j’ai accroché. J’ai beaucoup détruit et brûlé, mais j’ai appris, petit à petit. »

Laurent Gerbaud et sa chocolaterie (récit)

Acte 2 où tout (re)commence dans le sous-sol de la grand-mère

Ainsi formé, Laurent Gerbaud rêve de Shanghai et part s’aguerrir chez les Chinois. Pour lui, la Chine se présente comme une évidence. Il en parle la langue, adore sa culture. Sa vision est romantique, naïve. Sans licence, clandestinement, il y fabrique du chocolat (importé en gros blocs de Belgique), des gâteaux, des mousses, des pralines dans son modeste appartement. Durant deux ans, ses seuls clients sont… des expats. Là-bas, pas de Noël ni de Pâques. Peu de sucre dans la cuisine. Et puis, selon les Chinoises, le chocolat fait grossir et donne des boutons ; pour les Chinois, c’est un produit féminin et enfantin. A l’époque, Laurent Gerbaud essaie en réalité de leur vendre des choses ronronnantes, conventionnelles, trop sucrées, « à la belge ». Très vite, là-bas, son goût se modifie en profondeur. « Leurs desserts peuvent nous paraître insipides, mais j’ai compris à quel point nous faisons un usage intensif du sucre dans nos pays, au point de niveler toutes les nuances gustatives des aliments. »

On n’ a jamais autant parlé du chocolat. Mais réussir dans le métier est de plus en plus dur.

De ces deux années passées en Chine, il revient, en 2001, avec l’idée de poursuivre le travail entamé en Asie: rendre au chocolat sa véritable saveur. Il se procure quelques machines et embauche ses deux grands-mères. Les petits chocolats refroidissent dans la cave, sur la table de ping-pong, chez la grand-mère paternelle. Il les écoule auprès d’épiceries fines, d’entreprises qui gâtent leurs clients et leurs meilleurs employés, et exporte à Paris, en Autriche, en Allemagne et en Angleterre. « Ouais, ils sont bons… Moi, je les mange quand je suis bourré », lui assène un confrère allemand. Une claque. Le chocolatier achète alors son chocolat de couverture (matière première de base, déjà transformée) auprès d’un industriel belge. Il décide de s’adresser à un grand « couverturier », Domori, fournisseur réputé installé près de Turin. Une révélation. Un chocolat sur mesure, composé de fèves de Madagascar et d’Equateur, plus aromatique, au goût plus long en bouche. Plus cher aussi: onze euros le kilo, au lieu de deux et demi.

« Ma priorité, c’est le goût franc, brut, simple, avec de très bonnes matières premières », explique Laurent Gerbaud. Au Nicaragua, il travaille avec la coopérative Ingemann, référence en matière de fèves.© dr

Le succès arrive vite, mais sa production artisanale ne suit pas, la trésorerie non plus. Il n’a plus un sou, et « avec une simple planche et deux tréteaux », il fait les marchés, celui de Boitsfort surtout, très bobo. « C’est là que j’ai appris à vendre – avant, malgré mon côté très sociable, j’étais d’une nullité… Et ce, grâce à mon voisin de marché au Châtelain, Jean le Libanais. Le commerce, ça s’apprend sur le terrain et Jean m’a tout enseigné. » Le pli est pris et la petite entreprise prospère, aidée par le bouche-à-oreille. La chance lui tombe dessus sur le tard, alors qu’il se contente de faire l’un des meilleurs chocolats. Par un de ces hasards qui font parfois les réussites: un copain à Bozar l’alerte sur un chantier, de l’autre côté de la rue Ravenstein. En quelques jours, c’est bouclé: un espace dédié à la préparation, à la dégustation et à la vente de chocolats, où l’officiant raconte et fait partager sa passion pour le fruit du cacaoyer.

Acte 3 où le chocolat français devient le meilleur du monde

« Il faut les manger à quel moment, exactement? », demandent ceux que Laurent Gerbaud sert, des clients, des proches, des chocolatiers même. Ceux-là ne sont pas habitués, pas encore, au début des années 2000. « Au début, plein de gens ne comprenaient pas ce que je faisais. Aujourd’hui, tout le monde s’y est mis… »

Depuis son retour de Chine, il travaille en effet le chocolat avec l’agrume, comme le kumquat, les fruits secs grillés et les fruits confits, joue sur le sucré-salé et les épices associées à la cuisine asiatique. Ce sera son trépied culinaire: un noir à 70%, voire 75%, des fruits, des épices. Pas de Manon, cette grosse praline fourrée d’une crème fraîche aromatisée au café et enrobée de chocolat blanc qui a fait le succès international du chocolat belge depuis des décennies, mais de petits chocolats mariés à des figues d’Izmir, des baies d’épines-vinettes iraniennes, du yuzu japonais, des olives noires de Ligurie, des pistaches d’Evoïa… « Ma priorité, c’est le goût franc, brut, simple, avec de très bonnes matières premières. C’est aller au plus près de l’ingrédient. Mes produits sont moins sucrés, moins gras, sans conservateurs ni additifs. » Il n’a pas envie de se vanter, de dire qu’il a été parmi les pionniers, en Belgique, avec Pierre Marcolini en tête, à faire évoluer le chocolat, à explorer les chocolats amers et corsés, présentés comme un produit de luxe. Il préfère raconter ce mouvement de fond parti de France, où le chocolat artisanal de qualité a explosé à la fin des années 1990.

Laurent Gerbaud et sa chocolaterie (récit)
© dr

En résumé, il y a eu l’avènement du populaire Salon du chocolat, qui a permis au chocolat, une niche jadis indissociable de la pâtisserie, de prendre ses marques et ses libertés. Dans le même temps, toute une génération de chocolatiers français, dont d’anciens pâtissiers (Robert Linxe, fondateur de la Maison du chocolat, Jean-Paul Hévin, Jacques Genin ou Patrick Roger), ont fait le choix de vendre, dans des ateliers-boutiques façon « haute couture », du chocolat de grande qualité, en petit format, que du « noir 70% » (contre 55% jusqu’alors), qui a bouleversé le milieu par sa puissance et son amertume. En Belgique, le phénomène a été plus lent à se concrétiser, notamment à cause de la très forte implantation de grandes marques comme Leonidas, Godiva, Côte d’or ou encore Neuhaus. « Notre métier a le vent en poupe. On s’intéresse beaucoup au chocolat, on n’en a jamais autant parlé. Mais réussir est de plus en plus dur. Il faut être à la fois résistant et sans cesse créatif, se singulariser. »

Rue Ravenstein, il teste pour l’instant les poivres aromatiques et la pulpe de cacao, dont on fait des confitures dans les pays producteurs. Lui l’utiliserait bien pour offrir un produit 100% chocolat.

Laurent Gerbaud et sa chocolaterie (récit)
© tony leduc

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