Portrait de James Ensor par Henry De Groux (1907) © Wikipédia

La vie très secrète de James Ensor

Le Vif

On ignore quel était son plat préféré. Il n’y a ni de Camille Claudel ni de Nel Wouters dans sa vie. Ni d’autres muses, maîtresses ou modèles célèbres. La vie privée de James Ensor reste un secret bien gardé. Parce qu’il l’a voulu ainsi.

Si la vie privée d’Ensor reste mal connue, c’est parce que l’artiste l’a désiré ainsi. Le peintre s’est construit une existence de silences, de mensonges et de mystifications. Plus sa notoriété s’affirmait – et elle atteignait déjà des sommets avant la Grande Guerre – et davantage de mystère entourait cette figure légendaire, qui aimait promener sa haute silhouette habillée de sa célèbre cape, de son grand chapeau et de son parapluie sur la digue d’Ostende. Le biographe doit ainsi se contenter d’anecdotes puisées dans sa correspondance ou de témoignages de contemporains. Ensor devait se douter que l’historien le surveillerait par-dessus son épaule : il n’a donc pas tenu de carnet de route. Quoi de plus normal pour le peintre de la mascarade…

Le jeu de cachotteries a débuté dès ses 20 ans lorsqu’il débarque à Bruxelles chez son demi-frère Théo Hannon pour y poursuivre ses études à l’académie. En compagnie de Théo, il est introduit dans les cercles bourgeois de libéraux de gauche qui fleurissent en périphérie de l’ULB. Chez Ernest Rousseau, professeur à l’Université libre de Bruxelles, dont il deviendra recteur, Ensor rencontre son épouse Mariette, qui est aussi la s£ur aînée de Théo. Madame Rousseau est microbiologiste, passionnée d’insectes, de champignons et… d’art. Les Rousseau tiennent salon, rue Vautier à Bruxelles, près de l’atelier d’Antoine Wiertz et de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique. Rendez-vous privilégié pour les artistes, les libres penseurs et autres esprits influents. Ensor y rencontre Félicien Rops et son beau-fils Eugène Demolder, mais aussi peut-être l’écrivain et critique d’art Joris-Karel Huysmans ainsi que l’anarchiste Elisée Reclus.

Ce qui est certain c’est que Mariette, de dix ans l’aînée d’Ensor, a fait forte impression sur le jeune peintre. Elle se charge de lui, lui offre une chambre dans la grande maison, porte ses eaux-fortes chez l’imprimeur et lui envoie des fleurs pour ses natures mortes. Sur un croquis dans un album de ses dessins conservé par les Rousseau, Ensor a gravé le nom de Mariette sur le tronc d’un arbre. Ailleurs, Mariette apparaît dans Les Bains d’Ostende. Il transpose une photo de Mariette avec lui, prise dans le jardin, en une eau-forte où la dame est devenue une libellule courtisée par un scarabée aux traits du peintre.

Ensor se lie également d’amitié avec Ernest, le fils de Mariette. Des photos burlesques les montrent simulant des batailles dans les dunes. La relation entre Mariette et James est-elle seulement platonique ? Une indication : lorsqu’en 1933 il lui est demandé dans le magazine Minotaure quelle avait été la plus importante rencontre de sa vie, il donne une réponse significative : « Lorsque j’avais 21 ans, j’ai appris à connaître une femme mariée. Elle était mère de famille et pas jolie. Mais jamais je n’oublierai les bas verts de mon élue ni le noble profil de son époux. » Comme cela va se révéler par la suite, il n’échappera pas à son destin : les femmes dans sa vie seront ou bien mariées ou bien inaccessibles.

La Sirène

Ainsi, par exemple, Augusta Boogaerts, fille d’un hôtelier ostendais qui a travaillé un petit temps – vers 1887 – dans le magasin de souvenirs que tenait la mère de James Ensor. Elle a dix ans de moins que lui et une idylle s’amorce. On se promène, on se déclare ses désirs. Mais cela s’arrête là. La version officielle veut que la famille d’Ensor se soit opposée au mariage. Augusta devient gouvernante auprès d’une riche famille bruxelloise. Plus tard, quand Ensor se rend à Bruxelles et séjourne dans l’un de ses hôtels favoris près de la gare du Luxembourg, il a l’occasion de la rencontrer : elle loge tout près, rue de Theux. Ensor la baptise La Sirène, « son amie pour la vie ». Il lui envoie des petits mots empressés. Il lui écrit des notes en marge de ses lectures. Il se plaint aussi de son caractère difficile dans une lettre adressée à un ami : « Elle est l’être le plus tyrannique qui court sur terre ». Elle lui fait des scènes et ne supporte pas qu’il entretienne une conversation posée avec des amis. Est-ce pourtant elle qui a posé pour une série d’études de nus conservés au KMSKA (Musée des beaux-arts d’Anvers) ?

