Manifestation en 2018 devant le Petit-Château, à Bruxelles, pour réclamer la démission du secrétaire d'Etat Theo Francken (N-VA). © belgaimage

La démission, une tradition en perdition

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Theo Francken, qui a reconnu sa responsabilité politique dans l’affaire Kucam, devrait-il renoncer à son mandat? Et Jan Jambon? Et Maggie De Block, avant eux? Si la démission est une tradition politique, elle semble toutefois se faire plus rare, à mesure que l’interprétation de la responsabilité d’un ministre rétrécit.

Le contexte

Comme secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration, entre 2014 et 2018, Theo Francken (N-VA) faisait appel à des intermédiaires pour déterminer l’attribution de visas humanitaires. L’un d’eux était Melikan Kucam, conseiller communal nationaliste à Malines. Il vient d’être condamné à huit ans de prison et 696.000 euros d’amende, reconnu coupable de trafic d’êtres humains, corruption passive et association de malfaiteurs: il se faisait payer par des chrétiens assyriens de Syrie et d’Irak qui espéraient ainsi recevoir un visa humanitaire. Theo Francken a reconnu une faute politique mais, n’étant plus aux affaires, estime ne pas avoir à démissionner, d’autant que son score électoral n’en a pas pâti aux élections de 2019.

« Bien sûr que je suis responsable politiquement. » Il l’admet désormais volontiers, Theo Francken. Comme une énième provocation: de toute façon, il y a prescription. Il n’est plus secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration depuis 2018, il n’a plus de comptes à rendre sur les agissements d’un ancien collaborateur. Quand bien même celui-ci – Melikan Kucam – a été lourdement condamné (huit ans de prison, 696.000 euros d’amende et dix ans de privation de droits civils et politiques) pour un trafic de visas humanitaires.

Déjà quand l’affaire fut dévoilée par un reportage de la VRT en 2019, la responsabilité de l’élu N-VA avait été épinglée. Mais n’étant plus aux affaires, que pouvait-il faire? Alors, quand la justice a prononcé ce jugement, le 12 janvier, et que les mêmes critiques à son égard ont resurgi, le nationaliste a ressorti le même refrain: plus en fonction, pas de démission. Ni de sanction: « Je me suis présenté comme chef de file à la Chambre après que l’affaire Kucam est devenue publique, a-t-il tweeté. Chaque électeur peut voter en toute conscience. J’ai reçu plus de 122.000 voix de préférence et notre liste a progressé. L’électeur a donc clairement jugé. » Circulez, svp.

Si le ministre n’est plus en poste, la sanction « majeure » de démission n’existe plus.

Jan Jambon a lui aussi reconnu une faute, en juillet dernier. Une « faute de communication », alors qu’il était ministre de l’Intérieur en 2018 et que Jozef Chovanec, citoyen slovaque de 38 ans, décédait après une intervention policière contestée dans une cellule de l’aéroport de Charleroi.

En 1998, lorsque la demandeuse d’asile nigériane Semira Adamu est morte étouffée par un coussin tenu par deux policiers, le ministre de l’Intérieur Louis Tobback a quitté le gouvernement Dehaene. Mais le socialiste flamand était encore en fonction, à la différence de Jan Jambon (qui officie désormais comme ministre-président flamand). « Un ministre assume sa responsabilité politique – qu’il faut distinguer de sa responsabilité judiciaire – devant la Chambre (ou les parlements régionaux et communautaires, selon le niveau de pouvoir), détaille Marc Verdussen, professeur de droit constitutionnel à l’UCLouvain. Si ce ministre n’est plus en poste, la sanction « majeure » de démission n’existe plus. S’y substitue une responsabilité devant le corps électoral: se faire réélire ou pas. »

Bref, si les affaires Kucam et Chovanec avaient été révélées plus tôt, tant Theo Francken que Jan Jambon n’y auraient probablement pas survécu. Durant la suédoise, le premier aurait eu une flopée d’occasions de faire un pas de côté (anniversaire de Bob Maes, organisation de réunions pour un groupe d’extrême droite, propos de Charles Michel qualifiés d’absurdes…). Et s’il avait dû écouter l’opposition, le second aurait dû se retirer au moins trois fois. Après la mort de Mawda; la phrase « les collaborateurs avaient leurs raisons »; les attentats de Bruxelles. Là, il avait vraiment failli: sa lettre de départ avait bien été rédigée, mais le Premier ministre Charles Michel l’avait refusée. Les deux nationalistes finiront bien par quitter le gouvernement, en 2018. Mais pas à la suite d’une bévue ou une polémique. Juste pour le faire éclater.

Maggie De Block, la survivante

Sous la suédoise, la tête du ministre de la Défense Steven Vandeput (N-VA, à nouveau) fut elle aussi réclamée par l’opposition, après des révélations portant sur la dissimulation, par de hauts gradés de l’armée, d’un rapport sur la durée de vie des F-16. « Je ne vois pas comment j’aiderais à faire avancer les choses en démissionnant », avait-il justifié, estimant qu’il n’avait pas personnellement failli.

