© ANTONIN WEBER

La musique, une réponse à la souffrance: le portrait de Camille Thomas, musicienne belge

Première femme et première musicienne belge à signer chez le prestigieux label Deutsche Grammophon, Camille Thomas est parvenue à tirer le meilleur de la crise en faisant résonner son Stradivarius sur les toits de Paris et dans les plus beaux musées.

Cela faisait plusieurs mois que nous tentions de rencontrer Camille Thomas, violoncelliste franco-belge installée depuis quelques années à Paris. D’ordinaire, comme nombre de musiciens de ce niveau, Camille Thomas est toujours en déplacement et ne passe pas plus de trois jours par mois à son domicile. C’est peu dire que les confinements à répétition ont quelque peu bouleversé sa vie mais de cela, comme de bien d’autres choses, la virtuose a réussi à tirer le meilleur parti. Nous la retrouvons à Bruxelles, sur l’une des plus belles terrasses du Sablon, où elle nous a fixé rendez-vous pour un café. Face à son cappuccino, elle explique être venue à Bruxelles en coup de vent pour fêter les 95 printemps de son grand-père et lui offrir un petit concert privé – « en bulle familiale » – qu’elle décrit comme « un moment rempli de joie et d’émotions ».

« Jouer devant quelqu’un, ça change tout », poursuit celle qui, comme tous les artistes, est restée interdite de public durant quinze mois. Elle n’oserait pas se plaindre, d’autres ont souffert bien plus encore, mais en insistant beaucoup, elle admet avoir très mal vécu ces mois d’enfermement. « Pour un artiste, jouer sans partager n’a pas de sens. Je sais que certains artistes ont profité de ce moment pour se recentrer sur leur art, mais moi, sans public, je ne me sentais plus musicienne. Le fait de n’avoir personne à qui donner mon son me déprimait beaucoup. Je tournais comme un lion en cage tandis qu’à l’extérieur, Paris était en état de siège, la ville silencieuse, et on n’entendait que le bruit de sirènes de pompiers et d’ambulance. C’était très angoissant. »

Son plus gros risque: « Chaque fois que je monte sur scène, la musique étant un art de l’instant, tout est toujours possible, le magique comme la catastrophe. »

Pour tenir le coup dans son petit appartement parisien, Camille Thomas prend l’habitude de grimper sur le toit de l’immeuble et finit par y passer toutes ses journées. « Les toits, c’est un peu les jardins des Parisiens. C’est là où les habitants se ressourçaient ou applaudissaient les soignants le soir, des moments de communion et de solidarité incroyable durant lesquels tout le monde partageait sa solitude. Mon immeuble n’est d’ailleurs pas très loin de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, ce qui rendait ces moments encore plus émouvants. »

Fin mars 2021, un jour où le coucher de soleil s’annonce particulièrement beau, Camille prend son Stradivarius sur le toit et se met à jouer pour son quartier. Une démarche spontanée et « pas très réfléchie », simplement une envie d’apporter un peu de réconfort et de beauté à ses voisins. Ceux-ci sont tellement contents que Camille Thomas se met à enregistrer ces petits concerts improvisés avec son téléphone et les diffuse sur le Net. Les réactions enthousiastes sont immédiates. Camille continue, même si elle doit un peu se faire violence. « D’ordinaire, que ce soit pour des concerts ou l’enregistrement de disques, je suis habituée aux meilleures salles, aux meilleurs studios. Sur les toits, je me retrouvais avec un « son » plus artisanal, j’étais soumise aux aléas du vent et des bruits de la ville. Un saut dans l’inconnu mais qui m’a permis de retrouver du sens et de conjurer l’angoisse de ce que nous vivions. »

Son mantra: « Ne jamais renoncer »

Faire dialoguer les oeuvres

Quelques mois plus tard, lors des premières mesures de « relâchement », Camille pose son violoncelle dans les musées vides. Une première initiative est prise dans celui des Arts décoratifs, après que Camille eut appris, via les réseaux sociaux, la solitude de son conservateur face à ces lieux emplis de majesté mais vides de visiteurs. Jouer dans les musées, c’était pour elle une démarche qui s’inscrivait dans son souhait d’allier toutes les beautés, celles de la musique, des oeuvres plastiques, et, cumulées à la magnificence des lieux, c’était une façon de les faire entrer en dialogue. Une manière aussi d’alerter sur le fait que si certaines mesures permettaient aux gens de reprendre leur souffle, les musées, eux, restaient désespérément privés de public: « Un musée sans visiteur, c’est comme un musicien sans public », exprime-t-elle. C’est ainsi que le projet Voice of Hope Museum a vu le jour et s’est répandu dans d’autres lieux comme le théâtre de la Reine à Versailles, le musée du Louvre, l’Institut du Monde arabe à Paris ou les Musées royaux des beaux-arts à Bruxelles.

La musique, une réponse à la souffrance: le portrait de Camille Thomas, musicienne belge
© ANTONIN WEBER

En réalité, Voice of Hope était surtout un nouvel album dont la sortie prévue en mars 2020 a dû, pandémie oblige, être reportée de trois mois. Pur hasard du calendrier, c’est peu dire qu’avec la crise, cette production a trouvé un écho particulier dans l’actualité. D’autant plus si l’on songe qu’originellement, Voice of Hope prenait racine dans un morceau créé pour Camille Thomas par le compositeur turc Fazil Say, qui entendait apporter une réponse aux attentats du Bataclan et d’Istanbul. Son message « Never give up » est une formule qui correspond parfaitement à Camille Thomas dont le mantra n’est autre que « ne jamais renoncer ». Qu’il s’agisse des attentats ou de la crise sanitaire, la musicienne tient à souligner que « l’art est sans doute l’une des meilleures réponses à la souffrance et aux grandes questions que l’on se pose ». Un album engagé, solidaire aussi, dans la mesure où une partie des bénéfices est reversée à l’Unicef.

Si Camille Thomas est une artiste inspirante et volontaire, elle est aussi la première femme et la première Belge à être enregistrée par la célèbre maison Deutsche Grammophon. Une sorte de triple label et une sacrée prouesse qui nous pousse à l’interroger sur son parcours. Celui-ci démarre dans une famille de mélomanes bruxellois installée à Paris. Chez les Thomas, la musique, on tombe dedans dès qu’on est petit. Sa mère est pianiste et concertiste, et c’est en donnant des cours de piano qu’elle rencontre son mari, un ingénieur fou de musique. Rêveurs et aventuriers, ils décident de s’installer à Paris où naîtront leurs trois filles. Touchée par une maladie à l’oreille, la mère de Camille doit ensuite mettre un terme à sa carrière et se tourne vers la peinture, un autre médium pour exprimer la beauté. D’une certaine façon, confie Camille, « la passion de ma mère pour la musique a continué à travers ses filles, l’une de mes soeurs est chanteuse lyrique, l’autre violoniste, et moi je me suis éprise du violoncelle ».

L’instrument n’est pas facile non plus, mais agit comme un véritable coup de foudre lorsque Camille, 4 ans, entend les suites pour violoncelle de Bach interprétées par Pablo Casals dans le salon familial. Elles résonnent dans l’âme de la petite fille et détermineront toute sa vie. Devenir violoncelliste, une « idée fixe » dont Camille ne s’est jamais départie alors qu’elle se voit constamment dans la remise en question. Ici, elle se découvre déterminée comme jamais. « Pour moi, la musique n’a jamais été un métier ou un choix de carrière, c’est avant tout un accomplissement existentiel. Sans elle, ma vie n’a pas de sens. » Réceptifs, on s’en doute, les parents l’inscrivent dans une école à programme aménagé pour les jeunes prodiges. Et si les horaires sont lourds pour une enfant de 10 ans, Camille l’envisage avant tout comme une immense chance de pouvoir dédier son être à l’art, une manière aussi de vivre plus intensément.

