Quelles formes prendra le futur parquet spécialisé dans la criminalité financière et la corruption? L’institution judiciaire française du même nom pourrait servir d’exemple.
Tout commence avec une note du cabinet de Maxime Prévot (Les Engagés) qui décrit le projet de création d’un parquet financier belge. Dans ce document, le constat est édifiant, mais connu de longue date: «Trop d’affaires financières ne sont jamais jugées et s’éteignent pour cause de prescription des faits ou de dépassement du délai raisonnable. Seuls 5% à 6% de ces dossiers sont examinés.» Vous avez bien lu: 5% à 6%. Et «examinés» ne signifie pas «jugés». On imagine bien le sentiment d’impunité des criminels en col blanc ainsi que le manque à gagner de l’Etat qui, à terme, pourrait récupérer sans nul doute des centaines de millions d’euros dans ces affaires de corruption, de blanchiment, de fraude fiscale, d’escroquerie à la TVA… Le gouvernement escompte que, dès 2029, ce parquet spécialisé permettra de recouvrer 175 millions d’euros.
«Dès 2029, ce parquet spécialisé permettrait de recouvrir 175 millions d’euros.»
Pour l’instant, les contours de sa création sont encore flous. La note évoque dix magistrats qui seront affectés à la future institution et un renforcement assez substantiel des services policiers et administratifs spécifiques (ISI, OCRC, Ocdefo) qui ont été fort chamboulés et dégrevés ces dernières années. Pour le reste, une «nouvelle base juridique est nécessaire». En clair, on ne sait pas encore si cette institution sera intégrée au sein du parquet fédéral qui dispose déjà de magistrats aguerris en matière de criminalité économique et financière ou si elle deviendra un parquet distinct. Le modèle français, qui a fait beaucoup parlé de lui dans des affaires retentissantes, est régulièrement cité comme une source d’inspiration. Mais à quoi ressemble ce modèle? Et est-il aussi efficace qu’on le prétend?
Le Parquet national financier français (PNF) a fêté ses dix ans l’année dernière. Logés au 20e étage de l’impérieux bâtiment du tribunal de Paris, porte de Clichy, ses 20 magistrats croulent sous les dossiers. Début novembre, ils étaient en charge de 780 procédures en cours, ce qui, à deux mois de la fin de l’année, est déjà le record de 2023. Les procureurs de ce parquet phare travaillent en binôme pour mieux appréhender les dossiers complexes qui leur sont confiés et mieux affronter les suspects qui ont souvent les moyens de se payer les meilleurs avocats rompus aux manœuvres dilatoires pour épuiser les enquêtes. Depuis sa naissance, le PNF a lancé plus de 3.200 procédures et obtenu 530 condamnations dont la moitié pour fraude fiscale. En dix ans, il a permis de récupérer plus de douze milliards d’euros sous forme d’amendes, de saisies-confiscations, etc.
Airbus, Fillon et Netflix
Les plus gros trophées de son tableau de chasse sont impressionnants. Il y a cinq ans, dans le mégadossier de corruption internationale incriminant Airbus, l’avionneur européen a finalement payé une amende de plus 3,5 milliards d’euros, dont 2,1 milliards à la France. En 2019, le géant américain Google versait une peine pécuniaire de 500 millions, négociée avec le PNF pour «fraude fiscale aggravée et blanchiment en bande», et s’acquittait d’un rattrapage d’impôt d’une somme équivalente, soit un milliard au total. Le Parquet financier est aussi connu pour ses enquêtes qui visent des personnalités politiques. En septembre, ce sont trois de ses magistrats qui ont requis sept ans de prison et 300.000 euros d’astreinte dans le dossier libyen de Nicolas Sarkozy qui sera finalement condamné à cinq ans et passera 20 jours derrière les barreaux. Et dans l’affaire Bygmalion (fausses factures dans ses comptes de campagne), elle aussi traitée par le PNF, l’ancien président vient de voir sa peine de prison d’un an confirmée par la cour de cassation.
