A terme, la place Royale présentera une " zone de rencontre " de quelque dix mètres de largeur. © C.LECOMPTE

La place Royale, bientôt réaménagée: requiem pour un trottoir

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

La place Royale, voisine du palais, sera entièrement réaménagée dans les prochains mois. Après six ans de réflexion et de consultations, ce haut lieu de l’architecture néoclassique bruxelloise se découvrira de plain-pied. Efficace et fonctionnel, sans doute. Mais dans le déni de l’histoire.

Accroché à son étendard et vissé sur la selle de son cheval, Godefroid de Bouillon devra rester de marbre, sinon de bronze : dans quelques mois, la place dont il occupe le centre depuis août 1848 sera prise d’assaut. Dalle par dalle et pavé par pavé, et jusqu’aux lampadaires, l’espace y sera entièrement réagencé.

Le projet de rénovation de cette place, construite dans les années 1775-1785, remonte à 2014. Bruxelles oblige, le dossier est évidemment complexe. Y sont impliqués le bourgmestre de la Ville, l’échevinat de l’urbanisme et celui de la mobilité, la Stib, dès lors qu’un tram traverse la place, Beliris et la Région de Bruxelles-Capitale, via son ministre-président et ses responsables de l’urbanisme et de la mobilité. Si tous s’accordent à juger nécessaire le réaménagement de la place Royale, notamment en raison d’importantes infiltrations d’eau sous le palais du Coudenberg et de l’évolution des modes de déplacement, les moyens d’y parvenir divergent. Il a donc fallu trouver un compromis. Après avoir évoqué la mise sous herbe de la moitié de la place, le déménagement de la statue centrale, voire même le déplacement des rails de tram, Beliris, qui assurera le chantier, a remis une première mouture de plan.

Nous remodelons l’espace qui doit être axé sur le futur et et non pensé uniquement pour conserver les acquis du passé.

Le 3 février dernier, les services régionaux de l’urbanisme ont demandé que d’ultimes modifications y soient apportées, dans le cadre de l’article 191 du Code bruxellois de l’aménagement du territoire. Dès lors que ces changements auront été opérés comme exigés, le permis d’urbanisme sera délivré, sans devoir repasser par une enquête publique.  » Outre quelques modifications relatives à une meilleure intégration de l’éclairage scénographique des façades, la Région a opté pour une place de plain-pied où les véhicules sont canalisés vers le centre et où les trottoirs actuels, en pierre bleue, sont maintenus. « , détaille Marianne Hiernaux, porte-parole de Beliris.

A terme, donc, la place Royale présentera une  » zone de rencontre «  de quelque 10 mètres de largeur, dont une partie, de 4,8 mètres, correspondra à l’emplacement actuel des trottoirs. Piétons et cyclistes pourront circuler sur tout cet espace, qui sera délimité par des bornes. Au-delà de celles-ci, les voitures et le tram se partageront 5,8 mètres de voirie, de part et d’autre de la statue de Godefroid de Bouillon. Les automobiles seront tenus d’accorder la priorité au tram.

Le vaste espace de rencontre sera composé, sur 4,8 mètres, de dalles en pierre bleue, comme maintenant. Quelque 80 % du revêtement actuel sera d’ailleurs récupéré et réutilisé. La deuxième partie de cette aire sera en revanche recouverte, comme la place, des pavés de porphyre placés en éventail qui la garnissent déjà aujourd’hui. Les trottoirs ne seront toutefois plus surélevés que de deux centimètres, au lieu d’une dizaine actuellement. Les réverbères seront maintenus à leur emplacement, à proximité des façades, et du mobilier urbain, des bancs vraisemblablement, sera installé. Le tout coûtera environ 5,35 millions d’euros, déboursés par Beliris. Les derniers plans sont actuellement en cours de finalisation et seront présentés au comité d’accompagnement à la fin du mois de juin.

La statue de Godefroid de Bouillon, vers 1900.
La statue de Godefroid de Bouillon, vers 1900.© GETTY IMAGES

Mêler l’ancien et le nouveau

Contrairement aux bâtiments qui bordent la place Royale, ses pavés, ses trottoirs et ses dalles en pierre bleue ne sont pas classés. La place n’est, en effet, pas considérée comme un site, à l’instar de la Grand-Place de Bruxelles dont les pavés sont sacralisés. Dès lors que l’on touche à un pan de l’histoire de l’architecture bruxelloise, différentes voix s’élèvent et s’opposent.

 » Il s’agit d’un dossier emblématique : nous remodelons l’espace qui doit être axé sur le futur et non pensé uniquement pour conserver les acquis du passé « , illustre ainsi Marc Debont, le porte- parole du secrétaire d’Etat à l’Urbanisme et… au Patrimoine, Pascal Smet (SP.A). Au cabinet régional de la mobilité, on se réjouit :  » Ce projet cadre parfaitement avec notre plan de mobilité Good Move, s’enthousiasme la porte-parole Marie Thibaut de Maisières. Ce plain-pied est beaucoup plus modulable et peut à l’avenir être retransformé à moindre coût, en fonction de l’évolution de la ville.  »

Certes. Le ton est nettement plus froid du côté des défenseurs du patrimoine bruxellois.  » Cette position ne va pas du tout dans le sens de la sauvegarde du patrimoine, déplore Marion Alecian, directrice de l’Atelier de recherche et d’action urbaines (Arau). La rénovation de la place, située dans un quartier néoclassique de 40 hectares, n’est en outre pas pensée en termes globaux. Or, toucher à un morceau du quartier altère l’ensemble. Qu’en est-il, par exemple, de la jonction entre ces trot-toirs surbaissés de la place Royale et ceux des rues environnantes, notamment ceux qui longent le palais royal ?  »

Questionnés sur ce point par Le Vif/L’Express, les différents acteurs de ce dossier n’ont pu répondre. Preuve que la rénovation de la place Royale est en effet pensée pour elle-même, sans vision d’ensemble sur le quartier.

