© dr

Laura Calabrese (ULB): « Les réseaux sociaux mettent à bas l’ordre ancien » (entretien)

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Selon Laura Calabrese, directrice du centre de recherches ReSIC (Sciences de l’information et de la communication, ULB), les réseaux sociaux sont en train de redéfinir les normes, mettant à bas l’ordre ancien. Avec les excès que cela peut induire.

Selon vous, la « cancel culture » n’a rien de neuf.

Beaucoup de phénomènes résumés sous les termes de « cancel culture » existent déjà sous d’autres noms. Le boycott, par exemple, préexistait au numérique. Tout comme l’humiliation publique d’une personne ou le fait de vouloir étouffer le débat et de faire taire des voix discordantes. Cette « nouvelle » dénomination est en réalité utilisée pour dénoncer cette manière de faire.

Comment, dès lors, qualifier tous ces exemples d’appel au boycott, de mise au pilori numérique sur les réseaux sociaux?

Il y a d’une part une crispation et une sensibilité à fleur de peau autour de tout ce qui touche aux questions raciales et identitaires, et d’autre part des formes de communication propres au Web (harcèlement, meutes numériques, doxing…) qui ne sont, donc, pas nouvelles. Ce qu’on appelle « cancel culture » aujourd’hui est une convergence entre les deux, mais le concept reste difficile à appliquer car il se présente comme une délégitimation de certains mouvements sociaux et non de ces pratiques plus générales de harcèlement numérique.

Vous liez également ce phénomène au militantisme exacerbé sur les réseaux sociaux.

Effectivement, les publics des réseaux sociaux ont de plus en plus une attitude militante. Pour n’importe quelle cause: l’antiracisme, le féminisme, l’écologie, les animaux, l’allaitement maternel… Les gens adoptent les codes du militantisme politique, dont le boycott fait partie. Est apparu le concept de « woke », une autodétermination de personnes se disant éveillées contre les injustices. Un nombre restreint de personnes peut désormais rapidement devenir une petite foule.

Une petite foule qui, parfois, réagit au quart de tour en ayant lu que les trois premières lignes d’un article…

C’est un phénomène bien connu: les gens lâchent des commentaires sans connaître le contenu d’un article. Car les médias s’adressent sur les réseaux sociaux à un public exogène, qui ne leur est pas naturel. Alors qu’auparavant, un lecteur du Figaro savait très bien qu’il ouvrait un journal de droite et n’allait donc pas s’offusquer de son contenu.

La liberté d’expression régresse-t-elle?

Il n’existe pas de sociétés où tout peut être dit. Une sorte de censure est nécessaire, certaines choses ne peuvent être dites, pour préserver le tissu social. Ces lignes bougent en permanence, selon l’histoire et les groupes dominants. Les groupes dominants actuels sont décriés depuis fort longtemps, et pas à cause des réseaux sociaux. Je pense que nous sommes en pleine révolution, les normes sont en train d’être redéfinies, l’ordre ancien est en train de mourir. Et, comme dans toutes les révolutions, on constate certains excès.

On assisterait donc à un rééquilibrage de la parole publique? Certains gagnent en pouvoir d’expression, au détriment d’autres?

Celles et ceux qui ont eu l’habitude de prendre la parole doivent maintenant la partager avec d’autres. Qu’est-ce qui peut désormais être dit ou pas? Ça n’a pas encore été décidé. Aujourd’hui, Facebook, Twitter ou Reddit doivent déterminer cette ligne rouge, or, ce sont des entreprises privées, dont le but est de gagner de l’argent. Un apprentissage social collectif est nécessaire. Nous sommes en plein dedans.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire