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La culture est-elle essentielle? (débat)

Plus utile encore en temps de crise, mais prioritaire pour autant? Le point de vue du philosophe et directeur des études de l’IHECS, Pascal Chabot et de Mathieu Kassovitz, cinéaste.

Pascal Chabot, philosophie: « Quand on oppose la culture à la santé, les deux sont perdantes »

Fin décembre, le Codeco ferme les lieux culturels avant de rétropédaler. Le 21 janvier, des mesures strictes d’aération leur sont imposées. Si le secteur se sent un peu plus entendu, le dossier reste délicat. Le philosophe Pascal Chabot rappelle le caractère nécessaire de la culture, y compris, et surtout, en temps de crise.

Avant d’en venir au cas précis de la culture, comment définiriez-vous un « besoin essentiel »?

L’expression « besoin essentiel » est problématique, car elle opère une séparation entre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Ce faisant, elle disqualifie forcément une série de besoins en les excluant de ce qui serait « l’essence » humaine. Il me paraît plus sage, et aussi plus neutre, de parler de « besoins primaires », d’abord physiologiques comme boire, dormir, manger, puis psychologiques, émotionnels ou intellectuels. La célèbre pyramide des besoins de Maslow permet de visualiser que c’est en partant de ce qui est primaire que l’être s’édifie, sans pour autant que ce qui se trouve au sommet de la pyramide soit inessentiel. Au contraire, une majeure partie de l’histoire de la philosophie plaide pour reconnaître le fait que le plus essentiel est aussi le plus rare et le plus élaboré.

S’attaquer à un secteur qui compte tant de porte-voix autorisés et spécialistes du plaidoyer n’était pas habile.

Où catégoriseriez-vous la culture?

La culture n’est ni un besoin ni un luxe. Elle est une nécessité. Elle est d’abord le milieu omni-englobant dans lequel se déroulent nos existences. Depuis notre langage jusqu’à nos gestes, depuis nos technologiques jusqu’à nos mentalités, tout ou presque est tissé de culture. De manière plus spécifique, et pour aller vers ce que l’on appelle le « secteur culturel », il est intéressant de se remémorer que c’est à Cicéron que l’on doit la métaphore créatrice de ce que nous appelons « culture ». Dans les Tusculanes, des lettres qu’il écrivait de sa maison de campagne de Tusculum, il enjoint à prendre exemple sur les paysans qui cultivent leur champ pour se décider à cultiver son âme. Cultura autem animi philosophia est: la philosophie est la culture de l’âme. Cicéron est ainsi le chef de file de ceux qui considèrent que l’humain n’est pas un donné achevé, mais qu’il appartient à chacun de se nourrir intellectuellement, de s’édifier, de soigner ses perceptions comme ses émotions, d’enrichir en permanence son univers mental, ce qui ne peut se faire que par un contact rapproché et réflexif avec les grandes oeuvres du passé et du présent. Sans culture, rien ne pousse. A mes yeux, le propre de l’oeuvre culturelle est de nous dire: « Tu ne me consommeras pas. » Dans nos sociétés d’hyperconsommation où nous ne cessons d’ingérer et de détruire ce que l’on ingère, nous rencontrons parfois des oeuvres dont on saisit directement qu’elles nous dépassent et que nous n’en ferons jamais le tour. Un grand morceau de musique devient plus fascinant à chaque écoute, tandis qu’un mauvais morceau ne se consomme qu’une fois. « Tu ne me consommeras pas », cela veut dire « tu me contempleras ». La culture, ainsi, offre des zones de contemplation dans une civilisation qui a tendance à les abolir.

Quand on oppose la culture à la santé dans le débat public, le dilemme est-il bien posé ou faut-il le reformuler?