Ce sont encore des magistrats spécialisés de Clichy qui avaient enquêté dans l’affaire des emplois fictifs de l’ancien Premier ministre François Fillon dont la campagne présidentielle de 2017 avait alors déraillé. Aujourd’hui et depuis trois ans, le PNF s’intéresse à Netflix pour des faits potentiels de fraude fiscale aggravée et de blanchiment, en collaboration avec les autorités des Pays-Bas où se trouve le siège social de la plateforme de streaming. Il participe aussi activement à l’enquête internationale sur les CumCum, une mégafraude aux dividendes impliquant une douzaine de banques françaises et qui concerne aussi la Belgique. Les 20 magistrats du Parquet financier ont perquisitionné plusieurs de ces banques en 2023, dont BNP Paribas et HSBC. Les montants de ce pillage organisé des trésors publics de plusieurs Etats atteignent des dizaines de milliards d’euros.
Autre atout du Parquet financier français: le renforcement de la coopération pénale internationale, un mécanisme de plus en plus nécessaire dans les affaires financières dont les ramifications dépassant souvent les frontières d’un pays. Rien qu’en 2024, le PNF a reçu 110 demandes d’entraide d’autorités judiciaires d’autres Etats. Et depuis sa création, il en a transmis près de 900 auprès de 88 Etats différents. Certaines autorités étrangères sont plus sollicitées comme celles du Luxembourg, de la Suisse, de Monaco, Panama, Singapour, Hong Kong ou encore les Emirats arabes unis, connus pour leur opacité financière ou leurs facilités fiscales.
Les procédures ont explosé
On le voit, le bilan du Parquet national financier est plutôt positif. «Clairement, en nombre de procédures, cette institution a marqué une grande avancée dans la lutte anticorruption», reconnaît Jean-Philippe Foegle, de l’association Sherpa qui lutte contre les crimes économiques. Il faut dire que le PNF, dont la réputation est d’avoir été lancé à la suite de l’affaire Jérôme Cahuzac, cet ancien ministre socialiste condamné pour fraude fiscale, était surtout une réponse aux critiques de l’OCDE, des Etats-Unis et de Transparency International (TI) à l’égard de la France qui ne luttait pas du tout efficacement contre la corruption. Rappelons que, cette année, la Belgique a perdu quatre points dans le classement de TI et huit points par rapport à il y a dix ans, loin derrière le Luxembourg, les Pays-Bas ou l’Allemagne…
Chez Anticor, autre association de lutte contre la corruption, Elise Van Beneden, sa vice-présidente fait un constat positif: «Il est extrêmement important d’avoir des magistrats spécialisés dans ces matières complexes, dit-elle. Sinon, les enquêtes dorment et finissent souvent par s’éteindre.» Cela dit, et même s’ils n’étaient que dix en 2014, 20 magistrats, ce n’est pas énorme pour un pays comme la France. «D’autant que leur retour sur investissement est impressionnant, estime Elise Van Beneden. Consacrons 5% de ce qu’ils rapportent pour mieux financer le PNF et ils rapporteront plus encore.» Pire encore est la situation d’érosion des enquêteurs spécialisés (un air bien connu en Belgique aussi), en particulier les policiers de l’OCLCIFF (Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales) et de l’Onaf (Office national antifraude).
En regroupant ces deux services avec le PNF, on compte moins de 200 personnes. Par comparaison, le Serious Fraud Office britannique, qui exerce la fonction de parquet et de service d’enquête, en compte trois fois plus. «Si nous souffrons de cette situation au niveau policier, nous apprenons aussi à internaliser un certain nombre d’investigations, notamment grâce au travail de nos assistants spécialisés», détaille Bérénice Dinh, vice-procureure financier au PNF. Des assistants bien armés qui proviennent en partie de grandes banques ou des Big Four et qui cherchaient un autre sens à leur vie professionnelle, quitte à gagner moins.
Pour faciliter son travail et éviter d’interminables procédures judicaires qui peuvent se terminer en eau de boudin devant un tribunal, le PNF dispose de deux outils de justice négociée, solutions aux poursuites: la CJIP et la CRPC. Essentiellement pour les personnes morales (entreprises, associations, fondations…), la CJIP, ou convention judiciaire d’intérêt public, permet de négocier des amendes, sans reconnaissance de culpabilité. «Depuis 2017, où elles ont été prévues par la loi, 27 CJIP ont été signées, précise Bérénice Dinh. La première date d’octobre 2017 et concerne le dossier HSBC pour un montant de 158 millions d’euros d’amendes et 300 millions avec les indemnisations.» La CRPC, ou comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, s’applique, elle, aux personnes physiques, un peu à la manière du plaider coupable (plea bargain) anglo-saxon dont la mesure s’inspire.