Vers 1905 Ensor a peint un double portrait d’Augusta et de lui-même. Elle y apparaît fagotée et malicieuse, se regardant dans le miroir d’une armoire où se reflète aussi la silhouette d’Ensor, contemplant d’un regard bienveillant son épouse illégitime. Plus tard, alors que la mère d’Ensor est déjà décédée, on la retrouve plus souvent, notamment dans Les Fumeurs drolatiques où elle figure aux côtés du peintre Willem Paerels.

En 1920, Ensor débaptise le double portrait avec Augusta, d’abord appelé Portrait de mademoiselle B, en James Ensor et son amie (voir page 30) Après des années de clandestinité, l’heure semble enfin venue de quitter le miroir… Dès lors, on découvre plus régulièrement Augusta Boogaerts sur les toiles d’Ensor. On la voit aussi en photo, aux côtés du maître, même à l’intérieur de sa maison d’Ostende, dans la Vlaanderenstraat. Ensor meurt en 1949, âgé de 89 ans. Augusta survivra au vieil homme et continuera de défendre ses intérêts jusqu’au bout.

Leur relation n’a toutefois jamais été passionnelle. Le chroniqueur, artiste et historien d’art Claude Lyr (1916 – 1995) fait toutefois remarquer que la « Sirène » se plaignait qu’Ensor était un piètre amant et que d’une manière générale l’artiste – qui n’aimait que sa mère – craignait et méprisait les femmes, les supportant à peine. Une lettre de Rik Wouters à son ami Simon Lévy le confirme. Elle raconte qu’après le vernissage de l’exposition Kunst van heden 1913 (L’art contemporain), un groupe d’artistes dont Ensor s’est rendu dans un bordel anversois. Wouters n’avait pu résister au fou rire « en voyant Ensor, toujours habillé de son macfarlane et portant parapluie, assis impassible entre deux femmes nues. Alors qu’Oleffe, autre compagnon de sortie, pelotait généreusement sa compagne, Ensor contemplait la scène avec des yeux avides. Mais, malgré son degré d’excitation, il restait stoïquement assis entre les deux femmes, dont une était rousse, qui lui répugnaient, les mains appuyées sur le pommeau de son parapluie, comme se tiennent les vieux paysans ». Rik Wouters a dessiné une esquisse de la scène (voir page 34)…

Vers 1904, Ensor fait la connaissance d’Emma Lambotte, une aristocrate liégeoise totalement en phase avec ses relations féminines. Elle est intelligente, inaccessible (car mariée à un chirurgien anversois), riche et se passionne pour mille choses. Elle peint, elle écrit, elle pratique l’escrime et elle… admire Ensor. Elle lui achète une vingtaine de toiles et le qualifie de « divinité orientale, avec son front d’ivoire, ses cheveux noirs bouclés, sa barbe pleine et son air supérieur avec lequel il sait prendre distance face aux futilités ». Elle le juge « à la fois inquiet et combatif, humble et hautain, courageux et découragé, comme s’il ignorait les demi-mesures ».

Désormais, elle sera la bonne fée du peintre avec lequel elle entretient une correspondance suivie. Elle le présente au collectionneur anversois François Franck, industriel du meuble, cheville ouvrière du cercle Kunst van heden et initiateur de la superbe collection James Ensor du musée des Beaux-Arts d’Anvers. Lambotte est une admiratrice fidèle et chaste. Cela suffit à Ensor. De son poste d’observation au littoral, il lui décrit le froufrou des jupes des dames se promenant sur la digue, le grand succès obtenu par le célèbre ténor Enrico Caruso au Casino, le décolleté vertigineux des femmes qui l’applaudissent. Cela en reste là : regarder, fantasmer et raconter. Les femmes l’approchent difficilement. La jeune Alice Frey, 19 ans, logeant chez son oncle, voisin d’Ensor durant la Guerre 14-18, obtient toutefois du peintre qu’elle admire qu’il lui donne des cours. Plus tard, elle affirmera avoir été « la seule élève de James Ensor » et avoir été davantage qu’une amie de ce dernier. Vrai ? Ou la mythomanie gagnait-elle aussi le voisinage ?