Sous le gouvernement Wilmès, c’est Maggie De Block (Open VLD) qui est plus d’une fois passée entre les gouttes. Et dont la révélation du non-renouvellement du stock stratégique de six millions de masques de protection aurait pu (dû?) entraîner le retrait. « Quand le patient va mal, ce n’est pas le moment de fuir », balayait-elle. « On était quasi dans le registre de la faute politique, de l’incompétence, resitue le politologue Pascal Delwit (ULB). Mais il faut se souvenir de la situation très particulière, avec un exécutif en affaires courantes ultraminoritaire, ce qui reste rarissime dans l’histoire du pays. Le contexte était aussi compliqué pour l’Open VLD, dont Maggie De Block avait longtemps été une personnalité emblématique. Son départ aurait signifié reconnaître une erreur de casting. »

La libérale flamande étant ostracisée, Sophie Wilmès avait confié la gestion des masques au ministre des… Télécommunications (Philippe De Backer) et repris elle-même la main en matière de communication. « Si le MR avait réclamé le départ de la ministre de la Santé, cela aurait entraîné des tensions au sein de la famille libérale, poursuit-il. Puis, cela aurait pu engendrer une analyse plus pénétrante sur l’action de Sophie Wilmès dans cette crise, elle qui y est tout de même entrée très tard. Cela serait revenu à tirer sur le lampiste et ne pas assumer sa propre responsabilité. Bref, dans un gouvernement normal, il est évident que la démission de Maggie De Block aurait été demandée et qu’elle l’aurait présentée. »

Maggie De Block a été épinglée dans l'affaire du non-renouvellement du stock stratégique de masques de protection.
Maggie De Block a été épinglée dans l’affaire du non-renouvellement du stock stratégique de masques de protection.© belgaimage

Quoique. La démission pour faute semble devenir une tradition en perdition, ces derniers temps. La dernière en date remonte au 26 janvier 2017, lorsque Paul Furlan (PS), alors ministre wallon des Pouvoirs locaux, fut emporté par le scandale Publifin. Joëlle Milquet à la Fédération Wallonie-Bruxelles (inculpée de prise illégale d’intérêt dans un dossier d’emplois fictifs) et Jacqueline Galant au fédéral (écartée pour diverses erreurs de gestion dans des dossiers de mobilité) l’avaient précédé, en avril 2016. Et, depuis, plus rien. Bien que, donc, les occasions auraient pu se présenter.

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Ministres, secrétaires d’Etat et ministres-présidents ont démissionné dans les 60 gouvernements qui se sont succédés au sein des entités fédérées entre 1981 et 2017, selon une analyse du Crisp. Seule la Communauté germanophone n’avait jamais, durant cette période, connu de démission.

Ne plus tomber pour les autres

« Aujourd’hui, il semble devenu beaucoup plus rare qu’un ministre démissionne, considère Cédric Istasse, chercheur au Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques) et rédacteur en chef de son Courrier hebdomadaire. Des faits qui, auparavant, auraient conduit à un départ du gouvernement ne l’engendreraient plus nécessairement désormais. Si Dutroux s’évade aujourd’hui, j’entends déjà les « ce n’est pas moi qui lui avait mis les menottes, je n’étais pas dans le palais, je ne suis pas responsable ». » En 1998, l’événement emportait les ministres de la Justice et de l’Intérieur, Stefaan De Clerck (CD&V) et Johan Vande Lanotte (SP.A). « Comme ministre, on doit être le chef d’un système, d’une institution et il faut la défendre. Donc, si l’institution fait des fautes, c’est le chef qui est responsable même s’il n’a pas commis de faute », justifiait alors ce dernier.

« Cette sensibilité semble aller en s’érodant, poursuit Cédric Istasse. Nul ne tombe plus pour des faits commis par une administration. » « Il me paraît clair que, dans la période récente, il est devenu assez exceptionnel que des ministres assument pleinement le principe de la responsabilité politique« , abonde Pascal Delwit. Qui avance deux éléments d’explication. Premièrement, « c’est quelque chose qui semble entrer dans l’imaginaire collectif, que la responsabilité politique ne va pas jusqu’à poser un acte aussi fort quand c’est l’administration qui a commis une faute. A titre personnel, je ne suis pas d’accord avec cette idée. Selon moi, même si c’est injuste, cela fait partie de la fonction. A ce compte-là, les ministres n’auraient aucun pouvoir d’initiative! Quand tout va bien, c’est grâce à eux, quand tout va mal, c’est leur administration… »

Deuxièmement, « les jeux politiques ». Les rapports de force, les stratégies partisanes… qui ont sauvé Francken, Jambon et Vandeput, la N-VA étant en position de force durant la suédoise pour préserver ses ouailles et ne pas affaiblir sa formation. Alors que le MR, minoritaire, avait dû consentir à exfiltrer Hervé Jamar du Budget et à lâcher Jacqueline Galant. Selon une analyse des démissions ministérielles dans les entités fédérées entre 1981 et 2017, réalisée par Cédric Istasse et le politologue Jean Faniel et publiée dans le Courrier hebdomadaire du Crisp, ces équilibres politiques sont la deuxième cause la plus fréquente de démission, derrière les migrations vers d’autres niveaux de pouvoir.

Dans nos sociétés de l’indignation, où les « affaires » se chassent d’un jour à l’autre, la faute réelle se dilue peut-être. « Un ministre, ça démissionne ou ça ferme sa gueule », disait Jean-Pierre Chevènement en 1983. Mais ça, c’était avant.

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