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Glamourisation des criminels: pourquoi « les figures de monstre nous excitent »

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Des plateaux de télévision aux innombrables docufictions diffusés par les plateformes de streaming (Monster: The Jeffrey Dahmer Story, Le Serpent…), les grands criminels sont les stars du petit écran. Pour Laurent de Sutter, philosophe et professeur de théorie du droit à la VUB, si les films, séries et documentaires inspirés de personnages ayant commis des actes atroces séduisent tant, c’est parce qu’ils rappellent que l’abominable n’a pas sa place dans notre société.

Les médias franchissent-ils la ligne rouge en laissant les criminels s’exprimer librement sur les plateaux télé? Mi-février, Charles Sobhraj, alias « Le Serpent », dont Neflix retrace l’histoire dans la fiction qui porte le même nom, a accordé une interview à TF1 et à France2. Prétendant livrer « sa » vérité, il détaille avec aisance son mode opératoire et rejette les accusations de tueur en série.

Dans les médias anglo-saxons, il est assez habituel de tendre le micro aux criminels et de les faire participer aux documentaires dont ils font l’objet. Et ça cartonne. Une mise en lumière de ces “monstres” que dénoncent pourtant des proches de victimes et qui n’est pas sans poser question sur le plan éthique.

Laurent de Sutter, que trahit notre fascination pour les fictions inspirées de faits divers monstrueux?

La production télévisuelle a atteint un niveau surhumain. Cette démultiplication est avant tout quantitative car, du point de vue de la fascination qu’elle révèle, il n’y a rien de nouveau. Le procès étant depuis toujours un événement qui relève du théâtre, du spectacle. C’est la manière dont sont ritualisés publiquement une parole et un processus de raisonnement afin d’aboutir à une forme de résolution. Dans la Grèce antique, déjà, on pouvait trouver des discours relatifs à cette dimension narrative du procès, ainsi qu’une série de tragédies ou de comédies mettant en scène des procès. En réalité, les liens entre théâtre, fiction et procès sont aussi anciens que la littérature et le droit. Par ailleurs, pour que cette narration ait un sens, il faut qu’elle nous confronte à quelque chose qui est de l’ordre d’une impossibilité, et la figure du monstre vient soutenir cela. Dans la mythologie grecque, ce sont les affaires d’inceste ou de meurtre – susceptibles de remettre en cause l’ordre cosmique – qui doivent être réglées d’une manière ritualisée, procédurale. Pour que la vie puisse continuer et que la cité ne soit pas mise en danger par la survenance de ce que la société a rejeté.

La jouissance ayant toujours un rapport avec la mort, il est logique que les figures de monstre nous excitent.

On recherche l’effet cathartique?

C’est une dimension qui fait partie du spectacle, en effet, si on n’oublie pas, et c’est peut-être la grande leçon de la psychanalyse qui a donné une autre lecture de tous ces corpus anciens, que la catharsis est aussi une jouissance. La rencontre avec la figure du monstre, c’est aussi la rencontre avec une réalité dans laquelle la mort est toujours l’horizon. La jouissance ayant elle-même toujours un rapport avec la mort, il est logique que les figures de monstre nous excitent. Elles nous rappellent sur quel fil nous nous trouvons et le fait que ces systèmes, ces procès et ces rituels, permettent de nous en préserver… Mais comme nous ne sommes pas tout à fait certains qu’ils pourront nous protéger totalement, nous avons quand même un peu peur. Cela fait partie du plaisir qu’on y trouve.

Laurent de Sutter, philosophe et professeur de théorie du droit à la VUB.
Laurent de Sutter, philosophe et professeur de théorie du droit à la VUB. © dr

Est-on plus ouverts à la mise en récit d’affaires qui appartiennent au passé, où le monstre a été identifié et puni, comme celle de Jeffrey Dahmer, qu’à celles qui continuent de nous hanter, comme les Tueurs du Brabant?

L’idée du monstre a toujours trait à une sorte d’absolu qui élève la monstruosité à un niveau d’intensité radical. Le monstre n’est un monstre que s’il est absolument monstrueux et non un monstre à la petite semaine, qui n’intéresserait personne. Ces qualités-là, on peut les attribuer à n’importe quelle figure qui a existé en fonction des besoins du récit. Cette liberté d’adaptation peut d’ailleurs donner des moments révisionnistes… Dans Once Upon a Time… in Hollywood, par exemple, Quentin Tarantino rectifie l’histoire en cassant la gueule aux adeptes de Charles Manson d’une manière tellement violente qu’on ne sait plus très bien qui est le monstre dans l’histoire. Le rapport à la vérité historique est un rapport lâche puisque la question n’est pas celle de la vérité, mais celle de notre rapport ici et maintenant à l’absolument monstrueux. A la manière, aussi, dont nous créons une transaction avec tout ce que nous raconte cette monstruosité, puisqu’elle nous rappelle que nous vivons dans une société où le monstre n’a pas sa place.

L’ affaire Palmade passionne les foules. Parce qu’on s’étonne que les célébrités, supposément déconnectées de la réalité, puissent elles aussi commettre des actes terribles et qu’elles aient à en assumer les conséquences, comme n’importe quel quidam?

Cette division du monde que vous soulignez vise précisément à créer des monstres. C’est ce que l’anthropologie et l’histoire des religions ont mis en évidence. A la lecture de La Violence et le sacré (Grasset, 1972), de René Girard, on comprend que les chefs, ceux qui sont désignés rois et placés dans une sorte d’espace d’exception, se trouvent dans une situation sacrificielle. Ils sont soumis à notre regard et nous espérons qu’ils fassent un faux pas pour que nous puissions, d’une certaine manière, nous venger. La célébrité, tout comme le pouvoir, n’est pas nécessairement un cadeau. C’est déjà un lieu de para- monstruosité: on vous assigne une place dans un zoo. Si on regarde Hollywood et certaines de ses histoires lugubres, comme le procès pour violences de Johnny Depp, on constate que ces affaires sont pour nous la vérification de quelque chose qu’au fond on savait déjà, à savoir que si ces personnes sont si célèbres, si riches, etc. c’est parce qu’elles font déjà partie d’un univers d’horreur. Sinon nos vies à nous, banales et insignifiantes, deviennent insupportables. Il y a une forme de transaction libidinale: on vous donne de l’argent, de l’attention et la célébrité pour qu’à un moment, nous puissions jouir de votre chute.

Leur déchéance nous rassure?

Ces gens, parce qu’ils sont exceptionnels, peuvent aussi tomber dans l’exceptionnellement abominable. Mais l’exception fait qu’ils peuvent en général se soustraire à la règle. Or, ce qui nous importe, à nous, c’est qu’un certain ordre des choses soit respecté. Le théâtre du dérèglement n’a d’autre vocation que de revenir, au final, à la règle établie. S’il nous emportait tous dans un dérèglement général, on ignore ce qui se passerait. Et la grande psychose de toutes les sociétés, c’est la possibilité du désordre.

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