Assez semblable à la transaction pénale version belge, cette procédure négociée, qui doit être homologuée par un juge du fond, permet d’infliger rapidement une peine à un auteur qui reconnaît les faits. Il s’agit souvent de fraude fiscale. Ces dernières années, dans les dossiers aboutis du PNF, on compte entre 20% et 40% de condamnations dans le cadre de CRPC. Celles-ci peuvent venir compléter une CJIP si le parquet décide, après avoir fait cracher une entreprise délinquante, de s’en prendre à ses dirigeants. «Dans les faits, cela arrive rarement, constate Jean-Philippe Foegle. Pour nous, trop d’affaires se soldent uniquement par une CJIP. Ce mode de justice négociée est insatisfaisant, car il ne laisse pas de place pour les victimes de la corruption. Les amendes ne sont pas toujours dissuasives et la procédure relativement opaque empêche la tenue d’un procès public exposant au grand jour les pratiques de certaines multinationales.»
«Il est extrêmement important d’avoir des magistrats spécialisés dans ces matières complexes.»
Indépendance, pas toujours
Même si le PNF parvient à faire condamner des pointures politiques, et non des moindres, son indépendance est parfois remise en cause. Le site d’investigation Médiapart a ainsi révélé, au fil des années, quelques dossiers interpellants, comme celui des «Rafale Papers», une affaire de commissions occultes avec l’Inde qui impliquait la firme Dassault et dans laquelle les noms de deux présidents, François Hollande et Emmanuel Macron, étaient cités. Le dossier a été classé, en 2019. «On ne peut tout de même pas tirer partout. Il faut bien peser les choses, préserver les intérêts de la France…», avait alors expliqué l’ex-patronne du PNF Eliane Houlette à Paris-Match. Autre dossier controversé: celui de la corruption de deux chefs d’Etat africains par Vincent Bolloré. L’industriel breton avait obtenu une amende tellement clémente à l’issue d’un plaider-coupable que celui-ci n’avait pas été validé par le tribunal…
Dans l’affaire d’Alexis Kohler, le secrétaire de l’Elysée, suspecté de prise illégale d’intérêt, a vu, en 2020, son dossier classé, à la suite de l’envoi d’une lettre envoyée par le président Emmanuel Macron au PNF. L’enquête a néanmoins été relancée à la faveur de nouveaux éléments troublants. «Le classement en 2020 avait abouti grâce à un changement du rapport d’enquête amputé d’une quinzaine de pages après l’intervention présidentielle, se souvient Elise Van Beneden. Ça fait tache… Et cela pose une fois de plus le problème du statut des magistrats du parquet en général. Il faudrait, une fois pour toutes, couper le cordon ombilical avec le ministère de la Justice, en enlevant le pouvoir que l’exécutif garde sur la carrière des magistrats. Car c’est un immense pouvoir.» Les choses ont tout de même évolué en France, depuis que le ministère ne peut plus envoyer des instructions dans des dossiers judiciaires individuels. En Belgique, depuis 25 ans, les magistrats sont nommés sur la base d’une liste de candidats soumise par le Conseil supérieur de la justice au roi dont l’arrêté est contresigné par le ministre de la Justice. C’est un garde-fou solide qui permet de mieux objectiver les nominations.
Le PNF, avec ses qualités et ses défauts, devrait inspirer le législateur belge pour la création du parquet financier à la belge. Un autre point sera sans doute abordé dans les débats: celui de donner le droit de se constituer partie civile à des associations de lutte contre la corruption qui sont agréées. Cet agrément est octroyé par le gouvernement. En France, Anticor, qui est impliqué dans des dizaines de procédures, s’était vu retirer le sien en 2023 et avait dû batailler durant des mois pour le récupérer l’an dernier. «Chez nous, la loi permet à une association de se constituer partie civile, éclaire Marc Beyens, directeur de Transparency International Belgium. Il faut que le juge vérifie si nos statuts nous permettent bien de le faire. Evidemment, avec un agrément, ce serait plus automatique, donc plus simple.» Les associations, qui reçoivent des informations de lanceurs d’alerte, sont à l’origine de bon nombre d’enquêtes.