Rosanne Mathot

La nana na était nue

Rosanne Mathot Journaliste

Le Café Geyser : un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d’observation. Et un tiers de réalité. Où il est question d’une Chinoise polyandre, d’un rabbin triturant culotte et de langes de l’espace.

POF ! Le bouchon avait sauté. Pourquoi ? Pourquoi les bouchons tiennent-ils, comme ça, pendant des années, avant de décider subitement, un jour, qu’ils n’en peuvent plus ? Qu’est-ce qui fait que, tout d’un coup, un bouchon se dise qu’il est temps pour lui de lâcher l’affaire et de céder à la pression ? Lorsque la bouteille de champagne a explosé, le rabbin a vivement sursauté. La fille assise en face de lui, dans ce café bondé, n’a pas tressailli dans son imperméable à capuche. Elle s’est bornée à redresser un peu la pancarte sur laquelle elle a inscrit, en belles lettres sombres :  » Dirk Frimout, c’est moi !  »

Gravement, imperturbable, elle poursuit ses explications :  » Il s’agit d’encourager à la praxis, à la hardiesse du corps, sans l’encombrant fatras de la morale. Tu vois ?  » Le rabbin voit. Cette nana Na, cette femme un peu trapue, à la peau ocre, au popotin étrangement rebondi et à l’accent indéniablement chinois n’a peur de rien. Surtout pas des mots (1). La fille à l’accent chinois, il le sent, est assise sur un secret. De fait, sous son imper, la nana Na est nue, à l’exception d’un lange floqué  » Nasa  » qu’elle porte pour plaire à l’homme qu’elle attend, son idole de toujours : Dirk Frimout (2)(3).

C’est un type tout sec, le rabbin. Du genre beau. Très. Encore très célibataire aussi, malgré une grosse paire de lunettes aux branches bien épaisses, des papillotes lustrées et de longs souliers surastiqués.  » Chez les Na, il n’y a pas de mari, pas de père. Tu vois ?  » A nouveau, le rabbin voit. Il opine poliment de la kippa et triture en même temps la petite culotte de Madame Tannenbaum, tissu blanc froissé au fond de la poche de son pardessus noir.

Il se met à la soupeser machinalement, cette culotte, dans le creux de sa main, avant de s’en éloigner dans un spasme un peu honteux. Il fallait vraiment qu’il pense à rendre la chose à Monsieur Tannenbaum au plus vite. Ce dernier attendait le feu vert rabbinique certifiant que la période délicate de Madame était bel et bien terminée, pour ce mois-ci (4).  » Mais enfin, quand même… « , grommelle le rabbin, en triturant à nouveau la culotte chiffonnée,  » et le sacré, là-dedans ? Et le sacré ? C’est Dieu qui met un mari sur le chemin des femmes. Votre monde, c’est un monde à l’envers ! L’homme y est réduit à une espèce de pantin… d’animal, que l’on siffle !  »  » Bah, pas plus que les femmes le sont chez vous « , rétorque sèchement la Chinoise en levant bien haut son panonceau.  » Vous n’êtes pas vraiment Dirk Frimout, si ? !  » interroge alors le rabbin. La fille à la pancarte le fixe en silence, incrédule, puis son souffle part en glissando, pour s’achever en un merveilleux éclat de rire.

Entre la nana Na et le rabbin, quelque chose s’est passé : ce moment incomparable, où, dans l’ourdir d’un sourire, la pensée exacte se dérobe, se plie en un heureux et tacite consentement. Ils ont fini par partir tous les deux, avec leur lange et leur culotte. Sans attendre Dirk Frimout, ils sont partis goûter ensemble au précieux sentiment qui fait faire salive au monde, surtout sous les étoiles.

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne. Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer à 20 h 15, sur la Une !

1. Le peuple Na, en Chine, est l’unique exemple au monde d’une société polyandre.

2. Les  » langes de l’espace « , créés par la Nasa, existent depuis 1983. Ils sont en vente sur Internet.

3. Dirk Frimout est le premier Belge à avoir voyagé dans l’espace, pour la Nasa, en 1992.

4. Chez les juifs orthodoxes, la Halakha (loi juive) règle toute la vie quotidienne, de l’alimentation aux menstruations.

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