Rosanne Mathot

« La mort sans amour, c’est pas une vie »

Rosanne Mathot Journaliste

Le Café Geyser : un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d’observation. Et un tiers de réalité. Où il est question de mariages posthumes, d’un cimetière souterrain à Bruxelles, de l’arrière-petite-fille d’Emile Bockstael et de culturistes à moitié nus.

Des modulations funèbres s’échappaient de la cave. Ça tapait un peu des pieds, ça implorait, ça résistait. Un vrai choc pour les nerfs, ce boucan-là.  » Oh la la, mon dieu ! Mon dieu !  » se dirent-ils tous mentalement. Nerveusement, John n° 1 resserra le bandeau moite qu’il portait au front. A sa droite, John n° 2 joua un instant, sous la table, avec la gâchette râpeuse de son Smith & Wesson, modèle 10, calibre 38. John n° 3 ne faisait rien du tout. Il écoutait. Tous avaient, entre les yeux, un pli, une barre sombre et verticale, comme un point d’exclamation inquiet. La joie les avait quittés. Pauvres gars.

Un énorme badam-badam emplit soudain l’escalier. En ahanant, quelqu’un remonte depuis la cave. Et péniblement, avec ça. Comme au vif signal d’une sentinelle, une serveuse redresse illico la tête de ses comptes. Avec l’élan subit du cobra, elle ausculte la situation :  » Si ces Rambo pouvaient s’attifer un minimum et quitter les lieux, s’il vous plaît !  » tonne-t-elle, en distribuant chemises et pantalons. (1)

Tel un brancardier à Verdun, zélée et opiniâtre, la serveuse s’agite vigoureusement parmi les chiffons et les corps bronzés. Et vas-y que je te tire sur les manches, et que je te l’enfile, la chemise, et que je te l’ajuste, le pantalon, que je te le lisse et que je palpe. La vingtaine de culturistes ne se fait pas prier, tournicotant et piétinant à moitié nus et effarés à travers ce café maudit, tentant de ne pas s’embourber dans les sillons de câbles, de fils électriques, de caméras et d’appareils photo. Partout, le désordre. Partout, la confusion. Partout, la panique. Jamais casting n’a-t-il tant donné dans l’épouvantable baroque.

C’est à l’acmé de ce chaos, à l’ombre des bodybuilders, qu’une créature bossue émerge de la cave. Dans la fermentation des chuchotements, un relent de fauve emplit la pièce. Boum : la bosse tombe sur le parquet. Elle ressemble à un sac funéraire bien rempli. A côté d’elle se tient une jeune fille sale et ébouriffée. Elle a des yeux boursouflés par en dessous, comme des vessies qui s’apprêteraient à pisser des larmes.  » Je ne fais que passer. Pardon ! Je pensais que le café serait fermé.  » Sous le flot des questions qui fusent sous les lampes vert émeraude, la fille et son sac (son cadavre ?) sont rigides et immobiles.

Et que fais-tu dans notre cave ? Et combien de fois ? Et pourquoi ? Ah, du négoce ? Depuis presque un an. Ah, pour les Chinois. Tu es l’arrière-petite-fille d’Emile Bockstael ? Ah, plusieurs fois par mois. Pour l’amour ? Quelle histoire ! Quelle histoire ! Et, entre parenthèses, il y a quoi, dans la cave ? Des bouteilles. Oui. Mais encore ? Du fromage. Bon. Et un passage secret vers le cimetière. Et puis ? Il y a des morts, pardi ! Des morts ? ! Ah bbbbon ? Oui, des morts pour lesquels j’organise des mariages. Parce que… la mort sans amour, avouez que c’est pas une vie (2 + 3).

Mais c’est pas tout ça : l’heure tourne. Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer sur la Une, à 20 h 15 !

1. Un 5e volet de la saga Rambo est prévu pour 2019, sans Sylvester Stallone, cette fois.

2. La restauration des galeries funéraires du cimetière de Laeken se termine. Très rare, ce cimetière souterrain fut construit fin du XIXe, par l’échevin des Travaux publics de Laeken, Emile Bockstael.

3. Dans la tradition chinoise, un mariage fantôme est un mariage dans lequel au moins l’un des deux  » partenaires  » est décédé. Cette tradition reste ancrée, même en Europe, entraînant vols et négoce de cadavres au marché noir.

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