Le «vivier» de personnalités féminines à mettre à l’honneur est grand, assure Appoline Vranken, fondatrice de l’asbl L’architecture qui dégenre. Le recensement a été fait et «les communes n’ont plus qu’à puiser dedans». © hatim kaghat

La féminisation des rues liégeoises, un grand chantier

Mathieu Colinet Journaliste

Sous l’impulsion des autorités publiques et d’initiatives militantes, le nombre de rues liégeoises portant le nom d’une femme a, enfin, progressé au cours de la dernière décennie. Le mouvement se poursuit. Mais les résistances, la mauvaise foi et les réflexes paternalistes restent de fameux obstacles…

Comme d’autres, Liège a entrepris de féminiser les noms de ses rues depuis plusieurs années. Jusque-là, les femmes faisaient figure d’exception dans l’odonymie liégeoise, avec une poignée d’artères seulement baptisées de leurs noms. Elles le sont encore très largement mais l’impulsion donnée lors de la précédente mandature communale et poursuivie au cours de l’actuelle a permis d’accroître leur présence. «Depuis 2019, nous avons ajouté 27 dénominations patronymiques et, parmi elles, 19 de femmes, commente Elisabeth Fraipont, l’échevine liégeoise de l’état civil. Désormais, 48 voiries portent le nom d’une femme sur les 2 074 comptabilisées sur le territoire communal. Soit un peu plus de 2%

Féminiser l’espace public, ce n’est pas donner un nom générique et non identifiable!

L’échevine reconnaît spontanément qu’il reste du chemin à parcourir avant d’atteindre la parité sur les plaques émaillées mais elle attire l’attention sur des résistances, «à différents niveaux», qui n’ont pas disparu: «Au sein de la sous-commission communale de toponymie, où sont analysées les propositions, mais aussi parmi les membres du conseil communal et du collège.»

Ces résistances résonnent d’arguments souvent entendus. Notamment celui qui voudrait que le «vivier» de personnalités féminines à mettre à l’honneur n’est pas suffisant étant donné le rôle secondaire occupé par les femmes durant des siècles. «C’est un discours régulièrement répété mais qui ne tient pas la route, affirme Apolline Vranken, architecte et fondatrice de l’asbl L’ architecture qui dégenre. Ces dernières années, différentes initiatives militantes ont mis en lumière un grand nombre de femmes. Le travail a été fait. Les communes n’ont plus qu’à puiser dedans.»

Le risque de contrecoup que ferait peser la féminisation sur la toponymie traditionnelle est un autre argument. C’est notamment celui de la Commission royale de toponymie et de dialectologie. Chargée d’adresser des avis aux communes, l’instance a, entre autres, au cœur de ses missions la défense de cette toponymie composée de noms anciens, usuels ou liés à des lieux-dits. «Au cours des dernières décennies, les recours trop fréquents aux noms de personnes ont fortement malmené tout ce patrimoine, argumente Martine Willems, responsable au sein de la commission des avis sur les noms de rues pour la province de Liège. A force d’efforts, nous étions parvenus à sensibiliser les responsables communaux à l’importance de préserver une toponymie traditionnelle. La féminisation remet ce travail en question dans certaines communes.»

Anne-Josèphe Théroigne invisibilisée

La manière de féminiser peut également faire débat. Ainsi, certains pointent la décision de baptiser la passerelle reliant le quartier des Guillemins au parc de la Boverie «La Belle Liégeoise». D’autres sont beaucoup plus critiques à l’égard de celle-ci, insistant d’abord sur les défauts d’une telle dénomination. «Féminiser l’espace public, ce n’est pas donner un nom générique et non identifiable. Derrière une dénomination doit apparaître clairement la personne dont il est question», argue Apolline Vranken.

En l’occurrence, cette personne est une figure de la Révolution française: Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt, combattante pour l’égalité des droits entre hommes et femmes, et qui fut la première Marianne de France. «Sa personnalité tranchait avec son époque, souligne Paul Delforge, historien et directeur de recherches à l’Institut Destrée, qui publiera dans quelques mois une biographie à son sujet. Elle considérait notamment que le mot “homme” de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen renvoyait à toute l’humanité et pas seulement à la gent masculine. Prétendre cela, c’était lever une sacrée chape de plomb. Sa postérité est réelle aujourd’hui: son personnage est repris dans un manga et même dans un jeu vidéo. Malheureusement, à Liège, en ne donnant pas directement son nom à une passerelle, mais en l’évoquant à travers une expression paternaliste et condescendante de Lamartine à son sujet, on a en quelque sorte choisi d’invisibiliser son action.»

Quelques femmes de plus au «panthéon» liégeois

Au cours de la dernière décennie, la Ville de Liège a baptisé une centaine de rues. Ce travail lui a permis de mettre à l’honneur un certain nombre de personnalités qui ne l’avaient pas encore été. Dont des femmes. Parmi celles-ci figure Lucie Dejardin, une des premières députées belges. Elue en 1929 alors que le suffrage universel n’était encore que masculin, elle a été active au Parlement, entre autres sur les questions de lutte contre la pauvreté ou sur celles touchant au statut des femmes et des enfants. Durant la Première Guerre mondiale, elle a aussi fait partie d’un réseau clandestin de renseignements (La dame blanche).

Lucie Dejardin, députée élue en 1929 alors que le suffrage universel n’était encore que masculin, est l’une des dernières femmes à avoir donné son nom à une rue liégeoise.
Lucie Dejardin, députée élue en 1929 alors que le suffrage universel n’était encore que masculin, est l’une des dernières femmes à avoir donné son nom à une rue liégeoise. © dr

Jeanne Renotte a également été mise à l’honneur. Infirmière-accoucheuse liégeoise, elle fut de celles qui, au sein de sa profession, ont très tôt milité en faveur de l’accouchement sans douleur. Durant la Seconde Guerre mondiale, elle a été active dans la résistance, arrêtée puis déportée. Après la guerre, elle s’est engagée dans différentes actions en faveur de la paix.

Dans le domaine culturel, Madame de Bierthe figure parmi les personnalités qui ont désormais leur nom dans l’odonymie liégeoise. Professeure de musique au XVIIIe siècle, elle avait, semble-t-il, acquis une réputation telle à Liège que de nombreuses jeunes filles se pressaient auprès d’elle pour suivre ses enseignements. Hélène van Heule a aussi été honorée. Dans la Cité ardente, son action en tant que conservatrice de musées – sans doute la première à occuper un tel poste en Belgique – fut régulièrement rappelée puisque c’est elle qui, à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, a pris l’initiative de mettre à l’abri une série d’œuvres d’art.

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