Sautillant et gambadant

Dans les années 1920, adulé et mondain, Ensor s’affiche sous un autre visage. Son image sombre d’éternel insatisfait qu’il cultivait à la fin du siècle précédent – coïncidant pourtant avec sa période la plus faste sur le plan artistique – fait place à celle d’un grand seigneur qui aime être vu et entendu. Il parade sur la digue et tient des discours enflammés et burlesques. Dans le questionnaire de Proust, auquel il se soumet en 1921, il se révèle partiellement. Sa plus grande vertu ? L’illusion de la grandeur. Son plus grand manquement ? La nonchalance. Sa devise favorite ? « La grenouille qui se veut aussi grosse que le b£uf ». Il se moque surtout de femmes, de Colette, de George Sand, de poétesses médiocres (parmi lesquelles Sirène !), de compositrices et autres fausses héroïnes. Mais les fléaux du monde, eux, sont surtout de la responsabilité d’hommes : les exégètes, les inquisiteurs, les pratiquants de la vivisection, Ponce Pilate ! Son état d’âme actuel ? Errant, sautillant, gambadant les jambes écartées. Comment il souhaite mourir ? « Comme puce écrasée sur blanc sein de pucelle… »

L’été suivant, le bourgeois bohème Jean-Jacques Gaillard débarque à Ostende pour peindre le portrait d’Ensor. Il est accompagné de son amie parisienne Henriette Harlez, danseuse et modèle. Ensor lui aurait offert une chambre dans sa demeure, d’où elle pouvait visiter à son gré Ostende et les environs. Un jour, Ensor organise une représentation de la folâtre Parisienne dans son salon à laquelle il invite toutes ses connaissances. Mais à force d’abus de scotch et de stout, les choses dégénèrent totalement. Avec des suites fâcheuses ! Mitche, la s£ur d’Ensor, s’oublie…, Augusta parle trois langues à la fois, Permeke et Gust De Smet en viennent aux mains. Et Ensor s’occupe particulièrement de sa danseuse qu’il veut mener au lit. Mais la Française réussit à repousser l’assaut, avant de faire prestement ses valises… Vrai ou faux ?

Fidèle à son image, le vieux renard affiche toutefois toujours une certaine réserve à l’égard de la gente féminine. En janvier 1927, son amie liégeoise Emma Lambotte lui apporte quelques cadeaux. Il la remercie par lettre en lui écrivant qu’il « embrassait, à la manière orientale, les bouts roses de ses fins doigts ». A distance, c’est plus facile. En ses vieux jours désormais, il embroche encore quelques groupies de son épée imaginaire : la poétesse Claude Bernières et Blanche Hertoge, une commerçante ostendaise en lingerie qui ouvrira plus tard sa galerie Studio, dans la rue Adolphe Buyl, où Ensor et les siens exposeront régulièrement. La Sirène héritait ainsi d’une rivale supplémentaire particulièrement hargneuse. Le chroniqueur Claude Lyr s’est plu de rapporter leur concurrence, dont il dit qu’elles étaient à la fois le ciel et l’enfer de l’artiste. Au début des années 1930, Ensor lui-même confirme encore au jeune Karel Jonckheere ce qu’il pensait des femmes : « Elles sont toutes des sottes et coûtent beaucoup d’argent… »

Durant l’été 1945, étudiant à l’académie, le peintre Roger Raveel fait du camping à Bredene en compagnie de son amie Zulma et de quelques amis. Un jour ils décident de rendre visite à Ensor qui, à plus de 80 ans, n’est plus très disposé à recevoir beaucoup de gens. Après quelques palabres avec le majordome Gust et une longue attente, ils se retrouvent toutefois en compagnie du maître. Alors, Ensor brise d’emblée la glace en confiant à ses hôtes inattendus « qu’il préfère rencontrer de jeunes artistes plutôt que toutes ces femmes voluptueuses qui ne pensent qu’à s’asseoir face à lui les jambes écartées ». Le vieil homme n’a plus le temps ni l’envie de tourner autour du pot. Il leur parle donc crûment en patois flandrien de ses problèmes de constipation. Il n’y avait plus besoin de décorum. Que sait-on vraiment de « ses » femmes, de son penchant supposé (mais non prouvé) pour l’ésotérisme, de sa longue existence dissimulée derrière le mythe qu’il a si soigneusement entretenu ? Pas grand-chose, mais suffisamment pour tenter d’encore mieux comprendre son £uvre géniale.

Par E. Min

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