Felipe Van Keirsbilck

La Loi Zéro Salaire est un suicide économique

Felipe Van Keirsbilck Secrétaire général de la Centrale nationale des employés

C’est une excellente nouvelle, selon une étude du Ministère de l’Economie : le coût du travail par unité produite en Belgique a baissé en 2014, puis de nouveau en 2015. Et, du fait de l’accumulation de cadeaux faits aux entreprises avec l’argent de la Sécu, il devrait baisser encore davantage en 2016.

Mais que devient cette bonne nouvelle si on remplace « coût du travail » par son exact équivalent « revenu des personnes qui travaillent » ? A chaque pourcent de « baisse du coût du travail » c’est, pour chaque Euro de richesse produite, un centime qui n’ira pas aux ménages. Et peu importe ici qu’on parle du salaire direct ou du salaire socialisé via la Sécu : le centime perdu ne se retrouvera ni en salaire poche, ni en pension, allocations familiales ou remboursements des soins de santé. Quelle sorte de société pourrait se réjouir que le partage des richesses produites, déjà dégradé de façon très importante depuis 30 ans, continue à se dégrader indéfiniment, au profit de ceux qui possèdent déjà beaucoup, et au détriment de ceux qui produisent … et qui consomment !

Car, au-delà des divergences politiques entre un gouvernement néolibéral et nous, il y a un aveuglement effrayant. Le même rapport récent du Ministère de l’Economie espère que la croissance reviendra en 2017, grâce « aux investissements, et surtout à la consommation privée« . Mais quelle consommation privée, dans un pays où une personne sur 7 vit sous le seuil de pauvreté, où les pensions sont parmi les plus basses d’Europe, où le prix de certains médicaments va augmenter de 300% … et où les salaires sont bloqués ? Quelle croissance dans la distribution, les services aux personnes, l’horeca, le bâtiment, la culture et les loisirs si les ménages confrontés à de multiples hausses de taxes et d’accises doivent restreindre encore leurs dépenses ? Le rapport du Ministère laisse d’ailleurs échapper, derrière son optimisme de commande, quelques mots de sincérité anxieuse : tout ira mieux en 2017 … « dans un scénario où n’interviendraient pas de nouvelles mesures de modération salariale ».

Or, malgré la croissance des bénéfices des grandes entreprises, les salaires bruts réels ont déjà baissé ces dernières années. La FEB, qui depuis 20 ans criait au « handicap salarial », a bien dû admettre que cette fiction[1] a disparu – et s’est même inversée. La loi de modération salariale de 1996 autoriserait de ce fait des hausses réelles[2] des salaires entre 2 et 2,5% pour 2017 et 2018. Le sens du plan « 3×3 » (3×3-plan.be) soutenu notamment par la LBC et la CNE est de tenir compte aussi des gains importants de productivité, et d’affirmer qu’on pourrait aisément augmenter l’emploi, les salaires et le bien-être en 2017-2018. Imaginons un instant que, dans la plupart des secteurs[3], une telle hausse de 3% soit appliquée aux salaires bruts : qu’arriverait-il ? D’abord, les ménages disposeraient de moyens accrus : le nombre d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté diminuerait, et l’activité (et l’emploi) dans de nombreux secteurs serait relancée : les ménages de travailleurs ne planqueront pas leurs 3% d’augmentation aux îles Caïman. En même temps, les revenus de la Sécu augmenteraient sensiblement, puisque les salaires sont la base essentielle de financement de l’ONSS. Idem pour les revenus de l’Etat ; l’ensemble rendant inutile l’essentiel des mesures de coupes dans les pensions et la santé prises par le gouvernement Michel.

Alors, tout va bien ? Ou du moins tout pourrait aller mieux ? Oui. Sauf que … le soi-disant « handicap salarial » ayant disparu, le gouvernement s’est laissé dicter par la FEB une nouvelle loi sur les salaires, remplaçant celle de 1996, et qu’il faut bien appeler « Loi Zéro Salaire » dans la mesure où elle interdirait toute hausse significative des salaires négociés collectivement[4]. Pour combien de temps ? A première vue, une douzaine d’années : la FEB veut une baisse des salaires réels « entre 8 et 16% » : si on se base sur la période 2017-2018, où cette loi volerait aux travailleurs environ 1,5% de salaires, il faudra entre 10 et 20 ans pour assouvir cette soif de dividendes supplémentaires. Une éternité, à un moment où tous les économistes sérieux, et jusqu’à la Commission européenne, recommandent de recommencer à augmenter les salaires – ce que font désormais les Allemands. Pourquoi ? Pas seulement par sens social : mais pour la simple survie du système économique.

En se laissant mener par le bout du nez par la FEB, le gouvernement de Ch. Michel prend une responsabilité dramatique. Car cette politique à courte vue – tout comme la fragilisation du financement d’équilibre de la Sécu – ne conduira pas seulement à un suicide économique, mais aussi à un effondrement démocratique. Une fois la Sécu et les services publics asphyxiés, une fois leurs salaires saignés pour soigner les actionnaires, au nom de quel prêchi-prêcha moralisateur demandera-t-on aux travailleurs de ne pas voter pour les petits Trump de demain ?

Voter et appliquer la Loi Zéro Salaire serait une menace majeure contre ce qui nous permet encore de vivre ensemble. Tout doit être fait pour s’y opposer.

[1] « fiction » en ce sens que l’écart nominal ne tient pas compte des écarts de productivité

[2] C’est-à-dire au-delà de l’inflation et de l’évolution barémique liée à l’ancienneté.

[3] « la plupart », en admettant que certains secteurs confrontés à une concurrence immédiate de pays voisins choisissent de programmer une hausse plus lente des salaires

[4] Pour ce qui est des salaires et avantages divers négociés individuellement par les travailleurs très qualifiés en position de force, tout reste permis …

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