On ne compte plus les oppositions que cette damnée crise a suscitées. Entre les professions du « distanciel » et celles du « présentiel », entre les générations, entre les vaccinés et les non-vaccinés, entre ceux qui ont eu les moyens de se protéger et ceux qui ont été encore plus exclus, on a vu des fractures se creuser, soit nouvelles soit exacerbées. L’image qui vient en tête est celle d’une terre argileuse en temps de sécheresse: partout des craquelures, des fissures. Opposer n’est donc pas ce que l’on doit faire ; il nous faudra au contraire beaucoup relier. Et ne sûrement pas opposer la culture à la santé, c’est-à-dire le soin de l’âme, pour parler comme Cicéron, et le soin du corps. Il y a là un dualisme dont on se croyait sorti. Les deux secteurs mis ainsi en rivalité sont perdants.

Pascal Chabot, directeur des études à l'Ihecs et philosophe.
Pascal Chabot, directeur des études à l’Ihecs et philosophe.© DR

De votre point de vue philosophique, quel regard avez-vous porté sur la décision des autorités de fermer les lieux culturels fin décembre dernier, avant de l’amender plus tard?

Un regard critique, évidemment. La mesure paraissait inutile et vexatoire. Inutile parce qu’en termes épidémiologiques, ces lieux n’étaient pas considérés comme plus à risque qu’un grand magasin ou qu’un autobus. Vexatoire ensuite, car on pointait de la sorte un secteur qui avait déjà beaucoup souffert et qui se voyait injustement considéré comme « non essentiel » et dangereux. Cela étant, l’erreur existe, on l’oublie trop souvent. Le dommage symbolique était fait, et il était, sur ce plan, irréparable, mais la mesure de fermeture a été vite suspendue par les tribunaux, ce qui a fait respirer tous les démocrates qui se sont souvenus que la séparation des pouvoirs était le coeur de nos systèmes. Un certain nombre de politiciens ont reconnu leur erreur, soit sincèrement, soit rétrospectivement, en comprenant que s’attaquer ainsi à un secteur qui compte tant de porte-voix autorisés et spécialistes du plaidoyer, ainsi que de relais dans les médias, n’était pas habile.

De nos jours, on peut aisément avoir accès à la culture à domicile. En quoi diffèrent sensiblement et esthétiquement l’expérience collective de la culture (celle qu’on peut éprouver dans les lieux culturels) et l’accès à la culture chez soi?

Vous pointez là une mutation majeure de nos sociétés: nous vivons de plus en plus dans nos bulles. Les trois réalités qui façonnent nos systèmes sont nos vitres (qui nous protègent du dehors), nos chaises et nos écrans. Vivre dans le système, c’est souvent être assis à l’intérieur, devant nos écrans. Or, un grand nombre d’activités qui s’y déroulent sont culturelles, et celles-là ont prospéré comme jamais. Netflix se porte très bien, comme les autres « ultraforces » des industries culturelles et de divertissement. Le monde du livre, aussi, va globalement bien, et c’est tant mieux. La culture visée par les mesures de fermeture est celle qui nécessite de sortir de sa bulle, physique d’abord, mais mentale aussi. La salle de spectacle, de cinéma, de théâtre, de danse, de concert, est celle où se passe une chose hors du commun: la transformation d’un ensemble d’individus qui ne se connaissent pas en un public, c’est-à-dire en un groupe traversé par les mêmes sons, les mêmes images, les mêmes émotions, et qui, sur cette base, élabore des représentations mentales personnelles mais forcément liées. Parfois, quand cela marche, ils vibrent ensemble. Ce qui signifie que la culture dépasse les individualismes: elle est créatrice de liens nouveaux et concrets, physiques plutôt que virtuels, ceux précisément dont nous avons tant besoin.

Mathieu Kassovitz, cinéaste: « Fermer les lieux culturels momentanément n’est pas une catastrophe »

Le cinéaste Mathieu Kassovitz ne comprend pas les gens qui se plaignent de la fermeture des lieux culturels si la situation sanitaire l’exige. L’accès à un contenu culturel de qualité peut se faire à domicile, soutient-il.

Vous êtes l’une des rares voix, dans le milieu, à estimer que la fermeture des lieux culturels n’est pas un problème en soi lors d’une crise sanitaire.

En effet. Je dis simplement que dans un moment de crise sanitaire, où l’incertitude règne, les lieux culturels clos (cinémas, théâtres ou autres) sont des endroits où le risque de contamination est réel. J’entends certains dire, à juste titre d’ailleurs, que les métros et trains, où les gens sont entassés, sont des endroits beaucoup plus contaminants. Certes. Mais il faut bien réduire au maximum le risque et préserver la santé de nos concitoyens. Fermer les lieux culturels pendant une période n’est pas une catastrophe en soi. Quand les lieux culturels étaient fermés en France il y a quelques mois encore, des professionnels du métier se sont sentis outragés et ont interprété ces fermetures comme une manière de dire que la culture n’est pas essentielle. Ce à quoi j’ai répondu: oui, la culture est essentielle, mais personne ne vous empêche d’y avoir accès en regardant des films chez vous, de lire des livres, d’écrire, ou autre. Personnellement, je n’ai pas envie de rester pendant deux heures dans une salle pour me retrouver séparé de deux sièges de la personne la plus proche, avec, de surcroît, un masque qui m’empêche de respirer convenablement. Oui, la culture est essentielle pour toute société, autrement elle est paralysée, asphyxiée, ne peut pas réfléchir, mais en temps de crise, je suis désolé, on peut se priver momentanément des lieux culturels. Et à vrai dire, je ne comprends pas les gens qui se plaignent. J’y vois une sorte d’inconscience et de décalage par rapport au monde dans lequel on vit, avec les défis majeurs auxquels on doit faire face. En tant que cinéaste, je suis favorable à trouver d’autres moyens de distribuer et vendre des films, le temps de la crise, en espérant que les choses reprendront, d’ailleurs peut-être qu’elles ne reprendront jamais.

J’ai l’impression d’être dans le Titanic: l’iceberg est là, devant nous, on y fonce, et les gens se plaignent que le buffet soit froid.

Qu’entendez-vous par là?

J’ai l’impression d’être dans le Titanic: l’iceberg est là, devant nous, on y fonce, et les gens se plaignent que le buffet soit froid.

La métaphore est savoureuse mais pourriez-vous développer?

Le problème n’est pas que le buffet soit froid. Le problème c’est qu’on coule, et si le buffet est froid c’est justement parce qu’on coule. S’il y a un problème de virus, c’est parce qu’on a créé un monde propice à ce genre de virus, sachant que d’autres virus nous guettent. Donc la question vitale est: pourquoi on se bat? On se bat pour son propre confort ou pour une cause plus générale où l’on risque son propre confort? Visiblement, beaucoup préfèrent leur propre confort. Aller au cinéma, c’est important, mais en tant que cinéaste, j’aurais espéré que les gens se disent qu’il faut arrêter la surconsommation, revoir les modes de consommation, prendre une autre direction. Or, force est de constater que c’est le contraire qui se produit: nombreux sont ceux qui se montrent plus empressés de reprendre leur mode de consommation, d’acheter davantage, etc. Je trouve cela déplorable. Aujourd’hui, on a un monde à sauver. L’urgence est réelle. Je fais cette digression sur le réchauffement climatique pour faire remarquer que c’est déplacé de voir des gens se plaindre des lieux culturels fermés – je parle surtout du public, pas des employés du milieu – dans un monde qui est en crise. Si on était dans les années 1900, et qu’il n’y avait d’autres moyens de voir des films ou de lire des livres que dans le cinéma ou les bibliothèques, j’aurais compris cette protestation. Or, aujourd’hui, vous allumez votre télévision ou votre tablette et vous avez accès à tous les livres et tous les films du monde.

La culture est-elle essentielle? (débat)
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Il n’en reste pas moins que l’expérience d’accéder à une oeuvre dans un lieu culturel n’a strictement rien à voir avec celle d’en consommer chez soi…

Absolument. Mais est-ce qu’on peut être d’accord sur le fait qu’en temps de « guerre », on peut arrêter certaines activités où l’on se retrouve en grand nombre dans un endroit clos? C’est tout ce que je dis. En espérant qu’on se débarrassera de ce virus, qu’on se retrouvera, s’embrassera, mais l’ambiance n’est pas adéquate pour le moment.

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