Nicolas De Decker

La grève des trains, une certaine idée de l’à-propos

Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Ainsi donc, en Belgique, les chemins de fer se mettent en grève pour deux jours. Peut-être pas catégoriquement, mais au moins à 50%. Et puis peut-être encore pour trois jours, après. Peut-être pas catégoriquement non plus, mais enfin, on ne sait jamais.

Pleuvent alors sur les syndicalistes, surtout ceux de Wallonie, surtout ceux des services publics, surtout ceux du rail, de sempiternels reproches, souvent injustes, parfois contradictoires. Lancinants, toujours. Ils seraient ignorants, ils seraient calculateurs, ils seraient paresseux, ils seraient vindicatifs, les syndicalistes des chemins de fer, surtout wallons.

Ceux-là seraient des nostalgiques du bolchevisme de papa. Des adorateurs podagres de Karl et Friedrich. De très vieux officiants d’un culte archaïque de Marx et Engels.

Ceux-là, donc, seraient d’une essence rare et menacée : celle des léninistes attardés.

C’est faux.

Peut-être pas catégoriquement, mais au moins à 50%.

Des militants qui entament ainsi un combat ne peuvent pas être léninistes : Lénine était malin. Catégoriquement.

Valdimir Ilitch Oulianov, c’était le contraire des timoniers de cette cette grève-de-deux-ou-cinq-jours-peut-être-mais-ce-n’est-pas-catégorique-on-verra-bien. Lénine, c’était le génie tactique en plus de l’opportunisme ferroviaire. Sa traversée d’une Europe en guerre dans son apocryphe wagon plombé, et le rôle décisif des trains blindés dans la guerre civile russe, qu’il a remportée, en témoignent.

Avant cette grève de deux ou cinq jours peut-être-mais-ce-n’est-pas-catégorique-on-verra-bien, Lénine aurait jeté un oeil sur la configuration médiatique et politique.

Il aurait remarqué, d’abord, que l’outil de la grève, en particulier dans les transports publics, n’était pas populaire. En tout cas pas dans les médias. En tout cas pas en Flandre.

Mais il aurait remarqué aussi que beaucoup de gens empruntaient les transports publics. De plus en plus, même. Même chez les journalistes (*), et même en Flandre.

Il aurait remarqué ensuite, Lénine, que ces gens-là, camarade, portent en eux des revendications extrêmes, de celles à qui la Belgique de 2016 donne des saveurs d’utopie : prendre un train qui démarre et qui arrive à l’heure, s’y asseoir, peut-être même y faire pipi sans déprécier sa propriété privée vestimentaire et/ou un équipement de bien public (*).

Il aurait remarqué que personne ne voulait de ces trains sales, bondés, en retard, supprimés, annulés, disparus, ni de ces guichets fermés, ni de ces gares cassées, ni de ces lignes abandonnées. Il aurait remarqué que les économies que veut imposer la direction de la SNCB étaient grosses de ces trains sales, bondés, en retard, supprimés, annulés, disparus, et de ces guichets fermés, et des ces gares cassées et de ces lignes abandonnées, comme jadis l’Europe était grosse de sa révolution. Un coup de fil, une réunion, un échange de mails, et ils se ralliaient au mouvement.

Il aurait remarqué donc, Lénine, que les associations représentatives ou se présentant comme telles des navetteurs comme des étudiants partageaient complètement les revendications des syndicalistes cheminots. Un coup de fil, une réunion, un échange de mails, et ils se ralliaient au mouvement.

Il aurait remarqué, le vieux Vladimir Ilitch Oulianov, que les conditions étaient réunies pour un front commun alliant consommateurs et travailleurs de la SNCB, contre sa direction, et contre le gouvernement qui l’encourage à ces économies. Un coup de fil, une réunion, un échange de mails, et ils se ralliaient au mouvement.

Il aurait remarqué également que cette grève-de-deux-ou-cinq-jours-peut-être-mais-ce-n’est-pas-catégorique-on-verra-bien a d’abord inquiété le gouvernement en question, où l’on sait analyser une configuration politique et médiatique. Mais il n’y a pas eu de coup de fil, pas de réunion, et pas d’échange de mails. Il y avait de quoi enrôler tout le monde, personne ne s’est rallié au mouvement. Même pas les syndicalistes flamands.

Il aurait remarqué, enfin, qu’aujourd’hui, ce gouvernement en question rigole bien de cette grève-de-deux-ou-cinq-jours-peut-être-mais-ce-n’est-pas-catégorique-on-verra-bien : on ne parle que d’elle, et jamais des mesures qui l’ont provoquée.

Le combat n’est pas encore commencé que le gouvernement l’a déjà gagné.

La légende léniniste a donné un nom à ces compagnons du combat d’un moment bolchévique : les idiots utiles.

Aujourd’hui, ceux, étudiants, navetteurs, voyageurs, qui veulent s’asseoir (et même faire pipi (*)) dans des trains qui roulent ne sont ni idiots, ni inutiles.

Ceux qui s’interdisent de les recruter dans leur combat, par ignorance ou par calcul, par paresse ou par vengeance, le sont.

Catégoriquement.

(*)L’auteur de ces lignes présente à cet égard ses sincères excuses au personnel nettoyant les toilettes de la quatrième voiture du train IC de lundi, 7h24, entre Charleroi et Bruxelles. Les pages de journal chiffonnées qui ont obstrué toute une journée le fond de la cuvette sont celles que l’usager doit employer lorsque le seul WC fonctionnel des quatre premières voitures d’un train IC du petit matin n’est pas pourvu de papier hygiénique.

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