Dans son memorandum de mars 2019, la commission royale des monuments et sites (CRMS) avait d’ailleurs demandé au gouvernement bruxellois qu’il s’engage à conserver la cohérence du quartier royal, très prisé des touristes.  » Si l’évolution vers les mobilités durables présente des opportunités pour l’amélioration des paysages urbains historiques, la commission craint que des projets ponctuels et non coordonnés ne portent préjudice au paysage urbain mondialement reconnu, alors qu’il a globalement résisté aux évolutions des 150 dernières années, en ce compris le « tout-à-l’automobile », écrit-elle. A l’ère où les questions de mobilité durable façonnent et refaçonnent la ville, la commission propose d’adapter le statut de l’espace public et de son aménagement, pour ne pas intervenir sur les formes urbaines essentielle à sa dimension patrimoniale.  » Las, la proposition n’avait pas été retenue dans la déclaration de politique régionale.

Des centimètres qui font la différence

Ce sont notamment les trottoirs, désormais aplatis, qui posent problème aux défenseurs du patrimoine.  » Un aménagement de plain-pied de la place Royale occasionnerait un changement fondamental de son organisation spatiale, insistait la CRMS en novembre 2018. Ce choix risque de créer une rupture dans le tissu urbain, encore remarquablement préservé et cohérent, notamment au niveau du patrimoine viaire, des quelque 40 hectares néoclassiques qui composent le quartier royal.  »

Il faut dire qu’il ne s’agit pas de  » vulgaires  » trottoirs mais des premiers du genre à Bruxelles. Introduits dans les rues longeant le parc à la fin du xviiie siècle et remaniés lors de la phase d’aménagement des années 1840, ils sont destinés à faciliter la vie des promeneurs les jours de pluie.  » Les trottoirs de la place et du quartier royal ont été conçus en 1847 d’après les critères les plus luxueux en vigueur à Bruxelles. Servant tout à la fois de protection aux façades, d’espaces de sociabilité et de lieux de promenade confortable, leur profil renforce la régularité du bâti, dont ils prolongent l’espace sur la voie publique. Les trottoirs participent à l’homogénéité du système de voirie du quartier royal « , rappelle Thomas Schlesser, chercheur à l’ULB, dans l’étude Le Paysage urbain néoclassique à Bruxelles Pentagone, qu’il publie en 2019.

Il est possible d’opérer des interventions plus fines qui préservent les formes urbaines tout en nous adaptant à la vie actuelle.

A l’époque, les piétons peuvent circuler sur le trottoir, surélevé d’au moins 15 centimètres et séparé de la chaussée par une bordure de pierre bleue, mais également sur la chaussée, au même titre que tous les usagers de la voirie. A l’avenir, les 15 centimètres de jadis seront réduits à deux.  » Le plain-pied est une solution contemporaine qui s’est imposée dans un contexte de mobilité douce, observe l’historien de l’ULB Christophe Loir, spécialisé dans l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme, et membre de la CRMS. Or, la bordure de trottoir en pierre bleue joue un rôle essentiel dans la transition entre les espaces. La saillie doit être assez importante pour les distinguer clairement et visuellement. Il ne faut pas d’office revenir à une hauteur de 15 centimètres, mais deux à trois centimètres, ce n’est pas suffisant pour préserver la qualité de modénature (profil) de l’espace public du xixe siècle.  »

L'église néoclassique Saint-Jacques-sur-Coudenberg, construite à partir de 1776.
L’église néoclassique Saint-Jacques-sur-Coudenberg, construite à partir de 1776.© BELGAIMAGE

Nul ne conteste que cet espace public, jadis dévolu à la seule voiture, doit aujourd’hui être repensé en fonction de la mobilité douce dans les rues de Bruxelles. Mais les déplacements des piétons et des cyclistes peuvent être facilités sans modifier à ce point le profil de la place Royale.  » Il est tout à fait possible de conserver les trottoirs à leur hauteur actuelle en ménageant des seuils surbaissés pour le passage des cyclistes à certains endroits. Dès lors que la place consacrée à la voiture diminue, la mobilité douce s’améliore d’office, souligne Marion Alecian. Il n’est donc pas nécessaire de modifier la voirie en cherchant à ce qu’elle profite d’abord aux cyclistes.  »  » Il est possible d’opérer des interventions plus fines qui préservent les formes urbaines tout en nous adaptant à la vie actuelle « , embraie Christophe Loir. La place Royale de Reims a ainsi été rénovée en conservant les trottoirs.

Le projet, on le voit, ne concerne pas que la bruxelloise place Royale, ni même que Bruxelles. Il soulève la question de la préservation d’un patrimoine architectural historique, sur laquelle deux camps s’affrontent. Pour les uns, l’objectif, par exemple l’exploitation accrue du site au profit des touristes ou d’activités événementielles, prime sur le patrimoine.  » Les trottoirs actuels empêchent les touristes de visiter agréablement les lieux « , assène ainsi la porte-parole du cabinet régional de la Mobilité. Pour les autres, un paysage urbain peut certes évoluer en fonction des nécessités des usagers de la ville mais le caractère historique du lieu doit être préservé. Même pour quelques centimètres de trottoirs.

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