
Kazakhgate: l’avocat général et le milliardaire
La transaction pénale élargie a-t-elle été votée en urgence, en juin 2011, pour Patokh Chodiev et ses associés ? La question taraude toujours la commission d’enquête parlementaire. La nouvelle audition, ce matin, de l’avocat général Patrick De Wolf qui a négocié cette transaction, tout en étant membre d’un cabinet ministériel, permettra-t-elle d’y voir plus clair ?
Patrick De Wolf est un acteur important du dossier Kazakhgate. C’est lui qui, au printemps 2011, a négocié la transaction pénale avec les avocats des trois milliardaires kazakhs, poursuivis depuis plus de dix ans dans l’affaire de corruption Tractebel. Mais, à l’époque, De Wolf avait également une autre casquette : celle de magistrat de liaison auprès du secrétaire d’Etat à la lutte contre la fraude, Carl Devlies (CD&V). Il connaissait le projet de transaction pénale élargie sur le bout des doigts, puisqu’il l’avait lui-même défendu dans le cadre du plan d’action 2008-2009 de Devlies, avant que ce projet ne soit bloqué notamment avec la chute du gouvernement Leterme II. Cette double casquette pose question, à la lumière de la chronologie judiciaire et parlementaire du Kazakhgate.
En effet, le 28 février 2011, la chambre du conseil de Bruxelles décide de renvoyer le trio kazakh devant un tribunal correctionnel, ce que Chodiev veut absolument éviter, car sa société est cotée à la bourse de Londres, très à cheval sur la gouvernance. Le même jour, Armand De Decker, qui fait partie de l’équipe d’avocats des Kazakhs, vient voir Patrick De Wolf et lui apprend la décision de la chambre du conseil. Il demande au magistrat si le parquet compte faire appel de cette décision, vu que le dossier risque la prescription ou, à tout le moins le dépassement du délai raisonnable. Or, les Kazakhs, eux, ne voulaient à aucun prix d’un procès public, même si la prescription se profilait à l’horizon. Et la justice, elle, ne pouvait raisonnablement prendre le risque d’un procès foireux. Bref, le parquet général a très rapidement fait appel. « On envisageait alors la suspension du prononcé, a dit De Wolf aux députés. On en a parlé même jusque début mars. »
Mais De Decker et De Wolf ont-ils aussi évoqué la possibilité d’une transaction pénale, déjà ce jour-là, alors que la transaction élargie venait à peine de rentrer dans le pipe-line parlementaire et était loin encore d’être votée ? Lors de sa première audition devant la commission d’enquête parlementaire, le 5 mai dernier, De Wolf a reconnu du bout des lèvres, comme il l’avait fait lorsque les enquêteurs judiciaires l’ont interrogé : « Je crois que j’ai signalé qu’il était possible qu’il y ait une évolution ». Mais il s’est défendu d’avoir commis un quelconque délit d’initié. « Ces informations étaient publiques », a-t-il souligné.
Il y a cependant plus interpellant. Lors de son interrogatoire judiciaire du 23 juillet 2015, Armand De Decker a évoqué une autre réunion dans le bureau du procureur général De Wolf : celle du 13 janvier 2011. A ce moment-là, le processus parlementaire concernant la transaction pénale élargie n’était pas encore enclenché… Mais, selon Armand De Decker, l’avocat général, qui était toujours magistrat de liaison chez Devlies, semblait bien au courant de ce qui se préparait.
Voici ce que raconte De Decker : « Lorsque je suis entré dans l’équipe d’avocats, j’avais moi-même parlé de la transaction pénale permettant d’aider nos clients. On m’a alors expliqué qu’en l’état de la loi, ce n’était pas possible. J’ai alors préconisé une rencontre au niveau du Parquet Général. J’ai pris personnellement contact avec le Procureur Général de le Court qui m’a annoncé que j’allais recevoir des nouvelles. Peu de temps après, mes confrères et moi-même avons été conviés à nous présenter chez l’avocat général Patrick De Wolf. Il s’agit de la rencontre du 13 janvier 2011. Nous lui avons exposé notre vision du dossier, à savoir que celui-ci pouvait être embarrassant tant pour nos clients que pour la Justice. C’est ainsi que Patrick De Wolf nous a appris l’imminence probable d’un élargissement de la transaction pénale. » Quant à la réunion du 18 février, De Decker explique : « Nous avons évoqué l’appel et ce en lien avec un amendement à la loi programme qui allait être déposé (Ndlr : le fameux amendement 18 portant sur la transaction, qui sera introduit à la Chambre le 2 mars 2011 et voté le 17). Monsieur l’avocat général avait été informé du dépôt de la proposition de loi en date du 8 février 2011, mais il savait également qu’un amendement allait être déposé dans le cadre de la loi-programme. »
Aux députés, De Wolf a assuré ne plus se souvenir de la réunion du 13 janvier. Idem aux enquêteurs : « Je ne me souviens plus, c’est possible. » De Decker, lui, est formel : il parle bien du 13 janvier 2011. Lors de son interrogatoire, Jonathan Biermann, qui a rejoint l’équipe des avocats le 23 janvier 2011, a confirmé : « J’ai appris qu’antérieurement à mon intervention, des réunions avaient eu lieu avec l’avocat général Patrick de Wolf et que ce dernier avait informé mes confrères que quelque chose allait changer dans le cadre de la législation sur la transaction. » Et aussi : « Patrick De Wolf nous avait appris qu’il était conseiller dans un cabinet ministériel et qu’il suivait ce dossier (Ndlr : transaction pénale élargie). »
Si De Decker et Biermann disent vrai, on n’est tout de même pas loin du délit d’initié, pour reprendre le terme choisi par De Wolf lui-même. Lors de la première audition de l’avocat général, les députés se sont surtout intéressés à la réunion du 18 février 2011. Celle du 13 janvier reste un mystère. A éclaircir, pour bien comprendre le jeu du parquet général dans cette drôle de pièce.
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