Le Palais royal n'échappe plus aux sirènes de la flamandisation tous azimuts. © DANIEL KALKER/REPORTERS

La Belgique, un état hyperflamand

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Ministères, sécu, appareil sécuritaire : la flamandisation des leviers de commande de l’Etat fédéral est de plus en plus criante. La mainmise a même gagné le Palais royal.

Puisqu’ils ne s’en cachent plus, comment ne pas les croire ? Bart De Wever (N-VA) en tête, les hérauts d’une Flandre décomplexée et maîtresse de son destin s’en félicitent : la Belgique est en bonne voie de flamandisation. Les Flamands s’en donnent les moyens. Depuis longtemps déjà. Une fois encore, leur patience et leurs efforts viennent d’être récompensés.Ils attendaient ce moment depuis quatorze ans, c’est chose faite : tout qui détient un poste de  » management  » au sein de la fonction publique fédérale devra faire preuve de bilinguisme fonctionnel, réussite d’une épreuve linguistique à la clé.

En apprenant la nouvelle, la Flandre militante n’a pu contenir sa joie. Sur son site Internet, l’organe de presse flamingant Doorbraak salue l’avancée historique : c’est un vestige de l’antique politique linguistique à la belge qui s’effondre. Le principe de l’unilinguisme des agents de l’Etat, en vigueur depuis 1932, a vécu. Fini pour les francophones de snober le néerlandais pour prétendre faire carrière jusqu’au sommet.

Doorbraak savoure et décode :  » Trophée communautaire pour la N-VA.  » Et plume au chapeau de son ministre fédéral de la Fonction publique, Steven Vandeput, qui a su obtenir l’adhésion de ses pairs en conseil des ministres. Une formalité pour les partenaires N-VA, CD&V et Open VLD, acquis depuis toujours à cette vieille revendication du mouvement flamand. Un revirement assumé dans le chef du seul parti francophone de la suédoise, le MR. Qui a rompu le pacte de résistance scellé par les francophones à la mise en oeuvre d’une loi votée en… 2002, sous l’ère de la coalition arc-en-ciel Verhofstadt I, par le MR, le PS et Ecolo. Loi restée lettre morte, faute d’arrêté royal.

On croyait le communautaire banni des paroles et des actes au sein de la suédoise. Il avancerait donc, à pas feutrés, dans les allées des ministères. S’insinuerait un peu plus encore dans les rouages de l’appareil d’Etat. Là où la Flandre, qui a pour elle la loi du nombre, sait l’imposer avec brio. Cet Etat fédéral qu’elle partage encore avec les francophones lui réussit plutôt bien. Revue des troupes.

Fonctionnaires : 9 SUR 10 SOUS PAVILLON FLAMAND

Catherine De Bolle, la patronne néerlandophone de la police fédérale.
Catherine De Bolle, la patronne néerlandophone de la police fédérale.© DIETER TELEMANS/ID PHOTO AGENCY

Quatorze ministres fédéraux, sept néerlandophones et sept francophones (Premier ministre compris, asexué linguistiquement) : le compte est bon, l’équilibre parfait. Les partis flamands ont beau jouer à trois (N-VA – CD&V – Open VLD) contre un (le MR), la suédoise se conforme scrupuleusement à la parité linguistique. Compte non tenu de ses quatre secrétaires d’Etat, chasse gardée néerlandophone.

Sous la tutelle de ces ministres, oeuvrent des cohortes de fonctionnaires fédéraux. Dès l’entrée en scène de Michel I, le Gerfa (Groupe d’étude et de réforme de la fonction administrative) sortait le boulier compteur : 3 968 agents de l’Etat fédéral gérés par des ministres francophones (Premier ministre, Affaires étrangères, Budget, Classes moyennes et Intégration sociale, Energie- Environnement, Mobilité, Pensions), 51 889 fonctionnaires sous pavillon flamand (Finances, Justice, Intérieur, Défense, Affaires sociales et Santé, Fonction publique, Emploi, Economie, Coopération au développement, Politique scientifique).  » Soit un rapport de 92,9 % à 7,1 % « , commente alors le Gerfa. Des ministres à leurs compétences, en passant par le nombre de fonctionnaires soumis à leur autorité,  » les francophones sont réduits à la portion congrue « .

Top managers : LES FLAMANDS À 9 CONTRE 5

Georges Dallemagne (CDH), interpellé par une telle présence flamande aux fonctions dirigeantes.
Georges Dallemagne (CDH), interpellé par une telle présence flamande aux fonctions dirigeantes.© PHILIP REYNAERS/PHOTO NEWS

La tendance lourde penche de manière toujours aussi écrasante en faveur des dirigeants néerlandophones. Le curseur du tableau de bord réactualisé par le Gerfa oscille à peine. Le noir et le jaune se détachent nettement sur l’organigramme des présidents des quatorze services publics fédéraux (SPF) : neuf top managers néerlandophones, cinq francophones. Tant pis pour la parité linguistique (50 F – 50 N) exigée par la législation sur l’emploi des langues : elle s’est habituée à être bafouée.

Le dernier chamboulement enregistré dans les hautes sphères a réduit à néant la légère amélioration des positions francophones. Exit Laurent Ledoux (CDH), patron du SPF Mobilité parti sous d’autres cieux pour cause de clash avec son ex- ministre de tutelle Jacqueline Galant (MR), et remplacé ad interim depuis avril dernier par un néerlandophone, le directeur général du département de la Marine.

Quand il s’agit de combler une vacance temporaire de pouvoir, les Flamands sont toujours dispos. Outre la Mobilité provisoirement repassée sous pavillon flamand, le SPF Personnel Organisation que dirigeait le francophone Jacky Leroy, admis à la retraite en mai 2014, est confié aux mains expertes d’un autre patron intérimaire néerlandophone, Alfons Boon, lequel cumule la tâche avec la présidence du SPF Budget. Mais lorsque le numéro un du très stratégique bureau fédéral de recrutement Selor, le flamand MarcVan Hemelrijck, doit tirer prématurément sa révérence après treize ans de présidence, c’est un lieutenant issu du rôle linguistique néerlandais, Koen Verlinden, qui reprend le flambeau.

Pour peu que le provisoire s’éternise pour cause de blocage politique sur une nomination, le procédé de l’intérim a ceci de commode qu’il contrarie le rééquilibrage linguistique qui devrait s’imposer en faveur de titulaires francophones. Et ce n’est pas le modeste poste de direction de la chancellerie du Premier ministre, assumé à titre intérimaire depuis 2010 par la francophone Françoise Audag-Dechamps, qui suffit à démentir la propension flamande à truster les interrègnes.

Le principe de l’unilinguisme des agents de l’Etat, en vigueur depuis 1932, a vécu

Les statistiques à l’état brut ne disent pas tout. La puissance publique a ses catégories : les poids lourds y côtoient les mi-moyens et les poids légers.

Là encore, les Flamands sortent vainqueurs aux points. Dans leur escarcelle : les Finances, le Budget, la Santé, la Sécurité sociale, les Affaires étrangères. Sans oublier le Selor, passage obligé pour tout qui prétend accéder aux plus hautes fonctions publiques. Qui n’a pas connu d’autre patron que néerlandophone en quinze ans d’existence.

Face à un tel tableau de chasse, les francophones se partagent deux départements d’autorité conséquents, la Justice et l’Intérieur ; deux secteurs aux attributions passablement régionalisées, l’Economie et l’Emploi ; et la discrète présidence de la Chancellerie du Premier ministre, qui relève plutôt du strapontin. En poussant le vice jusqu’à soupeser l’importance stratégique des fonctions dirigeantes par un système de pondération bien à lui, le Gerfa calcule que les patrons francophones  » pèseraient  » 31 % dans l’organigramme public fédéral, les Flamands 69 %.

Le ministre de la Fonction publique, Steven Vandeput, lui aussi, sait compter. Différemment. Il suffit, pour  » enjoliver  » le bilan, d’élargir le périmètre de la comptabilisation, d’additionner fonctions dirigeantes et subalternes et de neutraliser les intérims, pour obtenir 49,1 % de francophones parmi les 257 mandataires prévus sur papier dans les SPF, les parastataux de la sécurité sociale et les organismes d’intérêt public. Une façon comme une autre de forcer le miracle : une quasi-parité linguistique.

Sécu : LES FLAMANDS À 10 CONTRE 6

Frank Robben, une concentration de pouvoir sur les banques de données sociales électroniques.
Frank Robben, une concentration de pouvoir sur les banques de données sociales électroniques.© FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

Un top de la sécu  » waar Vlamingen thuis zijn « . Sur seize directions de parastataux à vocation sociale, dix sont entre des mains flamandes. Et il y a du lourd dans la besace : l’ONSS, l’Inami, la Banque Carrefour de la sécurité sociale, la plate-forme électronique des données en soins de santé e-Health. La haute main nordiste sur la santé est patente.

Les francophones n’ont pas tout à fait tort de se sentir un peu minorisés dans le paysage, même s’ils mettent à profit la restructuration en cours au sein de la sécu pour se remplumer. Ils ont récupéré le domaine des pensions, longtemps sous intérim flamand, aujourd’hui dirigé par Sarah Scaillet. Pour le reste, ils se concentrent sur la niche fortement régionalisée de l’emploi, avec les directions de l’Onem et de la Capac. Et ils excellent dans le rôle de numéro deux, avec dix administrateurs généraux adjoints.

S’il faut donner un visage à l’emprise flamande, Frank Robben fera très bien l’affaire. Cet inconnu du grand public, formé à l’école de Jean-Luc Dehaene et de Luc Van den Bossche, affiche une carte de visite digne d’un Big Brother : responsable de la Banque Carrefour de la sécurité sociale, patron de e-Health, big boss de l’asbl Smals (plus de 1 000 employés) en charge de la gestion informatisée de tous les SPF Sécurité sociale et, en prime, un mandat à la commission de la vie privée. Cela fait beaucoup pour un seul homme. Trop pour Ecolo qui, depuis longtemps, s’inquiète vainement d’une telle concentration de pouvoir sur les banques de données sociales électroniques.

Sécuritaire : LES FLAMANDS À 5 CONTRE 2

Le lieutenant- général Compernol, chef de la Défense, et le ministre Steven Vandeput (N-VA) : l'armée sous ombrelle néerlandophone.
Le lieutenant- général Compernol, chef de la Défense, et le ministre Steven Vandeput (N-VA) : l’armée sous ombrelle néerlandophone.© JOAKEEM CARMANS

Créneau porteur s’il en est par les temps qui courent, il est aussi massivement investi par la Flandre. La sécurité et le renseignement belges carburent au  » made in Vlaanderen « . On le retrouve à la tête de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam – Paul Van Tigchelt), de la Sûreté de l’Etat (Jaak Raes), de la Sûreté militaire (général Eddy Testelmans), de la police fédérale (commissaire générale Catherine De Bolle, reconduite en toute discrétion pour cinq ans), du Centre pour la cybersécurité (colonel Miguel De Bruycker). Il ne reste que le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw et le directeur intérimaire du Centre de crise Alain Lefèvre pour apporter une modeste touche francophone à l’ensemble.

 » L’architecture de la sécurité en Belgique est hyperflamandisée « , s’effraie Georges Dallemagne. Le député fédéral CDH a fait le tour des popotes. Il avoue avoir parfois du mal à trouver encore des francophones qui comptent dans la salle. Et de charger la barque :  » La Défense, la Justice, l’Intérieur sont aux mains de ministres néerlandophones. La présidence des commissions parlementaires de la Défense, de l’Intérieur et des Achats militaires est assurée par des Flamands. Il en va de même des commissions spéciales ou d’enquête qui se penchent sur le terrorisme et les attentats de Bruxelles.  » La présidence de la commission de la justice par le MR Philippe Goffin, sauve l’honneur francophone.

Autour de la table du Conseil national de sécurité, où se rassemblent les détenteurs des fonctions d’autorité (sept ministres fédéraux et huit fonctionnaires de haut niveau), les Flamands ne sont pas qu’entre eux. Mais ils sont en force : deux fois plus nombreux que leurs collègues francophones.

Tout n’est pas perdu. L’armée, sévèrement pointée du doigt pour son haut commandement outrageusement flamand, poursuit un honorable rééquilibrage. Le dernier recensement, l’été passé, donnait 61 % de généraux néerlandophones (25) et 39 % d’étoilés issus du rôle linguistique français (14). L’objectif 60-40 assigné au sommet de la Grande Muette n’est plus une vue de l’esprit. Les francophones reviennent de loin mais viennent de louper la cerise sur le gâteau, le retour d’un chef de la Défense francophone. Le bâton de Chod, récemment transmis du général Van Caelenberge au général Compernol, reste dans le giron néerlandophone. Etait-ce trop demander ?

Hors frontières : LES FLAMANDS À 18 CONTRE 8

Paul Van Tigchelt, patron de l'Ocam, un des nombreux patrons flamands de l'appareil sécuritaire.
Paul Van Tigchelt, patron de l’Ocam, un des nombreux patrons flamands de l’appareil sécuritaire.© BART DEWAELE/ID PHOTO AGENCY

La Belgique soigne sa représentation à l’étranger, par sa présence dans les grandes enceintes aux quatre coins du monde. Les Flamands s’en chargent, nettement. Des Nations unies aux institutions européennes, de la Banque mondiale aux instances de la justice internationale, ils collectionnent 18 mandats, là où les francophones occupent 8 sièges. Georges Dallemagne est revenu  » édifié  » de son tour d’horizon.

Palais royal : LES FLAMANDS AU SOMMET

Le roi Philippe et son chef de cabinet Frans Van Daele : un entourage aux postes clés très néerlandophones.
Le roi Philippe et son chef de cabinet Frans Van Daele : un entourage aux postes clés très néerlandophones.© GEERT VANDEN WIJNGAERT/BELGAIMAGE

La Maison du roi a cessé de résister au chant des sirènes de la flamandisation. Elle règne sur les postes clés de l’entourage royal. Philippe de Belgique peut se reposer sur son chef de cabinet néerlandophone, le baron Frans Van Daele ; sur son secrétaire général néerlandophone, Pol De Witte ; sur son intendant néerlandophone de la liste civile, le lieutenant-général Noël De Bruyne. Sa Majesté n’en est pas à bouder les dignitaires issus du rôle linguistique français : le roi peut compter sur son directeur médias et communications, Pierre- Emmanuel De Bauw ; sur son chef de cabinet adjoint et conseiller diplomatique, Pierre Cartuyvels, étiqueté francophone quoique ancien bourgmestre CD&V de Landen ; et sur le chef de sa Maison militaire, incarné depuis peu par un général-major  » deux étoiles  » francophone en lieu et place d’un lieutenant-général  » quatre étoiles  » néerlandophone.

Ce casting n’a évidemment rien à voir avec la scolarité que la princesse Elisabeth suit intégralement dans l’enseignement néerlandophone, des études primaires aux secondaires. Ni avec sa plus grande aisance à s’exprimer en néerlandais qu’en français.

A quoi bon songer encore à démanteler un Etat s’il suffit de le flamandiser, jusqu’à sa future reine ?

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