Sa plus grosse claque: « J’ai raté deux fois le concours d’entrée au Conservatoire de Paris. Grâce à ma mère, j’ai passé celui de Berlin et je m’y suis épanouie bien plus encore. J’y ai appris à tracer mon propre chemin sans me soucier de la carrière des autres. »

« Berlin, la chance de ma vie »

« La musique c’est comme un pouvoir magique, elle nous rend plus humain, presque immortel », glisse-t-elle encore. Son parcours scolaire se déroule sans embûche, jusqu’à ses 16 ans où, par deux fois, Camille rate le concours d’entrée au Conservatoire de Paris. Sur le moment, c’est un peu la fin de sa vie, l’ado se dit que si elle n’est même pas capable d’entrer au Conservatoire, elle ne sera bonne à rien. Sa mère lui conseille alors de passer l’examen à Berlin, avant de tenter à nouveau Paris l’année suivante. Berlin, elle n’en rêvait pas la nuit. C’est donc sans pression, détendue, et en restant elle-même qu’elle réussit le concours haut la main et ce qui devait être une histoire de quelques mois se transformera finalement en dix années dans la capitale de la musique.

« Paris était mon objectif premier et pourtant, Berlin s’est révélé être la chance de ma vie. Sans cette expérience, ma carrière n’aurait jamais été la même. C’est important aussi de parler de ses échecs. Souvent, les biographies ne retiennent que les concours que l’on a réussis et les prix. Pourtant, les rebonds qui suivent un échec nous permettent souvent de sauter plus loin et plus haut, à condition d’avoir accepté l’idée même de s’être cassé la figure avant. »

Depuis, cette philosophie de vie est restée la sienne, sans compter qu’en plus du must que constitue l’enseignement musical à Berlin, elle y a découvert une pédagogie très différente de celle qu’elle connaissait à Paris, où le système était ultracompétitif. « A Berlin, les élèves sont plus encouragés à tracer leur propre chemin sans se soucier de l’évolution des autres. C’est là que j’ai appris à cultiver ma singularité. Finalement, c’est sans doute l’une des choses qui compte le plus pour un artiste, d’être avant tout soi-même. Ensuite, c’est le travail et le partage dans la sincérité de ce qu’on est, et la générosité de ce que l’on donne au public. »

Camille Thomas, c’est la trajectoire d’une carrière sincère, ascensionnelle et qui n’a pas fini de faire des étincelles. Preuve en est, à côté de sa signature chez Deutsche Grammophon, elle a également tapé dans l’oeil (ou l’oreille) de la Nippon Music Foundation qui lui a prêté son légendaire Feuermann Stradivarius. Une émotion de tous les instants que de jouer sur l’un de plus beaux violoncelles au monde, vieux de près de trois cents ans. Le prêt a déjà été prolongé et se terminera malheureusement un jour, mais Camille Thomas a choisi de vivre « dans la confiance ».

Ses 5 dates clés

  • 1992: « J’entends le son du violoncelle pour la première fois, une évidence qui me fait dire à 4 ans: « C’est ça que je veux faire de ma vie. » »
  • 2006: « Mon départ pour Berlin, pour quelques semaines ; j’y resterai dix ans. »
  • 2012: « Mes premières scènes, à Bozar Sunday, un festival pour jeunes qui créait un attachement particulier pour Bruxelles. »
  • 2017: « Deutsche Grammophon me propose de signer chez eux. Ils n’avaient plus signé de violoncelliste depuis vingt ans, jamais de femme, ni de Belge. Un immense challenge. »
  • 2019: « La Nippon Music Foundation me prête son Stradivarius, un rêve absolu mais aussi une immense responsabilité de jouer avec un trésor de l’humanité. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire