Carte blanche

La tentation de la rhétorique machiavélique (carte blanche)

Margareta Hanes, docteur en philosophie politique de la Vrije Universiteit Brussel, s’inspire de Machiavel pour expliquer et dénoncer les mesures restrictives imposées par le gouvernement pour arrêter la pandémie.

Gouverner est un art. Ou du moins, ça devrait l’être. Pas nécessairement dans le sens d’une création imaginative, qui, comme le disait Picasso, « nettoie nos âmes de la poussière de la vie quotidienne ». Mais au sens étymologique du mot, l’art comme habileté, compétence, connaissance (du latin ars). C’est surtout dans des situations de crise que l’imprévisibilité des événements quotidiens prouve la compétence des chefs d’État, des politiciens en général, leur capacité à transcender le chaos et remettre les choses en ordre. Plus les circonstances sont défavorables à la société, à la coexistence pacifique, et le désespoir des gens plus grand, plus les exercices politiques sont exigeants. La réflexion stratégique est mise en avant, tout comme la rhétorique politique.

Un grand connaisseur des souterrains de la politique était le philosophe de la Renaissance Nicolas Machiavel. À première vue, le mot machiavélique éveille l’idée d’une personne rusée, perfide, duplice, un pharisaïque, un hypocrite pour qui la fin justifie les moyens. Le cardinal Reginald Pole, au XVIe siècle, a même dit que lorsqu’il lisait Le Prince (Il Principe), il reconnaissait immédiatement le « doigt de Satan ». L’amoralité semble découler de l’oeuvre du diplomate italien. Mais Machiavel était-il vraiment un adepte de la tyrannie, ou voulait-il simplement examiner au microscope le gouvernement, le comportement des dirigeants politiques, afin d’offrir la vérité dans toute sa réalité? Y a-t-il quelque chose que nous pouvons apprendre de lui en cette période trouble? Les dirigeants politiques et nous en tant que citoyens?

Machiavel a fait une distinction entre fortuna et virtù, entre l’imprévu, qui est hors de notre contrôle, comme l’apparition de la pandémie, et virtù, l’ingéniosité du chef politique, l’efficacité, l’ambition avec laquelle il gère, atténue les effets négatifs de circonstances imprévisibles. En d’autres termes, la réalité comporte deux parties: ce qui nous arrive et comment nous réagissons à ce qui nous arrive. Épictète a dit que peu importe ce qui nous arrive, mais comment nous choisissons de réagir. Machiavel dirait que, si, ce qui nous arrive compte, mais aussi comment nous réagissons, car notre ingéniosité puise ses ressources d’événements inattendus. Plus la situation est imprévisible, plus un dirigeant politique doit en être conscient pour être aussi ingénieux et efficace dans ses réactions. Mais, conformément à la pensée de Machiavel, un vrai chef d’État se concentre sur ce qu’il peut changer, ou plutôt sur ce qui peut être changé. Certaines choses sont vraiment hors de son contrôle, mais il a besoin de savoir comment faire la différence.

La virtù, telle que Machiavel l’utilise, n’a pas de connotation morale, au sens de vertu morale, mais s’entend comme une sorte d’audace, voire de l’impudence. Il n’est pas rare qu’un dirigeant politique fasse preuve d’un courage sans scrupules pour consolider son pouvoir dans l’État. Machiavel est, en fait, l’un des premiers à réorienter notre regard politique, de la sphère de la religion et de la morale chrétienne, vers une compréhension réaliste et pratique du gouvernement. Une sorte de sécularisation de la politique. La politique et l’éthique, l’activité vertueuse, ont été clairement séparées, et pas liées comme chez Aristote, qui croit que les deux ont en commun l’eudaimonia, c’est-à-dire le bien qui vaut la peine d’être poursuivi, à la fois en tant qu’individus qui veulent mener une vie vertueuse pour eux-mêmes (par exemple, Aristote considère la contemplation comme une vertu), ainsi que les individus qui agissent dans la société, afin de réaliser l’intérêt commun, le bien public, plus noble que le bien individuel.

Le fait que Machiavel n’ait pas promu les lois morales ne signifie pas qu’il était contre le vidage de l’autorité de toute tentative morale. Il considère plutôt que le pouvoir politique, pour être maintenu, a besoin de plus qu’une propagation du bien moral. Pour que l’ordre social soit assuré, le respect de la loi est une priorité. L’autorité en soi ne suffit pas. Pour se conformer à la loi, il est parfois nécessaire de recourir à la force, ou du moins à la menace de la force, de la punition. Pourquoi? Parce que, selon Machiavel, les gens en général sont guidés par leurs propres intérêts égoïstes. Une approche similaire à la théorie du gouvernement de Hobbes, selon laquelle « l’homme est un loup pour l’homme ». Peut-être cette vision négative de la nature humaine est-elle aussi à la base des mesures restrictives imposées par le gouvernement pour arrêter la pandémie. Nous sommes malhonnêtes, rusés, malins, et la peur du châtiment mets en échec un peu nos caprices. Dans un monde machiavélique, la peur est ce qui détermine le comportement social. De manière contradictoire, Machiavel soutient que parfois le mal, souvent sous la forme de mesures injustes, est nécessaire pour réaliser le bien public.

La réalité est dure, mais c’est aussi celle qui nous jette la vérité à la face. Par conséquent, les visions utopiques n’étaient pas encouragées par Machiavel. Il y a un risque d’échanger trop souvent « être » avec « devoir-être », et d’appliquer des solutions trop utopiques à des problèmes trop réalistes. Mais Machiavel nous met en garde: non seulement les gens, ceux qui sont dirigés, peuvent être rusés, mais aussi les dirigeants politiques. Le pouvoir politique peut être abusé, l’idée d’un bien commun manipulée, la nécessité d’une oppression temporaire peut prendre la forme d’une liberté complète illusoire dans le futur. En ce sens, la virtuosité politique des citoyens consiste à dénoncer leur ruse et, par conséquent, à arrêter la méchanceté de la manipulation politique. Machiavel a déclaré qu’il serait idéal pour un chef d’État d’être à la fois aimé et craint, mais s’il devait choisir, préférablement d’être craint. Mais c’est un choix qui peut souvent se retourner contre lui-même. C’est donc mieux pour lui d’être aimé ou, du moins, de ne pas être haï, mais pour cela, il doit avoir la prudence de rester à l’écart des vices et des défauts.

Margareta Hanes, Docteur en philosophie politique de Vrije Universiteit Brussel

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire